Soulier attaché avec de longues lanières devenu symbole des paysans insurgés de la fin du XVe et du début du XVIe. N.d.é.

 

Nous inscrivant en faux contre tout nihilisme creux et statique, nous tenons tout particulièrement à souligner que le Néant lui aussi est une catégorie utopique, bien que contre-utopique à l’extrême. Bien loin d’être un fondement "néantisant" ou de constituer en arrière-plan tout aussi "néantisant" (de telle sorte que le jour de l’Être gise entre deux nuits certaines) le Néant n’est – exactement comme l’utopique positif, c’est-à-dire le Foyer ou le Tout – "présent" que sous forme de possibilité objective. Il hante le processus du monde mais ne le supplante pas. Aucun des deux, ni le Rien, ni le Tout ne constitue encore une propriété utopique tranchée et n’offre encore la certitude d’une détermination finale arrêtée, menaçante ou comblante, dans le monde. De la même manière, le hic et nunc, cet éternel recommencement dans la proximité, est lui aussi une catégorie utopique, c’est même la plus centrale ; car contrairement à l’intervention anéantissante du Rien, à l’intervention illuminante du Tout, elle ne s’est même pas encore présentée ni dans le temps, ni dans l’espace. Bien au contraire, les contenus de cette proximité la plus immédiate fermentent encore tout entier au cœur de l’instant vécu, qui n’est autre que le nœud gordien du monde, l’énigme réelle du monde. La conscience utopique veut voir très loin, mais en fin de compte, ce n’est que pour mieux pénétrer l’obscurité toute proche du Vécu-dans-l’instant, au sein duquel tout ce qui existe est en mouvement tout en étant encore caché à soi-même. En d’autres termes : on a besoin de la longue vue la plus puissante, celle de la conscience utopique la plus aiguë, pour pénétrer la proximité la plus proche ; en tant qu’immédiateté la plus immédiate dans laquelle le noyau du Se-trouver et de l’Être-là (Da-Sein) gît encore, dans laquelle le nœud du mystère du monde est tout entier enfoui.

Ernst Bloch, Le Principe Espérance

 

«Je suis, nous sommes», ainsi commence L’esprit de l’utopie ; ce que cherche le jeune Bloch derrière le mot utopie c’est cette part de nous qui s’en est allé au sein de notre je. Mais il ne se pose pas en nostalgique d’un mythique Âge d’or, il se tourne vers l’avenir en considérant l’utopie comme centre du projet révolutionnaire, flirtant ainsi avec la tradition millénariste. Antimoderne, puisant dans un Moyen-Âge idéalisé comme un romantique du XIXe, il rêve d’une sorte d’apocalypse marxiste accouchant d’une communauté paysanne pieuse et chevaleresque. Non dogmatique (si, si!), de tendance libertaire (si, si!), plus ésotérique que religieux (on est d’accord), Bloch n’en finit pas de surprendre. Ainsi la figure de Thomas Münzer prendra pour lui valeur d’exemple ; en se rangeant derrière le prophète de la Guerre des paysans à la bannière ornée du godillot, Bloch en appelle à la révolte et à la destruction de ce qui est : pouvoir, autorité, savoir. Rien, il ne doit rien rester, étape nécessaire de la tabula rasa où justement le rien devient symbole d’espérance pour ceux qui ne possède déjà rien et qui finiront par ne croire en rien ; l’égalité suprême... pour quelques élus survivants.