Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit

Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit,
rien de ce tourment qui m’épuisait
comme la poésie qui portait mon âme,
rien de ces mille crépuscules, de ces mille miroirs
qui me précipiteront dans l’abîme.

Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit
que j’ai dû traverser à gué comme le fleuve
dont les âmes sont étranglées depuis longtemps par les mers,
et tu ne sais rien de cette formule magique
que notre Lune m’a révélée entre les branches mortes
comme un fruit du printemps.

Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit,
qui me chassait à travers les tombeaux de mon père,
qui me chassait à travers les forêts plus grandes que la terre,
qui m’apprenait à voir des soleils se lever et se coucher
dans les ténèbres malades de ma tâche journalière.

Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit,
du trouble qui tourmentait le mortier,
rien de Shakespeare et du crâne brillant
qui, comme la pierre, portait des cendres par millions,
qui roulait jusqu’aux blanches côtes,
au-delà de la guerre et de la pourriture avec des éclats de rire.

Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit,
car ton sommeil passait par les troncs fatigués
de cet automne, par le vent qui lavait tes pieds comme la neige.

Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer

 


Le névrosé imaginaire, tout comme le névrosé ordinaire d’ailleurs, supporte mal que les choses et les êtres lui résistent. Il ne veut pas se résigner à son incomplétude existentielle ni à ce que toute vie soit la perpétuelle leçon d’un échec ; il se cramponne à une illusoire toute-puissance et ne renoncerait pour rien au monde à sa quête d’absolu : il joue sa partition sur le mode du "tout ou rien" et swingue sur la musique de son néant en rêvant son existence plutôt que de la vivre.

Roland Jaccard, La tentation nihiliste