Celui qui chante l’Amour idéal ("minne"), nom donné aux troubadours d’outre-Rhin. N.d.é.

 

Je vais faire un poème vraiment sur rien

Je vais faire un poème vraiment sur rien :
Ce ne sera pas sur moi ni sur d’autres gens,
Ce ne sera pas sur l’amour, sur la jeunesse,
Ni sur rien d’autre,
Il vient d’être trouvé tandis que je dormais
Sur mon cheval.

Je ne sais pas à quelle heure je vins au jour :
Je ne suis ni allègre ni chagriné,
Je ne suis ni sauvage ni familier,
Et n’y puis rien :
Ainsi je fus de nuit doué par une fée
Sur un haut puy.

Je ne sais pas l’instant où j’ai pris mon sommeil,
Ni l’instant où je veille, à moins qu’on me le dise.
Peu s’en faut si mon cœur n’est pas parti
D’un deuil cruel ;
Mais voilà qui m’importe autant qu’un rien,
Par saint Martial !

Je suis malade et tremble de mourir,
Et je sais seulement ce que j’en entends dire ;
Un médecin je chercherai à mon plaisir,
Je n’en sais de pareil.
On est bon médecin quand on sait me guérir,
Non, si j’ai mal.

Une amie, j’en ai une, et je ne sais qui elle est,
Jamais je ne la vis, je le dis par ma foi ;
Elle ne m’a rien fait qui me plaise ou me pèse,
Ça m’est égal,
Car jamais il n’y eut ni Normand ni Français
Dans ma maison.

Jamais je ne la vis, pourtant je l’aime fort,
Jamais elle ne me fit un tort, ni mon droit,
Quand je ne la vois pas, m’en porté-je plus mal ?
Qu’importe un coq !
Car j’en connais une plus aimable et plus belle,
Et qui vaut mieux.

Je ne sais pas l’endroit où elle est établie,
Si c’est dans la montagne ou si c’est dans la plaine ;
Je n’ose pas dire le tort qu’elle m’a fait

Mais il m’importe,
Et je suis affecté qu’elle demeure ici
Quand je m’en vais.

Je l’ai fait ce poème, et je ne sais sur qui ;
Et je vais le faire parvenir à celui
Qui me le fera parvenir par autrui
Là vers l’Anjou,
Pour qu’il me fasse parvenir de son étui
La contre-clé.

Guillaume IX d’Aquitaine



Le livre d’Aliénor, sextine

Morte, allongée, Aliénor
Dans ses mains de gisante tient un livre
Je le regarde ouvert devant mes yeux
Appuyé sur deux doigts de chaque main
Mais si tout semble prêt pour la lecture
Sur les pages du livre il n’y a rien

Pas un seul mot n’est là, rien
Sur les pages du livre d’Aliénor
Étrange proposition de lecture
Que celle-là, pages blanches d’un livre
Que morte la lectrice eut dans ses mains
Mais qui n’offrent qu’un néant à ses yeux

J’observe de près ses yeux
Il me semble qu’ils ne regardent rien
Sous la violence des siècles la main
A perdu son pouce droit, Aliénor
Perpétuellement soutient son livre
Le regard ailleurs, pour quelle lecture ?

Décidées pour la lecture
Les pages grises de poussière, aux yeux
Vont-elles se remplir de signes ? Livre
Qu’un ange saurait à partir du rien
Emplir de lumière pour Aliénor
Et guider vers l’écriture sa main

On imagine sa main
Prête à la "tourne" des pages, lecture
De prières, de psaumes qu’Aliénor
Voulait voir toujours offerts à nos yeux
Où ce serait le poème du "rien"
Du "pur néant" recueilli en ce livre

Que chacun invente un livre
Qu’il le confie en pensée à ces mains
Qu’il y médite la leçon du rien,
De la mort terminable, et la lecture
En soit proposée silencieuse aux yeux
De la gisante en attente, Aliénor

Jacques Roubaud


Ce poème a été composé à la suite d’une visite à l’abbaye de Fontevraud en août 2013 où se trouve le gisant d’Aliénor d’Aquitaine, petite fille de Guillaume IX.