Me trouvant en voyage, je mangeais dans une auberge, ou plus exactement dans une baraque au bord de la route, où l’on jouait aux dés. En face de moi était assis un jeune homme de bonne mise, qui semblait un peu évaporé et qui, sans prendre garde aux gens, assis ou debout, qui se trouvaient là, mangeait son potage ; cependant, il jetait en l’air une cuillerée sur deux ou sur trois, la recevait à nouveau dans la cuiller et l’avalait tranquillement.

Ce qui fait de moi la singularité de ce rêve, c’est que j’y faisais ma remarque habituelle : que de pareilles choses ne peuvent être inventées, qu’il faut les voir (je veux dire que jamais un romancier n’aurait pareille idée) ; et pourtant je venais d’inventer cela à l’instant même.

A la table où l’on jouait aux dés se trouvait une grande femme maigre qui tricotait. Je lui demandais ce que l’on pouvait gagner. Elle dit : rien ! et lorsque je lui demandais si l’on pouvait perdre quelque chose, elle dit : non ! – Ce jeu me paraissait très important.

Georg-Christoph Lichtenberg, dernier songe noté avant sa mort.

 


Peu avant sa mort, Lichtenberg rêva qu’il entrait dans une auberge rustique. Un jeune homme y mangeait de la soupe, lançant parfois le liquide en l’air pour le rattraper dans sa cuillère. D’autres hommes jouaient aux dés ; non loin, une grande femme maigre tricotait. L. demanda à la femme ce qu’on pouvait gagner à ce jeu là. À la réponse : « rien », – il s’enquit alors de ce qu’on pouvait y perdre, et il reçut derechef la réponse : «rien». « J’en ai conclu que c’était là un jeu important », – commente L. – – : Oui, nous croyons important le jeu de la vie où nous n’avons au bout du compte rien à perdre ni à gagner ! Voici le terrifique mystère le plus intime de ce monde fantôme : Tout trime et trame, tend et tremble, espère et désespère, se réjouit et se désole pour quelque chose non seulement qui "est" théoriquement un rien, mais encore, pratiquement parlant, qui se paralyse EN NÉANT...

Ladislav Klíma, Le monde comme conscience et comme rien

 


Lichtenberg, spécialiste de l’aphorisme, mentionne dans l’un d’eux un "objet rien" : un couteau sans lame auquel manque le manche ; "objet rien" devenu depuis expression sous la forme du «couteau de Lichtenberg». Ce couteau qui existe sans exister semble une sorte de prolongation métaphorique matérielle (si l’on peut parler de "matériel" pour un tel objet !) de la question de Leibniz : «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?» (Principes de la nature et de la grâce)