Comment je ne possède rien

Je regarde autour de moi. Ils possèdent tous –
Une amitié, un sourire, un baiser.
Je suis le seul dont les désirs se diluent,
Et même dans l’étreinte, je ne possède rien.

De loin en loin m’effleure la théorie
Des spasmes aux teintes rouille éructés ;
Ce sont des extases à me faire trembler,
Mais avant même de les sentir, se fige mon âme !

Je veux sentir. Je ne sais… Je me perds tout entier…
Je ne puis être moi, ni me lier à autrui :
Je manque d’égoïsme pour monter au ciel,
Je manque d’onction pour sombrer dans la vase.

Je ne suis l’ami de personne. Pour cela,
Il me faudrait d’abord posséder
Quelqu’un à estimer – homme ou femme,
Mais jamais je ne parviens à posséder !…

L’âme châtrée, inapte à me fixer,
Soir après soir en ma douleur je sombre…
Serais-je un émigré d’un autre monde
Inapte à sentir dans sa propre douleur ?…

Comme je la désire, celle qui passe dans la rue,
Agile, agreste, et faite pour l’amour !…
Ah, me mêler à sa nudité,
La boire en spasmes de couleur et d’harmonie !…

Je désire dans l’erreur… Si un jour elle était toute à moi,
Sans voile aucun, dans les débordements
De sa chair stylisée sous mon corps haletant,
Pas même ainsi – ô fièvre du désir ! – elle ne serait à moi…

Dans l’agonie seulement je pourrais vibrer
Sur son corps aux extases dorées,
Si j’étais ces seins là, révulsés,
Si j’étais ce sexe agglutinant…

Tout entier contre mon amour je me rue,
Même dans la victoire, je me vois en déroute :
Car, de sentir et d’être, il ne me restera
Que cette possession de rien où je me démène.

Mário de Sá-Carneiro

 


Toute sa vie Mário de Sá-Carneiro a le sentiment de ne rien posséder, non pas matériellement mais physiquement et existentiellement : un corps qu’il n’accepte pas et une confrontation compliquée avec le quotidien. Partant pour Paris tel un papillon vers une fleur, il n’y trouve pas la force qu’il espérait atteindre ; insatisfait, il s’enferme dans le doute et reste l’éternel inadapté au monde réel qu’il est : «Je ne crois pas en moi, je ne crois pas à mes études ; je ne crois en rien. Le temps passe malgré tout. Il faut en finir avec cette crainte ; aller suivre les cours – entrer dans la vie... mais de cela je ne serai jamais capable. Je suis un enfant qui sent qu’il ne cessera jamais de l’être» (Correspondance). Et l’enfant ne possède rien au monde...