Quand j’étais jeune, à moi-même je me disais :
Comme passe les jours, au jour le jour, et rien,
Non rien de réussi, voire d’envisagé !
Plus âgé, je déclare, en pareille amertume :
Comme, jour après jour, disparaissent les jours,
Sans rien de terminé, sans rien dans la visée !
Ainsi, devenu vieux, tout naturellement
Dirai-je, d’une voix et dans un sens pareils :
Un jour viendra le jour où désormais
Je ne dirai plus rien.
Qui ne fut et n’est rien ne dira rien.


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Rien de ce que je suis ne m’intéresse.
S’il existe au fond de mon cœur
Un je-ne-sais-quoi de pressé
C’est bien en vain que ça se hâte.

Rien de ce que je suis ne m’appartient.
Si j’existe où je me connais
Je-ne-sais-quoi fait pour me vaincre
Sans perdre de temps je l’oublie.

Rien de ce que je suis je ne serai.
Je rêve, et en mon être il n’est
Qu’un rêve de ce que j’aurai.
Sauf que je ne l’aurai jamais.


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Un seul moment
Sans être rien...
Une pensée
Sans se savoir...

Peu... Un hasard
De non-pensée,
Comme un retard
Pour se poser...

Rien... La légère
Indécision
Qui reste entière
Au fond du cœur.


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Sais-tu qui je suis ? Moi, je n’en sais rien.
Autrefois, lorsque le rien existait,
J’ai bien été le vassal et le roi.
Double est la douleur que j’endure.
Oui, deux douleurs m’ont accablé.

J’ai été tout ce qui peut exister.
Personne ne m’a demandé aumône ;
Alors juste entre le penser et l’être
J’ai senti la vie passer
Comme un fleuve son courant.


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Non, non : je ne veux rien, je ne vais rien vouloir.
Seul le silence, ignorant même sans nul doute
Que je ne suis ni ne veux rien, vient me donner
La sensation de ne rien désirer jamais.

Je sais bien : au jardins de quelqu’un sont des roses ;
Dans les hauteurs du ciel la lune brille bien ;
L’amour est toujours jeune, et le destin muet.
Mais non, je ne veux rien, puisque nier est tout.

 

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Un peu, un peu, un peu...
Seul sous le clair de lune
Je me crus un peu fou,
Un peu à retrouver...

C’était un labyrinthe
Qu’il fallait découvrir.
Je pense ou sens ? Qu’en sais-je ?
Dois-je avancer ou non ?

C’était une recherche...
C’était un grand fouillis
De hauts buis sous la lune
En ruelles de peur.

Là, après des détours
Conduisant sur les bords
(Que de rires fusaient
Des autres égarés !)

On arrivait au centre
Après bien des errances,
Des avancées trompeuses.
Au centre il n’y a rien.

Fernando Pessoa, Cancioneiro

 

Ce dont il s’agit pour Pessoa, c’est de multiplier les individualités afin de cerner chaque destin possible : «agir – voilà l’intelligence véritable. Je serai ce que je voudrai être. Mais il me faut vouloir être ce que je serai.» C’est ici que se situe l’impasse du poète incapable de trouver un accord entre vivre et exister, le «je sais que je ne sais rien» socratique au sein duquel l’homme doute de sa connaissance, devient chez Pessoa le «je ne sais même pas si je ne sais rien» qui pose la certitude du doute comme doute suprême.

D’après Adelino Braz, Nietzsche et Pessoa : la Métaphore du Semblant.