Après quelque temps, toujours le "penser" s’arrête. Écrit, c’est ce qu’on appellera une pensée. C’est pourtant alors qu’il faudrait qu’elle soit continuée, mais il n’y a plus prise. Des abîmes de nescience la bordent, la précèdent, la suivent. D’inextricables contradictions, d’insurmontables incertitudes, enfin une impuissance totale. Si l’on insiste, des abîmes de rien. Des univers-rien. Il n’y a pas de pensée qui, continuée, n’aille ailleurs qu’à "rien". Alors à bout, incapable, comme craie noire sur un tableau noir, elle ne peut rien rendre, rien faire. L’univers impensé se défend. Encore très, très, très peu de ce qui est, est pensable.

Henri Michaux, Notes au lieu d’actes

 

L’écriture de l’expérience, la réflexion sur celle-ci, l’approfondissement d’une pensée conduit à l’expérience du rien. «Il n’y a pas de pensée qui, continuée, n’aille ailleurs qu’à "rien".» Toute parole, toute écriture, se confronte à une part d’impossible et se trouve trait de «craie noire sur un tableau noir». L’expérience, passée par le prisme du langage, devient nécessairement expérience du rien. Or l’expérience ne peut se passer du langage. Chez Michaux, l’expérience du rien précède tout et engage à aller voir ailleurs, à se déplacer, pour faire du petit manque un manque infini. De plus, les tentatives de rendre compte des expériences donnent lieu elles aussi à l’expérience du rien. Comme si ce que l’expérience et l’écriture de cette expérience apportaient était en définitive cette "posture", propre aux mystiques, qui consiste à dire, de toute manifestation de Dieu ou de l’ineffable, que ce n’est pas ça. Cela revient un peu au «même si c’est vrai, c’est faux» de Michaux.
Jean-Sébastien Trudel, L’expérience du rien chez Henri Michaux.