Titre emprunté à un ouvrage de F. Nietzsche. N.d.é.

 

À la recherche d’un non-homme

Par lâcheté nous substituons au sentiment de notre rien le sentiment du rien. C’est que le rien général nous inquiète à peine : nous y voyons trop souvent une promesse, une absence fragmentaire, une impasse qui s’ouvre.
Pendant longtemps je me suis obstiné à chercher quelqu’un qui sût tout sur soi et sur autrui, un sage-démon, divinement clairvoyant. Chaque fois que je croyais l’avoir trouvé, il me fallait, après examen, déchanter : le nouvel élu possédait encore quelque tache, quelque point noir, je ne sais quel recoin d’inconscience ou de faiblesse qui le rabaissait au niveau des humains. Je percevais en lui des traces de désir et d’espoir ou quelque soupçon de regret. Son cynisme, manifestement, était incomplet. Quelle déception ! Et je poursuivais toujours ma quête, et toujours mes idoles du moment péchaient par quelque endroit : l’homme y était présent, caché, maquillé ou escamoté. Je finis par comprendre le despotisme de l’Espèce, et par ne plus rêver d’un non-homme, d’un monstre qui fût totalement pénétré de son rien. C’était folie que de le concevoir : il ne pouvait exister, la lucidité absolue étant incompatible avec la réalité des organes.

Emil Cioran, La tentation d’exister