L’unie, l’universalité, la versatilité des voies que de froids voyeurs mentaux appellent, ils pèlent, ils pèlent le fruit, donc pas besoin de mordre, de couper, de violer, de violemment pénétrer, tout cela, ils appellent tout cela inviolable, l’intout, le tout, l’intouchable, pour eux il n’y a vraiment rien à transpercer.
Leur monde est une boule ronde, lisse, purpure, aux bords innés, inabord, d’abord il est inabordable, pas de fissure où se fourrer, pas de voie pour y pénétrer, et puis, et puis, il se méfie de nous, tic tic, il est métaphysique, tic, le grand tout métaphysique.
C’était à mon tour de m’aimer, de me méfier de cette fille, de cette métafille métaphysique et ronde, c’était mon dé, mon défi et c’est ainsi, si si c’est ainsi que je me suis tour tourné d’un coup vers, que je me suis découvert devant la, devant les boas, devant les baobabs dés, déserts du dé, du désir, ces vols cancan de l’air en éruption comme de vrais comètes-êtres, comme de beaux boas-air en pleine érection dans une rue déserte, dans ce, danse danse baobab cancan, dans ce vol captif et gelé d’où sur sur surgit l’aimée méandre de l’an, de l’endroit, de l’androïde du geste toujours tour, la tourjour et nuit tourné vers la, vers la femme, vers la fa, la fameuse et obscène virginité universelle, mes deux mains ré réconcil cils réconciliées, amies et réconciliées sur la, sur l’obscène mitrailleuse de mes dix doigts comme la tour et la femme entremêlées au vol, tuez tuez au vol la tueuse, la muette, elle est là, tuez-là, voluptueusement mêlées la tour et la femme dans une vraie, un faux, une vraie folie, vraie folie-lit, dans une vraie folie de mutuelle pénétration.
Cette haine, oui, c’est ainsi que, et à l’insu de, que je me suis tourné d’un coup, en effet c’est d’un coup que j’ai fait tourner la tour, la tourmente, c’est ainsi, si, c’est ainsi que j’ai fait tourner la tour, la tourmente mentale vers le grand mythe du trou, et c’est comme un bol, comme un bolide précis que je me suis précipité vers le grand sein, vers le grand symbolisme mythique du trou, contre, contre le tout, contre tout le rien du tout, du tout de ce grand tout à transpercer.
Et les voies, les voiles qui dévoilent les voies vers le tout, c’est avec rien, c’est avec de simples trous, c’est par des simples trous vides troués dans le grand tout que je me suis violemment fourré dans le grand rien du tout plein qui est le grand tout universel.

Ghérasim Luca, Héros-limite


(Faire l’expérience de relire ce texte à voix haute)


Dans une lettre de juillet 1958, Ghérasim Luca écrit à Tilo Wenner, poète argentin et fondateur de la revue Ka-Ba, qui désire publier quelques uns de ses textes. Il lui demande notamment d’accompagner les traductions de leurs versions originales (Luca écrit en français) et évoque sa conception de l’écriture : « Ce n’est pas une préoccupation d’ordre "esthétique" qui me dicte cette exigence (vous pensez bien que la littérature constitue le dernier de mes soucis), l’écriture n’étant pour moi que le "support" – dans le sens alchimique du terme – d’une démarche analogue à la kabbale (une kabbale anarchique et athée, bien sûr, mais non moins rigoureuse que celle des mystiques du moyen-âge), chaque incursion dans la structure intime du mot devant marquer la transgression concrète d’un obstacle intérieur et l’ouverture d’une porte dans mon esprit. » On serait tenté d’ajouter "une kabbale du Rien" tant le poète retient de la tradition ésotérique la possibilité d’ouvrir le mot pour explorer des relations nouvelles et relancer le mouvement de signification. La valeur de la démarche réside dans le processus même de création, qui conserve de la mystique juive une extrême rigueur, mise au service de la déstabilisation des circuits habituels de la pensée, de la lecture et de l’écriture.

D’après un article de Sibylle Orlandi, " Gherasim Luca, Paul Celan : un au-delà de la langue dans la langue ? " Revue TRANS, 17 / 2014.