Je suis propriétaire de mon pouvoir, et Je le suis quand Je Me reconnais comme Unique. Dans l’Unique, le propriétaire lui-même retourne au néant créateur d’où il est né. Tout être supérieur au-dessus de Moi, que ce soit Dieu ou l’Histoire, affaiblit le sentiment de mon unicité et ne commence à pâlir que devant le soleil de cette conscience. Si Je fonde ma cause en Moi, l’unique, elle repose alors sur son créateur mortel et périssable, son créateur qui se consomme lui-même, et Je puis dire : «Je n’ai fondé Ma cause sur rien.»

Max Stirner, L’Unique et sa propriété

 

 

Où il est question de Max (Julien Hervier, Entretiens avec Ernst Jünger) :

Julien Hervier – Vous vous êtes déjà référé à plusieurs reprises à la position de l’anarque, qui joue également un grand rôle dans votre roman Eumeswil. Comment la définiriez-vous ?
 
Ernst Jünger – La meilleure définition passe encore par son rapport à l’anarchiste. Comme je vous le disais, l’anarchiste, contrairement au terroriste, est un homme qui pour l’essentiel a des intentions. Comme les révolutionnaires russes de l’époque tsariste, il veut par exemple dynamiter les monarques. Mais la plupart du temps, le coup revient sur lui au lieu de le servir, si bien qu’il finit souvent sous la hache du bourreau ou en vient à se suicider. Il arrive même, ce qui est nettement plus désagréable, que le terroriste qui s’en est tiré continue à vivre dans ses souvenirs ; éventuellement, il les fait même mettre en vitrine. Il est comme un homme qui a perdu ses dents.
L’anarque n’a pas de telles intentions. Il est beaucoup plus affermi en lui-même. L’état d’anarque est en fait l’état que chaque homme porte en lui. Il incarne plutôt le point de vue de Stirner, l’auteur de L’Unique et sa propriété, c’est-à-dire qu’il est l’unique. Stirner dit : «Rien ne l’emporte sur moi.» L’anarque, en fait, c’est l’homme naturel. Il n’est corrigé que par les résistances auxquelles il se heurte quand il souhaite étendre sa volonté plus loin que les circonstances générales ne le permettent. Dans son ambition de se réaliser, il rencontre forcément certaines limites ; mais si elles n’existaient pas, il aurait une expansion indéfinie ; c’est, par exemple, le destin des Césars, ou encore de l’enfant qui fait ce qu’il lui plaît. Il faut donc lui imposer des barrières.
L’anarque peut revêtir tous les déguisements. Il reste en n’importe quel endroit où il se trouve bien, mais si cela ne lui convient plus, il s’en va. Il peut, par exemple, travailler tranquillement derrière un guichet ou dans un bureau. Mais quand il le quitte le soir, il joue un tout autre rôle. Persuadé de sa propre indépendance intérieure, il peut même montrer une certaine bienveillance à l’égard du pouvoir en place. Il est comme Stirner, c’est un homme qui, à l’occasion, peut faire partie d’un groupe, entrer dans des liens de communauté avec une chose concrète ; fort peu avec des idées. L’anarchiste est souvent idéaliste ; lui, au contraire, est pragmatique. Il voit ce qui peut lui servir, à lui et au bien commun, mais il est fermé aux excès idéologiques. C’est en ce sens que je définis la position de l’anarque comme une attitude tout à fait naturelle. En premier lieu il y a l’homme, et son environnement vient ensuite. Telle est la position que je préfère actuellement.