En voulant, à l’aide du discours anti-idéologique, démarquer le vide, le blanc, le creux du discours idéologique, on s’est masqué la vérité du discours idéologique qui est précisément d’être vide, blanc, creux – et de se penser en silence comme tel. En ce sens le discours anti-idéologique est, dans son principe même, exactement aussi vain que l’idéologie qu’il prétend renverser : une fois reconnu que l’idéologie recouvre un rien, l’inconséquence majeure est de vouloir effacer ce rien. Rien ne peut effacer rien. Ce qui caractérise ainsi finalement le discours anti-idéologique est, paradoxalement, une prise au sérieux de l’idéologie. On prend l’homme à la lettre : s’il dit que, c’est qu’il ne sait pas que, etc. Cette prise au sérieux de l’idéologie est caractéristique de l’idéologie ; mieux, elle est l’idéologie même. [...] C’est à partir de la reconnaissance de ce rien que divergent deux directions philosophiques qui ne se recroiseront jamais, caractérisées par une différence dans le mode de regard. Ou bien l’on considère que l’homme ne sait pas qu’il parle de riens – d’où la possibilité du discours anti-idéologique (qui, dans ce cas où l’hypothèse serait fausse, verserait nécessairement, on l’a vu, dans l’idéologie) ; d’où aussi, de manière plus générale, la possibilité de toute philosophie non tragique, c’est-à-dire de presque toutes les philosophies (en ce sens que l’exercice de la pensée se trouve, grâce à cette hypothèse, munie d’un programme : on pourra toujours s’occuper à détromper les hommes). Ou bien, on considère que l’homme sait qu’il parle de riens, à la faveur d’un savoir tragique qui n’est ni du parlé, ni de l’ "impensé" : il sait tout cela, même s’il ne lui arrive jamais de parler de ce savoir là. Or, le point de départ de la pensée tragique est précisément l’intuition de la vérité de cette seconde hypothèse : elle attribue d’instinct à l’homme la possession d’un savoir silencieux sur le rien de sa parole. D’où la vanité de toute entreprise anti-idéologique, et aussi, en un certain sens, de toute philosophie : l’éducation de l’homme étant, sur ce point fondamental, déjà faite.
Clément Rosset, Logique du pire
«L’ontologie de Clément Rosset apparaît, au premier abord, entièrement décevante. Elle parle de l’être mais n’établit que sa totale insignifiance. Il y a de l’être, ce point ne souffre plus de discussion, mais cet être n’a pas de message à délivrer. Il ne recèle aucun logos. Ainsi, il n’est guère "logique" qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, pas plus que cela n’est "illogique". Autant dire que l’objet de la quête de Heidegger, le "sens d’être", n’est pas, n’est rien, rien qu’une lubie dérisoire.» Jean Tellez, La joie et le tragique. Introduction à la pensée de Clément Rosset
Toute la pensée de Rosset est là : pour échapper au sentiment de mourir, les hommes regardent ailleurs, et préfèrent fuir ce qui existe pour adorer ce qui n’est pas. Exit donc toute approche "métaphysique" des choses, l’énigme du monde ne sera pas résolue, inutile donc de s’acharner dessus. Il n’y a rien, rien sauf le réel. Vivre est tout, et rien d’autre. Rosset fait le choix du tragique, dans le désespoir comme dans la joie comme il s’en explique dans la préface de La logique du pire :
Ce qui est décrit dans ce livre est une vision tragique, qu’on pourra considérer comme une sorte d’envers de la vision plotinienne : à l’extrémité opposée de la "simplicité du regard" – vision de l’Un –, une diversité du regard – vision du multiple qui, poussée à ses limites, devient aveugle, aboutissant à une sorte d’extase devant le hasard (qui n’est, paradoxalement, pas sans rapports peut-être avec l’extase de Plotin). La philosophie tragique est l’histoire de cette vision impossible, vision de rien – d’un rien qui ne signifie pas l’instance métaphysique nommée néant, mais plutôt le fait de voir rien que ce soit dans l’ordre du pensable et du désignable. Discours en marge, donc, qui ne se propose de livrer aucune vérité, mais seulement de décrire la manière la plus précise possible – d’où l’expression de "logique du pire" – ce que peut être, au spectacle du tragique et du hasard, cette "anti-extase" philosophique.