Un titre de l’album Kapital du groupe slovène Laibach. N.d.é.

 

L’expérience de la mort

Nous ne savons rien de ce départ qui ne partage rien
avec nous. Nous ne devons ni haine,
ni admiration, ni amour à cette mort, rien
qu’une bouchée de masque tragique

étrangement déformé. Le monde est rempli encore
de rôles que nous jouons.
Tant qu’il nous importe de plaire, la mort
jouera aussi son jeu même s’il ne plaît point.

Pourtant comme tu marchais, un rayon de réalité
pénétra sur la scène, à travers cette faille
par où tu t’en allais : vert d’un vert vrai,
du vrai soleil, une vraie forêt.

Nous continuons de jouer. Récitant, inquiets,
des choses apprises avec peine,
cueillant des visages d’ici, de là ; mais ta présence
si lointaine, arrachée à notre rôle,

peut nous surprendre parfois, comme une connaissance
qui sombre vers nous de cette réalité,
au point qu’un instant, emportés par l’élan,
nous jouons la vie, sans penser aux applaudissements.

Rainer Maria Rilke, Nouveaux poèmes

 

 

Comment encore reconnaître
ce que fut la douce vie ?
En contemplant peut-être
dans ma paume l’imagerie

de ces lignes et de ces rides
que l’on entretient
en fermant le vide
cette main de rien.

Rainer Maria Rilke, poème épars de langue française

 


Lou Andréas-Salomé, qui fut son amie et sa confidente, livre une considération intéressante concernant les rapports du poète avec la mort : «Il faut se garder du malentendu qui a trop souvent voulu réduire la poésie de Rilke à un faux romantisme : car son chant, dès l’origine, lorsqu’il soulignait la mortalité, pensait moins à la mort qu’à la vie, et la poésie représentait pour lui une réalité où elles ne font qu’un ; et parce que les choses vulgairement saines refusent de s’entendre dire qu’elles ont un peu à voir avec la mort, il ne fréquentait que celles qui en avaient déjà connaissance, parmi lesquelles il pouvait avancer sur la frontière où nos pauvres mots de "mort" et de "vie" parviennent à s’intervertir» (Rainer Maria Rilke). La poésie, par son langage propre, parvient ainsi à donner sens et à dépasser le point d’ancrage où s’arrête le langage commun, poursuivant dans ce vide que certains appelle Rien. La parole du poète, son chant, se fait alors respiration ; Rilke lui-même évoque «une haleine pour rien», un «souffle qui ne vous est rien» (Les Sonnets à Orphée) pour qualifier l’action mais il reste sans illusion quant à sa portée (Élégies de Duino) :


Car il n’est rien qui demeure, rien,
nulle part.