« - T’as dit quelque chose ?
- Non, rien…
- Ah, j’avais cru.
- C’est rien ! »

Pièce en un acte.
in Éloge de rien. anonyme

 

 

La courte notice biographique concernant F. Merdjanov reproduite au début des Analectes de rien est identique à celle du manuscrit original de l’ouvrage, daté de 2016, et montre le peu d’informations dont nous disposons sur l’auteur. S’il est vrai que les personnes les plus intéressantes sont celles que nous connaissons le moins, il nous semble néanmoins bienvenu de compléter cette biographie sommaire afin de mieux cerner le contexte propre à la naissance de toute grande œuvre. Le facteur déclenchant remonte à notre rencontre avec un certain B. Smotivni en Macédoine, lors de recherches que nous menions de manière transversale dans des domaines pourtant fort éloignés – en apparence – de l’archéologie politique et de la quantification du rien. Cette vieille personne, encore très alerte quand il s’agit de disserter sur le monde, nous parla alors longuement des Analectes de rien dont elle connaissait la moindre citation et nous, rien. L’utilité de rien étant le centre de ses préoccupations, nous parlions avec beaucoup de verve de choses plus futiles. Voire inutiles. Nous en avons discuté des nuits entières. Des veillées bavardes où les évidences vacillent, les mots s’enflamment, les corps s’échauffent dans un mouvement permanent où nier transfigure rien. Moments intenses où parfois se prennent de grandes décisions. B. Smotivni nous donna ainsi l’unique exemplaire en sa possession des Analectes de rien contre notre promesse de publier cette œuvre majeure de F. Merdjanov. Ce manuscrit lui avait été donné par F. Merdjanov en personne lors de leur seule et unique rencontre dans un petit village macédonien quelques jours auparavant. Nous avons fait le choix d’annexer à la présente édition la traduction d’un court texte dont nous tenterons plus loin de lever les incertitudes quant à son auteur et à la multiplicité de ses interprétations possibles. Nous n’avons jamais revu B. Smotivni. Unique source directe de nos connaissances actuelles à propos de F. Merdjanov, sans rien en savoir pour autant, il peut être considéré à juste titre comme l’initiateur de la protivophilie moderne dont nous sommes le seul spécialiste connu. Le terme est construit sur le radical slave protiv, que l’on pourrait transcrire par contre au sens «opposé à», et le radical grec phili par pour dans le sens «attiré par». Cette dialectique se moque d’un passé déjà révolu et refuse un futur qui ne se vit pas au présent. Et, quoi qu’en diront nos détracteurs, le présent, c’est maintenant ou jamais. D’autres options que le terme «protivophilie» s’offrent à nous, mais toutes ne permettent pas la finesse de la racine protiv. Et certaines existent déjà. La paraphilie, par exemple, définit, selon les spécialistes de la sexualité médicalisée, une propension aux déviances sexuelles en tout genre. Construite sur para avec le sens de proximité, de contact et non avec para au sens de contre, «opposé à». Ne pas confondre avec la parologie qui serait une science de la parole qui s’écoute parler, à mille lieux des pratiques de la protivophilie. Ni avec le paralogisme qui nous obligerait à lire de la philosophie pour savoir ce qu’il en est exactement. La nihilogie ou la nihilophilie – basées sur le radical nihil au sens de «rien» – ne sonnent pas très bien. Quant à la protivologie, elle risque d’inciter à une énième imposture scientiste, un savoir sur rien. La protivophilie n’est pas une foi ou une croyance, elle est une remise en cause permanente. La protivophilie n’est ni une science ni une théorie, elle est un doute persistant. À la grande question de savoir à quoi elle sert, le seul et unique protivophile – l’auteur de cet article – avance une réponse radicale : à rien. L’affirmation protivophile est que nous basons notre cause sur rien.

Nos différentes recherches effectuées sans relâche depuis notre rencontre macédonienne et nos nombreux travaux non encore publiés à ce jour ne comblent que quelques lacunes sur la vie et les écrits de F. Merdjanov.


I. Sa vie

 

Le développement fulgurant de la protivophilie dans la période séparant la première mention connue de F. Merdjanov et la publication de cette édition des Analectes de rien mettent en avant l’impossibilité d’en savoir beaucoup plus sur la vie de son auteur. Nous avons cependant beaucoup à en dire. Les études graphologiques montrent clairement les différences de réalisation entre le manuscrit proprement dit (le corps du texte) et la page contenant la courte notice biographique. Les tests quantiques confirment l’hypothèse de l’utilisation de deux encres dissemblables – une noire et une bleue. Cela n’invalide pas le contenu de la notice biographique mais nous permet de douter que rien n’est simple. De plus, la véracité de cette notice nous a été confirmée de vive voix par B. Smotivni. Dans ce domaine, ne doutons donc de rien. Naissance de FM à Nice en 1970. Cette petite ville est située dans le sud de la France et l’année 1970 est celle qui suit 1969. Qu’en dire de plus sans avoir à se livrer à de longs monologues inutiles ? Et s’il ne se passe rien, l’année 1970 devient exceptionnellement celle qui précède 1971. Sans vouloir généraliser outre mesure, nous pourrions émettre l’hypothèse que cela semble se passer souvent ainsi. Que ce soit par la médiocrité particulière de sa petite élite locale ou les joies de partager le sort de ses miséreux, Nice ne se distingue en rien d’une autre ville identique si ce n’est qu’elle est la seule ville de l’ancien comté de Nice à porter ce nom et à avoir une communauté russe en son sein. Une autre de ses singularités (finalement nombreuses) est d’avoir hébergé la plus petite communauté d’exilés macédoniens de l’ancien territoire du comté. Dans des temporalités historiques assez semblables à la communauté russe, les exilés de Macédoine s’installent dans la ville, fuyant des situations politiques féroces. À l’instar de la Genève de la fin du XIXème siècle où les plus radicaux de toutes les tendances révolutionnaires de Russie s’installent pour ourdir faits et gestes, Nice devient le centre politico-illusionniste des exilés macédoniens. Un obscur texte russe fait d’ailleurs mention de la «très dynamique communauté de macédoniens fiers de faire rien», mais aucun texte écrit directement par les intéressés ne nous est parvenu. De futures études devront être menées pour établir la véracité de ce document. Nous n’en avons pas les moyens techniques pour l’instant. Malgré nos recherches et nos études locales dans les archives départementales, nous n’avons pas mis en évidence la présence d’une quelconque communauté macédonienne. Un siècle et demi a suffi à faire disparaître tout héritage décelable, toute marque de la présence de cette communauté qui, finalement, n’a peut-être jamais existé – il s’agit simplement d’une supputation. Des travaux, non encore publiés, formulent l’hypothèse de l’influence de cette communauté – et donc de son existence – par l’empreinte laissée dans l’émergence d’une gastronomie locale et plus précisément sur la salade niçoise qui est une sorte de macédoine de légumes. La seule trace dont nous disposons est la présence, avérée par la notice, de F. Merdjanov à Nice pour y naître. En 1970. Dans une famille de nihilistes macédoniens précise cette même notice. L’emploi du terme «nihiliste» est assez troublant, surtout dans un contexte où tout veut souvent rien dire. Faut-il comprendre par nihiliste, qui est rien, qui ne veut rien, qui veut rien ou qui est pour rien ? La polysémie est source de confusion. À travers nos travaux, nous, protivophiles, tentons confusément d’y mettre du sens. Nos différentes hypothèses nous font penser que cela renvoie très certainement aux forts désordres sociaux et politiques que la Macédoine a connu dans cette période charnière de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. En effet, de nombreuses tendances politiques s’affrontaient alors à l’empire ottoman, mais aussi entre elles pour des visions du monde parfois très différentes, et la Macédoine était une véritable poudrière politique. Les techniques des «bombes macédoniennes» font alors sa réputation parmi les révolutionnaires qui leurs décernent le Nobel de l’efficacité. Mais pour autant, aucune de ces tendances n’est connue pour s’être auto-définie, paradoxalement, en affirmant radicalement une négation radicale en se disant nihiliste : ce qui reste une affirmation ! Comme n’importe qui, privé de nourriture et d’eau, un «nihiliste radical» ne survivrait pas plus de quatre jours ! Bien sûr l’historiographie classique ou les sciences politiques parlent d’insurrections et de destructions mais elles restent trop vagues. La protivophilie n’échappe pas aux limites imposées par les sciences spécialisées, et jusqu’à ce jour aucun groupe nihiliste macédonien ne doit être considéré comme historique tant que nous n’aurons pas de preuves plus «parlantes». Malgré cela cette hypothèse reste valable et défendable sous l’angle de la protivophilie : on n’a rien sans rien. Là encore nous pouvons placer quelques repères afin de mieux synthétiser les quelques données avérées à notre disposition : l’existence même des Analectes de rien, et plus particulièrement de la courte notice biographique, nous permet de croire que ce groupe macédonien de nihilistes a bien existé. La synthèse principale à retenir de cette démonstration est que F. Merdjanov est issu d’une famille de nihilistes macédoniens.

Personne – et pour cause – n’a encore émis l’idée sérieuse que la ville de Nice puisse finalement désigner la ville de Niš en Serbie ou celle d’Iznik (ex Nicée) en Turquie qui, elles aussi, hébergent possiblement une petite communauté macédonienne. Ce qui invaliderait partiellement nos recherches précédemment citées.

Des recherches contemporaines dans le domaine de la protivophilie nous permettent de poser comme évidente l’absence totale de mention de FM dans les fichiers de la ville de Nice entre 1970 et maintenant. Nous avons passé des heures à visionner tous les microfilms et à scruter les fichiers des cantines scolaires, des associations culturelles ou sportives, des établissements scolaires, des amicales diverses et variées sans ne jamais rien trouver. La seule nouveauté que nous ayons pu extraire de cette somme d’informations est la mention de l’emprunt d’un livre à la médiathèque municipale sous le nom de Merdjanof dans le courant des années 90. L’état du document ne permet pas plus d’interprétation pour le moment. Les entretiens menés avec l’ancienne employée communale attachée à la bibliothèque ne permettent de déterminer ni le titre ni l’auteur de ce livre. Sans autres indications, il nous est impossible de tirer une conclusion hâtive quant au fait qu’il puisse s’agir des deux mêmes personnes. Nous ne sommes pas sans ignorer les règles élémentaires de la linguistique qui consiste à substituer le v final par un f lors de la francisation d’un nom à consonance slave, mais, si Merdjanov ressemble à s’y méprendre à Merdjanof, nous ne pouvons que prendre de la distance avec tout ce qui a odeur d’illusion. La prudence est une attitude propre à chaque protivophile. Nous verrons brièvement dans un autre chapitre de cet article que la protivophilie a pourtant tenté de lever quelques voiles sur la nature du livre emprunté. Sachant que chaque personne est susceptible d’être en opposition directe avec l’environnement social et politique qui la contraint et donc de se heurter aux mécanismes de répression, la protivophilie nous incite à chercher aussi des informations auprès des archives et fichiers de la police et de la justice. Rien de surprenant à ce que FM ait pu être un jour confronté à cette réalité partagée par tant d’autres. Grâce aux outils télématiques, notre travail de recherche s’est fait à distance, nous tenant ainsi aussi éloignés que possible de toute proximité désagréable. Protivophile comme nous le sommes, rien n’est aussi glaçant qu’un commissariat ou une prison (si ce n’est une usine, une plage ou un métro). Aucune condamnation. Aucune trace dans les fichiers policiers et pénitentiaires, ce marquage social au fer rouge qui touche la plupart du temps l’univers prolétarien – et très occasionnellement celles et ceux qui s’en réclament. D’abord nominale, notre recherche s’est ensuite portée sur les motivations, les dates et les lieux. Dans les critères de recherche, pour la case motif, nous n’avons rien rentré et cela nous a renvoyé à une somme d’informations (pour l’instant inexploitable) concernant des incivilités en tout genre, du crachat poisseux à l’incendie volontaire, du vol prémédité au meurtre innocent, de la destruction acharnée au simple refus, voire à la désertion… Les croisements occasionnels avec d’autres disciplines nous permettent maintenant d’inclure des critères tel que «sans motif», «aucun», «inconnu», «?» et quelques autres encore. Ceci étend considérablement notre domaine de recherche sans faire perdre sa spécificité à la protivophilie. Des milliers et des milliers d’actes délictueux sont enregistrés dans ces fichiers tous les ans mais il ne nous est sérieusement pas possible de tous les attribuer à FM, même si des liens protivophiles semblent crédibles, même s’il nous serait plaisant d’imaginer qu’il en soit ainsi. Mais la protivophilie n’est pas une religion avec son cortège de prétendus faits miraculeux. La recrudescence ces dernières années de tags «rien» ou d’affiches n’en disant pas plus sur les murs de grands centres urbains ne doit pas non plus nous tromper et nous laisser penser que FM en serait l’auteur. N’inventons rien !

Plus méconnue encore que celle de F. Merdjanov, l’histoire familiale reste pour nous un grand mystère. Nous pouvons une fois de plus, sans risquer de nous tromper, affirmer que FM a dû avoir nécessairement deux géniteurs, et ainsi de suite en remontant son arbre généalogique. Si les moyens techniques de l’époque de ses parents permettent d’imaginer des méthodes alternatives de conception, ceux de ses grand-parents laissent plus songeurs. Bien que n’en sachant rien, la protivophilie permet bien entendu d’imaginer ou de reconstruire tout un pan de cette histoire familiale. Le mode de procréation ne présupposant pas le type de structure familiale, il est aisé pour nous d’envisager la possibilité d’une famille recomposée, hypothèse à développer. Si nous donnons un peu de profondeur historique à notre démarche, deux cas de figure doivent être posés. Dans le premier, l’histoire familiale s’inscrit profondément dans l’histoire d’une Macédoine qu’il a nécessairement fallu fuir, dans une temporalité située entre un avant et un maintenant. Le second consiste à supposer l’arrivée récente d’au moins un des deux géniteurs de FM afin qu’il y ait naissance à Nice en 1970, comme prévu par la notice biographique. Les contraintes biologiques tendent à favoriser l’hypothèse de la venue de la mère biologique – porteuse de l’enfant à venir – plutôt que celle du père biologique. Ceci implique que nous puissions être soit devant une situation de mère célibataire, soit de couple de type hétérosexuel si le géniteur – ou un autre – vit avec la génitrice ou partage l’élevage de l’enfant, soit dans la situation d’une femme homosexuelle, élevant son enfant seule ou avec sa compagne. Peut-être même pansexuelle ? Mais là encore la protivophilie ne nous permet pas d’aller plus loin que la simple conjecture. [Évidemment la possibilité d’une immaculée conception pour expliquer la naissance de FM est totalement hors de propos et relève des croyances populaires, non de la protivophilie.]

Quand la famille de F. Merdjanov est-elle arrivée à Nice ? Nous n’en savons strictement rien. S’impose maintenant à nous de vous livrer un peu de cette histoire macédonienne. La Macédoine a des particularités qui la distinguent des autres pays. Son nom d’abord, qu’elle est la seule à porter. Aucun autre pays de nom différent ne se désigne sous le même terme. Sa géographie et ses frontières la singularisent aussi des autres pays et lui offrent cette possibilité d’être l’unique pays à exister dans ce qu’elle considère être ses frontières. Il n’y en a pas d’autres au même endroit, ni ailleurs. Après avoir été baignée dans la foi d’un eldorado prolétarien à l’Est, la croyance populaire de l’existence de régions très prospères plus à l’ouest se revitalise en Macédoine. Comme dans les pays qui lui sont occidentaux. (Avec un regard parfois béat tourné vers ce grand et riche continent – encore plus à l’ouest – colonisé pendant la préhistoire par des migrants sibériens, puis recolonisé, et aujourd’hui habité par un mélange de populations dont une partie traite l’autre avec des relents d’apartheid de l’ex-régime prétorien). Des formes revisitées de nostalgie permanente perdurent pour des utopies fictives, passées ou futures, et des territoires perdus ou inaccessibles. Mais ces similitudes sont un trompe-l’œil. Car si certains s’inventent une île-continent disparue, perdue dans l’océan atlantique, où maintenant il n’y a rien, la Macédoine est seule à pouvoir prétendre à des liens archéologiques avec les prospères et antiques royaumes illyriens – à l’ouest de la Macédoine actuelle – mais qui, contrairement aux résultats d’une étude étymologique trop superficielle, ne sont pas des îliens. Le climat est typique d’une latitude semblable et n’est pas particulièrement pluvieux comme le laisse à penser le titre du docu-fiction Before The Rain, véritable macédoine ciné-anthropologique de désillusions. Pour le reste, la Macédoine est un pays comme les autres : ses frontières sont une chimère, son histoire nationale une mythologie, son pouvoir politique un rapport de domination et son organisation sociale une contrainte. Comme toute identité collective, la Macédoine est une illusion. Bien sûr, la Macédoine a connu des épisodes de son histoire qu’elle ne partage pas avec les autres pays, mais cela ne change rien. La France a-t-elle été secouée par des insurrections dans la vallée du Vardar en 1903 ou par les actions explosives des anarchistes bulgaro-macédoniens ? Non, bien évidemment car le Vardar ne coule pas en France et que ces dits anarchistes n’ont fait aucune action dans ce pays, mais la protivophilie nous pousse inlassablement à poser toutes les questions qui nous permettent de mieux contrer. «Se faire des illusions est un problème dans la mesure où, justement, il est question d’une illusion» pourrait être la devise simplifiée de la protivophilie telle que nous l’envisageons. Que vaut alors le qualificatif de macédonien appliqué à la famille nihiliste de FM ? Faisait-elle partie de l’un de ces innombrables groupes humains de la mosaïque macédonienne faite de proximités et de nuances, de connivences et d’oppressions ? Roms musulmans ou bulgaro-macédoniens ? Aroumains ou macédoniens ? En quoi est-elle macédonienne et quel sens cela a-t-il de la considérer telle ? Que cela nous apprend-il sur ses conditions sociales ? Notre approche protivophile apporte une réponse claire à ces questions. Rien. Ou pour le dire autrement, si cette dite famille n’est finalement pas macédonienne mais originaire d’une autre région, cela nous importe peu. Des travaux sont en cours afin de balayer toutes les autres possibilités mais l’ampleur de la tâche en retarde la restitution.

Ce ne sont pas les seules choses sur lesquelles nous ne savons rien à propos de F. Merdjanov. Quelle est par exemple la signification de ce «F.» placé juste avant Merdjanov ? Nous imaginons aisément cette lettre comme étant l’initiale du prénom mais il devient plus hasardeux de déterminer avec certitude les autres lettres de ce mystérieux et supposé prénom. Le réseau internet nous apprend que Merdjanov peut être un prénom porté par un petit nombre de personnes. B. Smotivni n’a jamais évoqué ce sujet en notre présence, pas plus que nous n’avons eu l’idée de lui demander. La possibilité que le genre puisse être réductible au prénom est hors du champ de la protivophilie et n’inclut donc pas la possibilité d’un sens à chercher dans le genre. Pour ne pas trahir le résultat de nos recherches, nous avons opté dans ce texte pour une alternance des formes masculines et féminines pour désigner F. Merdjanov. Notre emploi d’un masculin grammatical pour nommer le général ne sous-entend donc pas une « masculinité » de celles et ceux qu’il désigne, c’est une norme grammaticale, une contrainte langagière qu’il nous est difficile de contrecarrer même avec des artifices linguistiques. Conformément à son approche désillusionnée, la protivophilie n’a pas retenu les propositions de nouvelles normes : pari osé qui consiste à considérer la personne qui lit, une fois avertie, comme seule responsable de ce qu’elle veut y voir. La protivophilie naissante a cru déceler dans ce F mystérieux une référence aux dires d’un centenaire bulgare qui désigne sous le pseudonyme de Floresco l’un des auteurs du Catéchisme du Révolutionnaire lors de son passage en Macédoine, ce Serge Netchaiev dont ses détracteurs littéraires ou politiques ont fait une pauvre caricature, mélange de père-fouettard et de froideur militante. Et peut-être alors y voir un clin d’œil, une tentative de démythification. Un peu comme si nous avions appelé nos éditions du nom de sa compagne, Albertine Hottin. Rien de plus, car, bien loin de la protivophilie, un catéchisme, même révolutionnaire, n’en reste pas moins un catéchisme, avec sa martyrologie, ses oublis de soi et sa négation des autres. D’autres hypothèses protivophiles voient dans l’emploi de cette lettre «F» une simple convention dont le sens nous échappe permettant de précéder le nom Merdjanov. Sans omettre pour autant la possibilité d’une faute de frappe, ce qui, dans ce cas, complexifie la possibilité d’émettre une hypothèse. Même petite. Même pour le spécialiste de la protivophilie que nous sommes.

L’existence même des Analectes de rien montre que la supposée et réelle famille de nihilistes macédoniens de FM a su préserver ce qui la caractérise malgré les horreurs humaines du XXème siècle. Elle s’est battue contre les prophéties des faux aryens, affirmant sans doute son nihilisme jusqu’à diluer totalement ce qualificatif de macédonien. Elle s’est débattue contre les promesses des littérateurs, des utopiens et autres gentilés révolutionnariens, affinant sans doute son nihilisme jusqu’à le dissoudre dans ses dernières illusions. Ce processus est trop long à expliciter dans le cadre étroit du présent article. De telles données sont pour la protivophilie une somme de nouvelles questions. Si l’aspect communautaire n’est pas une réalité quotidienne pour FM, et que nous admettons pour autant qu’il n’est pas un individu véritablement isolé, il nous faut pouvoir déterminer la nature de son entourage. A-t-il des relations amicales et sociales autres que celles que l’on entretient habituellement avec un animal domestique ou une plante verte ? Qui sont ces personnes ? Sont-elles liées à l’apiculture ? Cette dernière question reste pour l’instant sans réponse. Les deux premières questions s’entremêlent, et résoudre directement la seconde – ce que nous allons faire – est une manière de répondre par l’affirmative à la première, et ainsi d’affirmer que FM est un être social comme les autres. Difficile sans verser dans les généralités, de déterminer les raisons des liens entre FM et ses proches et connaissances. Sans en savoir plus, nous pouvons en déduire qu’au moins un rien les unissait. Mais il est trop facile – pour les non-protivophiles – d’imaginer qu’ils puissent être algériens, équatoriens, nigériens, comoriens, libériens, salvadoriens, honduriens, ivoiriens, syriens ou singapouriens. Réduits à de pauvres catégories nationales ou régionales qui effacent les singularités et la complexité de chaque personne. La protivophilie ne reconnaît aucune catégorie généralisante et par conséquent ne se livre pas à ce genre de spéculation. Elle postule que FM – comme n’importe qui d’autre – a pu faire des rencontres sur des critères différents, ne s’arrêtant pas aux illusions partagées, refusant les classifications et les divisions artificielles, cherchant à multiplier les possibles et à en entrevoir les limites. Pour démentir l’expression populaire utilisée dans les régions à l’ouest de la Macédoine qui prétend que nous sommes «Tous dans le même bateau», nous affirmons sans ambages que ces familiers n’étaient sans doute pas des croisiéristes ou des plaisanciers, attachés au bateau, mais bien plutôt de ceux qui veulent le couler, des galériens. Ils sont les héritiers symboliques des Bateliers (Gemidžii en macédonien), ces jeunes anarchistes bulgaro-macédoniens qui en avril 1903 entamèrent une série d’actions explosives dans la grande métropole ottomane de Salonique par la destruction d’un cargo militaire français. Théorisé et mis en pratique par un célèbre littérateur français du XXème siècle et ses post-adeptes, le détournement «Un tricard sinon rien» [d’après une expression utilisée dans une grande ville portuaire à l’ouest de Nice] aurait pu parfaitement s’appliquer à ces hypothétiques proches de FM. Peut-être un de ces ramassis – selon le terme officiel – de bons-à-rien en qui la normalité ne voit rien de bon ? Sans doute vauriens. Une infinité de possibilités qui explose les cadres étroits des prédéfinis. Si nous devions nous éloigner temporairement de la protivophilie et accepter d’utiliser, du bout des lèvres, un langage qui n’est pas le nôtre, nous pourrions reconnaître l’existence d’une seule catégorie : terrien. Nous vous épargnons ici les blagues internes à la protivophilie gloussant sur le seul motif valable de cette acceptation, le jeu de mot facile avec «T’es rien».

Dans une vision plus déconcertante de la protivophilie, un rapprochement est tenté entre les deux étymons protiv et nihil. Mais ces flirts avec la linguistique ne sont pas toujours concluants en terme d’approches plus protivophiles. C’est sans doute aussi par glissement, qu’au fil de nos longues conversations avec B. Smotivni autour de F. Merdjanov, nous avons évoqué une histoire de voyage en Égypte, direction les sources du Ni[hi]l, en route pour le paradis (artificiel) rastafarien ! Par anticipation, nous pouvons d’ores et déjà refuser toutes les hypothèses linguistiques qui voudraient voir dans ce voyage une tentative d’installation à Bir Tawil («Puits Profond»), à la frontière entre l’Égypte et le Soudan, dans ce minuscule bout de territoire de 2000 km² qu’aucun des deux pays ne revendique : ce qu’une expression latine désigne sous le nom de terra nullius. Avec de tels raisonnements, il est aussi possible de s’imaginer FM en partance, via l’Égypte, pour les grands espaces désertiques sahariens ou arabiques. À la recherche d’une improbable oasis de solitude du nom de Walou («rien», en arabe maghrébin), coincée entre les dunes mouvantes de l’Azawad, ou de celle abritant l’énorme bibliothèque qui, partie de rien, s’est constituée razzia après razzia dans l’Est du désert libyque sous l’impulsion d’un érudit-guerrier-bédouin. À jamais disparue, la bibliothèque de ce touche-à-tout aurait pu compléter le recueil de FM. Ou encore, aux portes du désert de Rub al-Khali («Quart Vide») dans la péninsule arabique, sur les traces de survivances des musulmans qarmates qui, dix siècles plus tôt, dévastèrent et pillèrent la Mecque, instaurant une société prétendument égalitariste dans le nord-est de la péninsule et dont l’inspirateur aurait déclaré que Moïse, Jésus et Mahomet n’étaient que des imposteurs. Malgré des évidences linguistiques, des liens historiques possibles et les proximités géographiques – par méfiance protivophile – nous refusons de faire un lien direct entre ces qarmates et les actuels habitants du Qatar, les qataris, que certains nomment abusivement les qatariens. Nous sommes là encore dans l’illusion, celle qui confond le désert avec le rien : mais, tout comme les sciences mathématiques ou physiques, nous réaffirmons que presque rien n’est pas rien. [Sciences avec lesquelles pourtant nous ne partageons rien.] L’incongruité de tels périples et le peu de vraisemblance historique nous poussent à penser, d’une part que la mémoire n’est pas une source très fiable et que, d’autre part, les glissements linguistiques sont toujours des raccourcis pourvoyeurs d’illusions. Par conséquent, nous ne pouvons qu’évoquer ces faits, sans jamais, toutefois, les confirmer.

Les limites de notre démarche sont atteintes lorsque l’on tente d’en savoir plus sur le voyage de FM en 2016 lors duquel il rencontre B. Smotivni et lui donne le manuscrit des Analectes de rien. Ce que nous savons, nous le tenons de notre propre rencontre avec B. Smotivni, mais il fut alors peu disert sur le sujet. Des données aussi floues que «dans un petit village macédonien» ne sont pas suffisantes pour y voir plus clair. Nous ne nous étendrons pas là-dessus, un ouvrage spécifique consacré à cette problématique est en cours de préparation. Sur la question épineuse de sa présence sur les bords de la mer Noire, la protivophilie bute. Les plus astucieux nous font souvent remarquer que cette mer est pourtant facilement détectable sur la moindre mappemonde et que pour cela il suffit de regarder au nord – comme son nom l’indique dirait un spécialiste de l’empire ottoman – mais pour cela, évidemment, il faut être placé au sud de cette mer. Ce qui n’est pas le cas de la Macédoine pour qui la mer Noire est orientale. Mais ne nous éloignons pas du sujet qui reste de savoir la raison de ce choix. Seule une rencontre directe avec FM pourrait lever le voile. Le reste ne repose sur rien. Les choix et leurs absences sont d’une telle complexité, un véritable sac-de-nœuds, que même les calculateurs les plus puissants ne peuvent prétendre imaginer les multiples situations et interférences auxquelles chaque être humain est soumis. La protivophilie n’est pas une science extra-terrestre. Par conséquent, elle seule est en mesure d’affirmer que nous n’en saurons peut-être jamais rien.

De nouvelles méthodes de recherche s’imposent progressivement parmi la communauté très fermée des protivophiles. L’étude de texte est l’une de ces nouvelles méthodes qui ouvrent à une meilleure connaissance de rien. Nous allons donc nous concentrer sur le sens des textes choisis par FM pour faire les Analectes de rien, afin d’en dégager – c’est encore flou – un lien entre ce prétendu sens et ce qu’à pu être FM en tant que personne sociale. Vaste question à laquelle nous ne sommes pas en mesure d’apporter une quelconque réponse. Mais en couplant cette approche avec une recherche biographique nous pouvons d’ores et déjà établir quelques faits. Si, par exemple, nous remarquons que dans les Analectes de rien les quelques chansons mentionnées sont de périodes et de styles musicaux très différents, nous pouvons en conclure avec une quasi-certitude que FM doit en connaître d’autres. Lesquelles ? Ce nouveau champ d’études est pour le moment trop vaste et nécessiterait de mobiliser pour les prochaines années toutes nos équipes de recherche. Étant le seul protivophile, nous n’en avons pas les moyens financiers et humains.

Pour nous, la dernière question à se poser est l’authenticité de cette courte notice biographique. Nous sommes ici à la limite de la protivophilie, presque hors de ses champs conceptuels. Même si les tests approfondis ont confirmé l’utilisation de deux couleurs différentes entre le corps du texte et cette notice – voir plus haut –, la remise en cause de cette authenticité tendrait à valider l’argument que les deux écritures sont si différentes – l’une manuscrite, l’autre tapuscrite – qu’il pourrait s’agir de deux personnes distinctes. Avec ce raisonnement, l’hypothèse que FM ne soit pas l’auteur de sa propre notice biographique prend dangereusement forme. Si cela était le cas, il nous faudrait en déduire qu’il n’y a rien à en savoir. Et qui en serait l’auteur ?

Pour finir cette synthétique exégèse de la notice biographique, nous voudrions aborder la problématique et les difficultés de l’installation en apiculture pour des riverains de la mer Noire, mais par manque de place dans le présent ouvrage, il nous paraît plus opportun de rendre accessible ces travaux par le biais d’un site internet dédié. Actuellement en cours de réalisation.

 

II. Son œuvre

 

Exégèses poétiques

Il est toujours difficile pour un protivophile comme nous de parler poésie sans grimacer devant la complexité d’une telle approche. «Tout faire pour rimer à rien» pourrait être le sens d’une exégèse poétique dont le cœur, épuré, dénudé, nous renvoie à un essentiel : «Tout rime à rien». Ce petit poème anonyme et sans titre, trouvé lors de nos recherches, illustre parfaitement notre propos :

Tout faire rimer à rien.
Tout doit rimer à rien.
Tout peut rimer à rien.
Tout rime à rien.

Nous sommes ici dans l’épicentre de ce que nous appelons la «poétique merdjanovienne». Du moins ce que nous en imaginons car, à ce jour, aucun extrait des exégèses poétiques de FM – même très partiel – ne nous est parvenu. La seule mention connue est celle de la notice biographique présente sur le manuscrit des Analectes de rien qui nous a été remis.

 

L’égosolisme klímaïen et le matérialisme du rien

L’existence de L’égosolisme klímaïen et le matérialisme du rien pose des questions d’un autre ordre. Dans la notice, ce titre est en macédonien, ce qui nous incite à penser qu’il a été écrit en Macédoine. Peut-être dans le cadre de ses études universitaires de philosophie et de littérature dans ce pays ? Rien n’est moins sûr. Si aucune trace de FM n’apparaît dans l’ensemble des fichiers de l’éducation nationale française, nos demandes répétées auprès de son homologue macédonien sont pour le moment restées sans suite. Le problème majeur reste la traduction. La première partie du titre fait clairement référence au concept forgé par Ladislav Klíma et ne comporte aucune difficulté traductionnelle. La deuxième partie, par contre, offre son lot de difficultés. Faut-il traduire par «matérialisme du rien» ou par «matérialisme de rien» ? Le passage de la langue bulgaro-macédonienne au français permet ce léger glissement, cette nuance. L’inverse n’est pas vrai. Si nous avions suivi une traduction plus littérale, dans un glissement supplémentaire, nous aurions proposé «matérialité de rien». Là encore, le glissement de sens ne nous permet pas de rendre la complexité de l’intitulé, tout en restant plus juste que la proposition radicale de traduire par «matérialité du rien». La protivophilie est ici un outil indispensable. S’il y a matérialité du rien, il devient autre que du rien. Alors il n’est plus rien, il est autre. S’il y a matérialité de rien, de vraiment rien, autant dire que rien n’existe. Pas même sa matérialité. Les nombreux travaux entrepris pour résoudre cette problématique ont porté sur l’effet du sens attendu et l’effet du sens affectif. Sans entrer dans les détails d’une approche encore balbutiante, nous pouvons constater que nous avons fait un choix. Le «matérialisme du rien» se caractérise par son effet du sens provoqué et le «matérialisme de rien» par son effet du sens affectif. Commençons par ce dernier puisque nous avons décidé de ne pas le retenir. Cette proposition de traduction affirme une absence alors que tout est concerné par rien. Elle sonne bien à l’oreille dans sa construction grammaticale, mais son esthétique sonore est un piège dans lequel la protivophilie ne saurait tomber. C’est cela l’effet du sens affectif, une belle illusion grammatico-sonore qui n’incite pas au questionnement. Nous avons donc décidé de retenir la traduction de l’intitulé original sous la forme «matérialisme du rien». Ce choix s’explique par notre volonté de privilégier le sens profond plutôt que le sens superficiel, et par là même, de toujours chercher à favoriser une meilleure compréhension de ce qu’est rien. Cette construction grammaticale ne doit pas laisser penser qu’elle matérialise le rien en l’incluant dans une mécanique. Bien au contraire, elle nous indique qu’elle pose «matérialisme» contre «rien». Pas en opposition mais en proximité. L’expression «Être tout contre» a cette même polysémie évidente qu’en terme protivophile nous pourrions traduire par «Être pour rien» dans une forme oppositionnelle et par «Être à rien» dans une forme de proximité. Au delà d’une problématique franco-macédonienne, nous touchons là aux limites même des langages parlés et écrits, inaptes bien souvent à rendre la complexité des choses. Disons sans faille que le «du» est un simple artifice visant à garder une sorte de cohérence linguistique. Peut-être eût-il fallu que nous inventions pour cette occasion un nouveau signe, mélange entre le slash (/) et les deux points (:), pour mieux rendre la subtilité conceptuelle ? Mais alors se serait posée la question de la lecture de ce signe et de sa vocalisation, ce qui est loin d’être chose simple. Par sa construction et sa sonorité, le «matérialisme du rien» est la forme optimale pour l’effet de sens provoqué, l’interrogation. Un rien provocateur. Inutile d’y voir une forme d’extrême-orientalisme confondant le néant, le vide ou la vacuité de certaines religiosités d’Asie avec rien. Le vide n’est pas rien puisqu’il est vide. Ne mélangeons pas tout. Pour finir, nous voudrions revenir sur la première partie de l’intitulé. L’expression «égosolisme klímaïen» est une redondance qui se rapprocherait d’un «êtr’xistantisme merdjanovien». Le concept d’égosolisme est forgé par Klíma afin de se placer lui-même au centre de sa réflexion, aussi l’égosolisme ne peut-il être que klímaïen. Cette forme rhétorique accentue la conceptualisation sans pour autant donner la moindre information. Dans un écrit de FM, nous attendons que rien ne nous échappe. Si une fois de plus nous conceptualisons, certains diront à l’excès, la protivophilie ouvre des perspectives de compréhension plus subtiles. L’étymon protiv possède, nous l’avons vu, ce double sens de contre, opposition ou proximité. Appliqué à une analyse de l’intitulé nous pouvons avancer que la volonté de FM est d’associer les mots «égosolisme» et «klímaïen», les mettre contre, tout comme le sont les mots «matérialisme» et «rien», par l’intermédiaire de «du». De ce fait, la première partie de l’intitulé se retrouve contre la seconde partie, dans le sens d’une opposition en même temps que dans celui d’une proximité. Ce que marque le «et». Polysémie parfaitement rendue par l’intitulé. Le reste n’est que limite du langage pour conceptualiser. Par le choix d’un tel intitulé pour ses recherches, FM nous rappelle une fois de plus que rien n’est simple en philosophie ! Nous pourrons en dire plus lorsque nous aurons réussi à nous procurer un exemplaire, à le faire traduire, puis à le lire. Pour l’instant L’égosolisme klímaïen et le matérialisme du rien reste introuvable. De manière marginale, nous avons avancé que ce seul passage en macédonien pouvait être aussi la marque d’un début de traduction vers cette langue. S’il existe une édition en macédonien, y a-t-il eu plusieurs versions ? Un immense travail de recherche en Macédoine reste à faire.

Dans les paragraphes précédents consacrés à la vie de FM à Nice, nous avons mentionné l’existence de l’emprunt d’un livre au nom de Merdjanof à la médiathèque municipale. Sans en connaître ni le titre, ni l’auteur. Cette information est pour tout protivophile un sujet d’interrogation et de débats depuis toujours. La tâche est complexe tant le fonds de la bibliothèque est immense et le turn-over des livres important depuis 1970. Les hypothèses sont nombreuses et souvent fragiles. Dernièrement, une avancée majeure pour la protivophilie a été faite en posant la double hypothèse que ce Merdjanof et FM ne faisaient qu’une seule et même personne, et que ce fantomatique livre était un livre de Klíma. Lequel ? Personne n’est en mesure de le dire. La corrélation entre l’intitulé L’égosolisme klímaïen et le matérialisme du rien et l’hypothèse de la lecture d’au moins un livre de cet auteur n’est pas dénuée de sens. Nous sommes retournés récemment à Nice, lors d’un bref voyage d’études, afin de questionner de nouveau l’ancienne responsable de la bibliothèque de la ville. «Klíma, klimat, climat ? Non, ça me dit rien !» nous a-t-elle répondu.

 

Analectes de rien

Ce recueil est sans conteste l’œuvre majeure de FM, le texte le plus complet jamais réalisé par l’auteur. Pour le moins, il est le seul écrit qui nous soit parvenu à ce jour. Cette œuvre est écrite en français et ne contient aucun passage en macédonien, si ce n’est la mention de L’égosolisme klímaïen... dans la notice biographique (cf chap. préc.) S’ils parlent de rien, ces analectes réussissent toutefois le tour de force de regrouper plus de 180 auteurs différents répartis en autant d’entrées «thématiques». Cela ne nous a pas échappé que si les auteurs cités sont tous humains, l’écrasante majorité d’entre eux est de genre masculin – ce qui n’est pas le cas des entrées. Nous ne pouvons pour autant prêter des intentions sexistes à FM qui, comme tout un chacun, est contraint par son environnement sociétal et, par conséquent, ne peut échapper totalement à la misogynie de l’édition littéraire. Nous touchons une fois de plus à une des limites de la protivophilie.

L’étude du manuscrit original que nous possédons est d’une grande utilité pour mieux cerner la portée et la complexité de cet ouvrage. Ce manuscrit, outre la notice biographique, se compose de 199 pages dactylographiées non reliées. Aucune de ces pages n’est numérotée. Une étude poussée met en lumière l’inversion évidente de quelques pages. C’est par la simple logique que nous pouvons régler cela, sans même recourir à la protivophilie. S’il est aisé pour nous d’en replacer certaines, cet état de fait pose à la protivophilie le plus grand de ses défis. Qu’en est-il des autres ? Y a-t-il eu un autre sens à ces Analectes de rien, une manière différente d’agencer les pages entre elles ? Les pages ont-elles été mélangées ? Sciemment ou non ? Et par qui ? Hormis les retouches logiques sus-mentionnées, la présente édition respecte l’ordre des pages dans lequel le manuscrit nous a été confié. Ceci n’est pas vraiment un choix de notre part, mais s’avère être une forme de protivophilie appliquée. Si rien n’a de sens, il existe néanmoins de multiples façons de lui en donner. Extrapolons à partir de ce «Rien n’a de sens». En nominalisant le «Rien» nous sous-entendons l’introduction d’un article défini initial impliquant de nouveaux guillemets : «Le "rien n’a de sens"». Transformant ainsi l’idée en expression, au sens grammatical du terme. De plus, nous pouvons encore compléter la négation et en faire «Rien n’a pas de sens». Dans ce cas, l’indication principale est qu’il n’y a pas de sens à rien et que donc le reste est faux. En nominalisant une nouvelle fois nous sommes face à la formule «Le rien n’a pas de sens». De ce nouveau glissement nous pouvons entrevoir une volonté de réaffirmer radicalement l’omniprésence de rien. En effectuant un retour au «Rien n’a de sens» et en optant pour une approche jusqu’au-boutiste nous en extrayons l’étymon rien qui nous ramène inlassablement aux bases de la protivophilie. Que tirer de tout cela ? Rien. Malgré sa complexité, ce passage très technique de pure protivophilie nous paraît nécessaire afin d’éclaircir notre absence de choix quant à l’ordre des pages, et de souligner l’impossibilité conceptuelle d’y mettre du sens. Si nous en avions eu la possibilité technique, nous aurions opté pour la réalisation du présent ouvrage dans une version non reliée. Conformément au manuscrit. Nous espérons, par cette contrainte malgré nous choisie, ne pas changer le sens de notre démarche qui reste marquée par la volonté de ne pas vouloir lui en donner un. Les plus techniques d’entre les protivophiles ont tenté de penser un format plus adapté afin de rendre au mieux toute la complexité de cette œuvre majeure. Des pages pré-découpées facilement déplaçables ? Donc mélangeables si le lecteur décide d’en déplacer plusieurs. Des pages blanches ? Pré-découpées ou pas ? Et suffisamment de place pour en ajouter une bonne quantité. Cette situation aurait multiplié le nombre d’exemplaires uniques. Plus de chances qu’ils s’approchent ainsi de l’original complet ? Ou plus de possibilités que des pages se perdent, se froissent, se remplissent, finissent à la poubelle. Par choix ou par mégarde.

Cette volonté d’introduction de pages blanches ne vise pas un objectif particulier. Dans cette attitude humble, inhérente à la protivophilie, nous tentons d’introduire ce questionnement essentiel : En manque-t-il ? L’absence de reliure, de numérotation des pages et le mélange évident de quelques unes d’entre elles dans le manuscrit original permettent toutes les conjectures possibles. Nous ne sommes pas sans ignorer que de nombreux autres auteurs que ceux présents dans les Analectes de rien parlent de rien, sur rien ou pour rien. Il y a ceux que nous connaissons déjà et ceux dont nous ne connaissons rien. Ceux qui méprisent la protivophilie et les autres. D’évidence, pages perdues ou pas, ces analectes sont singuliers. Incomplets, pourrions nous dire. Mais peut-il en être autrement ? Loin de remettre en cause le travail fondamental de FM, la protivophilie s’acharne à dénier tout sens extérieur à une œuvre qui n’y prétend pas. Nous sommes en pleine «poétique merdjanovienne» diront les spécialistes. «Au cœur de rien» diront les poètes.

Si nous extrayons des Analectes de rien l’ensemble du corpus citationnel [la protivophilie utilise cette expression pour désigner les citations et extraits, ce qui représente environ 97,5 % de l’ouvrage], il nous reste très peu de matière pour étudier les textes attribuables directement à FM. Ces courts écrits se divisent en deux catégories – d’une part les quelques liens et commentaires entre chaque citation (non systématiques), et d’autre part la bio-nécrologie (systématique) des auteurs cités. Chacune remplit une fonction différente car elles ne sont pas construites identiquement. La première n’a aucun rôle fondamental quant à la bonne compréhension de la citation, ou plus généralement de l’ouvrage entier, elle ne sert souvent que de prétexte à une nouvelle citation. Si ce n’est de rares traits d’humour et d’humeur, cette catégorie de texte de FM n’apporte que peu de chose et remplit la fonction essentielle de mettre contre, au sens de proximité. Rien n’échappe à la protivophilie. L’autre catégorie est constituée uniquement d’une suite de courtes notices biographiques. Plus de 180 donc, qui partagent la plupart des caractéristiques de la première catégorie : prétexte et proximité. Et toujours ce petit trait d’humour et d’humeur. Limite inhérente à ce style, les bio-nécrologies regorgent de dates, la plupart indiquant celle de la naissance et de la mort. Un peu comme s’il ne s’était rien passé entre les deux ! Puis suivent un ou deux commentaires légers ou une citation de plus, coincés entre des choses aussi importantes que la mention d’un autre écrit ou d’un détail insignifiant – sauf pour la protivophilie – dans lesquels FM s’immisce pour y mettre sa touche. Ces bio-nécrologies nous en apprennent autant sur les auteurs cités que la notice biographique sur FM. Si, une nouvelle fois, nous extrayons ce qui n’est pas directement de FM de ces courts textes, il ne nous reste tout au plus qu’une poignée de mots pouvant lui être imputée – si on enlève les conjonctions et les articles. Tous ne servent pas pour chaque notice, et sont agencés différemment à chaque fois. Aucune notice ne ressemblant vraiment à une autre. Nous avons établi patiemment la liste complète de cette poignée de mots mais l’avancée de nos travaux ne permet pas encore d’en tirer des conclusions. Il semblerait qu’en l’état actuel de nos recherches, nous ne soyons pas en mesure de dire quoique ce soit de plus sur FM. Alors autant ne rien dire...

Afin de faciliter le décryptage de cette œuvre complexe par ceux qui ne sont pas aussi protivophiles que nous, nous avons ajouté des notes de l’éditeur [N.d.é.] – nous-mêmes – à chaque fois que cela nous a semblé nécessaire. Il est possible sans trop de difficultés de se passer de leur lecture car ces précisions n’apportent que peu de chose à la compréhension générale des Analectes de rien.

Lecteur attentif que nous sommes de l’œuvre de FM, il ne nous a pas échappé que le terme analecte a de multiples sens. Dans un des parlers grecs anciens, le verbe désignant l’action de choisir, de ramasser ou de recueillir a donné le terme analekta pour nommer les choses recueillies. L’emprunt de ce mot par le latin – devenu analecta – s’est doublé d’un glissement de sens. Depuis on appelle ainsi les esclaves chargés de glaner la nourriture qui tombe pendant les repas, puis les restes, et enfin de nettoyer l’espace-mangeoire des maîtres-esclavagistes. Un ramasse-miettes pré-industriel humain. Le terme analecte est resté dans la langue française standardisée sous différentes formes. Au pluriel, et par extension de la définition latine, analectes est synonyme de restes de repas, de miettes tombées à terre. Mais le sens donné par le grec ancien a aussi perduré en français. Ainsi, analecte est un terme littéraire pour désigner un recueil de textes d’un auteur donné. Un emploi au pluriel semble parfois utilisé dans le même sens. Il est aussi synonyme de «ramassis», dans un sens péjoratif. Plus généralement, analecte employé au pluriel permet d’insister sur le fait qu’un recueil de plusieurs auteurs est donc constitué de plusieurs analectes ; une macédoine de citations. Les dictionnaires ont gardé la trace de analecta mais son emploi est vieilli et peut sembler mystérieux par son orthographe peu commune dans la langue française. Nos travaux les plus récents ne nous permettent pas de comprendre le sens exact que FM a voulu donné à ce mot. Peut-être a-t-il été choisi pour cette polysémie plaisante, pour ses glissements possibles et ses débordements de sens. Peut-être aussi est-ce un clin d’œil de sa part à des amis grecs pour qui tout ce qui vient de Macédoine est… grec ? Écrit au pluriel, analectes renvoie de cette manière à tout cela en même temps : cueillette, choix, recueil, esclave, miette. Cinq mots qui, pêle-mêle, en disent long sur la condition humaine. Nous avons décidé de maintenir cette polysémie et de ne pas entreprendre de recherches dans ce sens afin de conserver l’esprit de FM. Sans y voir une source cynique forcément illusoire d’un «nihilisme macédonien» tout aussi illusoire, ni un adage protivophile, notre volonté de maintenir l’ambiguïté est portée par l’inscription antique retrouvée lors de fouilles archéologiques très récentes sur un site sumérien : «Naître esclave de tout. N’être esclave de rien».

 

Pseudos ?

Pour le protivophile que nous sommes, cette question est double. FM est-il le pseudonyme d’une personne encore plus inconnue qu’elle ? Est-ce son vrai nom et a-t-elle commis alors d’autres écrits sous d’autres pseudonymes ? La réponse à la première est très facile pour la protivophilie qui postule qu’il n’y a pas plus inconnue que FM et que par conséquent elle n’est pas un pseudonyme mais une personne en chair et en os. C’est d’ailleurs ce qu’indique sa courte notice biographique (cf préc.) qui la fait naître à Nice. En 1970. Quant à la seconde question, nous y répondrons en deux temps. Dans un premier temps, rappelons que nous venons de répondre par l’affirmative à la question de savoir si FM était son vrai nom. Dans un second temps, il nous semble judicieux de rappeler une évidence : nous n’avons aucun moyen d’en savoir plus sur le sujet car la protivophilie ne permet pas de répondre à tout, mais à rien.

Depuis que nous avons commencé nos recherches autour de FM et des Analectes de rien nous n’avons eu affaire qu’à deux cas intéressants sur lesquels nos travaux ont apporté un éclairage novateur. Pendant une très brève période de l’histoire récente de la protivophilie, il y eut la tentation d’attribuer à FM le court (pseudo-)poème ci-dessous, intitulé Rien résiste :

rien existe
rien n’existe
rien excite
rien, exit
rien ex shit
rien, ex Scythes
rien, ex hit

2&Rien

L’évidence de thèmes communs avec ceux de FM saute aux yeux, même pour le plus novice des protivophiles. Ce qui a attiré notre attention est la signature de ce court septain : 2&Rien. Nous avons d’abord cru y voir une sorte de formule mathématique déguisée où deux fois rien donnait rien. Un goût de signature. Mais le doute s’est immiscé lorsque nous nous sommes lancés dans l’étude du texte à proprement dit. Les trois derniers vers du septain nous sont apparus alors pour ce qu’ils sont : des ajouts inutiles afin de faire des rimes. «Comme dans le rap !» s’est excusé l’un d’entre nous. Ce brusque retour a débloqué notre regard pour enfin voir la réalité d’une signature dont le sens se modifiait devant nos yeux. Nous étions en présence d’un rappeur du nom de Tout (2 en anglais) & Rien et non de FM. La mégalomaniaque majuscule à rien aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. L’hypothèse a donc été définitivement écartée.

Peu nous chaut finalement que ce pseudo-poème soit de la chanson à texte, de la variet’ populaire, du hip-hop conscient, du post-punk macédonien, un hit international ou une toute autre soupe grammatico-sonore. L’important est de nous concentrer plutôt sur l’étude du texte reproduit en annexe dans la présente édition des Analectes de rien. Le choix d’inclure ce texte est le fruit de nombreuses discussions entre nous, de longs travaux de recherche et de moments de doute, mais il est surtout pour nous une manière de poser cette conclusion : nous pouvons, avec une quasi-certitude, l’attribuer à FM. Intitulé Le Tout, le Rien et sous-titré «Re-craché suprême et pratique, au minimum», c’est un texte dense, où rien est à son comble, où tout est abordé, sans que rien ne manque. Une véritable apologie de rien. Trop précis pour être un tract réducteur, trop long pour être une affiche classique. Devant une telle proximité avec ce qui nous ressemble, l’évidence est pour nous que seul FM pouvait en être l’auteur. Un acharné de rien, comme nous. Ce texte est arrivé jusqu’à nous par B. Smotivni. Glissée au hasard du manuscrit, nous avons découvert une feuille, pliée en quatre, sur laquelle il était imprimé. Au dos, écrite à la main et en français, figurait la note suivante : «Feuille individualiste. Tirage unique. Numéro unique (Jamais diffusé)». Les études graphologiques montrent clairement que cette écriture ressemble en tout point à celle utilisée dans la notice biographique du manuscrit original – en français – des Analectes de rien. Par contre, nous n’avons pu déterminer exactement si elle émanait d’une personne gauchère, ambidextre ou droitière (contrainte ?) et par conséquent du niveau d’oppression subi dans des sociétés où les normes sont établies pour et par des droitiers. Le texte n’est pas daté et rien dans son contenu ne permet de le faire. La seule illustration présente est une hache – peut-être une référence à cet outil que des révolutionnaires russes du XIXème siècle agitaient symboliquement ou littéralement pour terroriser les tyrans et exalter les exploités qui, contrairement aux premiers, se tuent à la tâche. L’état général du document ne permet pas d’avoir accès à l’intégralité du texte. Nous avons repéré les passages manquants ou illisibles par […] dans la version inédite reproduite dans cet ouvrage. L’ensemble du texte est écrit en macédonien. La traduction a été pour nous les protivophiles un long exercice physique et psychologique. Physique d’abord car il nous a fallu parcourir toutes les librairies spécialisées, de plusieurs villes, afin de collecter suffisamment de dictionnaires bilingues franco-macédoniens et de méthodes d’apprentissage rapide pour nous familiariser avec cette langue. Puis dans un second temps, nous nous sommes lancés dans cette œuvre colossale qui est de rendre au mieux la complexité du texte. Une épreuve psychologique, même pour un protivophile aguerri, un de ces éphémères moments au cours desquels nous pensons nous diriger vers plus de profondeur. S’illusionnant alors, dans ce présent extatique, de tout penser de rien, nous nous effondrons, devant l’évidence que finalement nous ne pouvons rien penser du tout. Au delà des évidentes difficultés de traduction, nous pensons avoir su garder l’esprit de ce texte, en respectant au mieux les subtilités de langage et les jeux de mots. La construction постојат-постоење en macédonien présente dans le texte peut être rendue en français par le néologisme composé êtr’xistant, restituant ainsi le rapport protivophile entre l’être, au sens d’individu singulier, et le fait d’exister. Traduire par être-étant ne nous a pas semblé pertinent car trop semblable phonétiquement au titre du libelle d’un philosophe bavard et abscons, intitulé Être et Temps, et qui semble traiter de problématiques proches. Sous une forme plus simpliste, mais dans une complexité langagière qui en fait une œuvre singulière, drôle et inutile, assez proche de la figure de style comico-littéraire appelée amphigouri, Ladislav Klíma a développé le concept de tout-étance pour exprimer ce rapport entre l’être et l’existence mais nous n’avons pas retenu cette option de traduction car il nous faudrait, pour la justifier, lire les œuvres de Klíma en macédonien afin de s’assurer que FM s’appuie précisément sur ce concept. Des travaux récents à partir de la version tchèque ne nous ont pas permis d’éclaircir un point qui peut s’avérer n’être finalement qu’une nouvelle impasse. Philosophique cette fois. La philosophie n’est pas un isthme vers la protivophilie et, dernière illusion des illusions, l’êtr’xistantisme, s’il devait prendre forme, ne devrait être que l’ultime -isme avant la protivophilie. «C’est ça ou rien !» conclurait une philosophie de l’amphigourisme ! La question de la restitution du ton est encore en discussion entre nous. Pour l’instant nous avons opté pour une certaine véhémence, une colère non dissimulée mais, encore une fois, les traductions ne sont que trahisons. Peut-être eût-il mieux valu pointer ses accents destructifs et joyeux ? Ses penchants déicides et vengeurs ? Ses névroses bienfaitrices et ses envies d’être contre ? Ou tout simplement ses envies violentes et apaisées de rien. Bien que nous soyons contre, cet écrit majeur de la protivophilie peut être considéré à juste titre comme son acte fondateur. Notre niveau général en macédonien nous fait accepter facilement, en bon protivophile, toutes les interprétations possibles qui peuvent se dessiner. Nous pensons fournir par la suite plusieurs traductions selon les différents types de dictionnaires et les méthodes de langue déjà à notre disposition. Une donation récente nous a permis d’acquérir des dictionnaires macédoniens en macédonien et d’entrevoir cette idée folle d’ouvrir une bibliothèque consacrée à cette langue. Son but unique serait de collecter tous les dictionnaires, anciens et actuels, en macédonien avec pour seul critère qu’ils soient différents entre eux, même d’un rien, dans les définitions données aux mots pour permettre d’autres interprétations – plus fines ? – du texte Le Tout, le Rien. Particularismes linguistiques locaux compris. Modernes que nous sommes, nous pensons à un financement participatif.

Nos travaux quant à la création d’un signe particulier, un peu comme l’esperluette &, entre le slash et les deux points pour exprimer le rapport protivophile entre deux choses n’ayant pas encore abouti, nous avons préféré conserver la virgule entre «le Tout» et «le Rien», comme dans la version originale en macédonien. Nous avons en cela suivi les recommandations des traducteurs «traditionnels» – sans aucune formation protivophile – espérant ne pas avoir trahi FM. En l’absence de texte sur la signification exacte de la virgule, écrit de sa main même, nous ne pouvons lui en prêter une. C’est par contre avec une audace qui dément la traditionnelle prudence protivophile que nous avons préféré «êtr’xistant» à «être-existant», anticipant ainsi nos futurs travaux contradictoires sur le sujet.

Une étude approfondie de ce papier, plié en quatre, met en évidence la présence de quatre minuscules trous, placés à quelques millimètres de chacun des quatre coins de la feuille. Nous émettons l’hypothèse qu’il s’agisse d’anciennes marques de punaises. La présence de légères traces en forme de cercle va dans ce sens. Tout comme les résidus de peinture sur le verso. Si l’on s’en tient à l’indication «Feuille individualiste. Tirage unique. Numéro unique (Jamais diffusé)», il nous est difficile d’en tirer des conclusions définitives. Toutes les ressources de la protivophilie doivent être mobilisées, et bien au-delà, pour penser l’histoire de ce texte et de son support papier. Les quatre punaises et la peinture laissent entrevoir la possibilité d’un accrochage mural. À Nice ? Dans quel but ? Si l’indication qu’il s’agisse d’une feuille individualiste, à tirage et numéro unique, et de plus jamais diffusée, est vraie, la protivophilie postule que le texte s’adresse donc à son propre rédacteur, qu’il n’existe pas d’autres versions, ni projets d’autres versions, et qu’en plus personne ne l’a jamais lu. Sauf son rédacteur, évidemment. Ces indications précieuses, combinées aux résultats de nos conclusions sur les minuscules trous, bousculent la communauté protivophile. Et s’il s’agissait d’une sorte de grand pense-bête mural ? Une sorte d’auto-invitation permanente, affichée sur les murs de chez soi, à ne pas sombrer dans le sens des illusions et l’illusoire des sens. Une affiche de propagande pour soi-même selon FM ? Une auto-analyse permanente, sans médiateur entre soi et l’extérieur. Nous avons voulu respecter ce choix de l’anonymat en n’imposant pas sa signature à la fin du texte Le Tout, le Rien. Sans paradoxe, pas de protivophilie ! L’analyse quantique des traces de peinture et du papier a permis de révéler une présence, multiple, de déchets organiques humains. Les marques d’un univers toujours un peu humide, de nombreuses traces de doigts, des taches mal identifiées, des morceaux déchirés, des bouts griffonnés et des poussières un peu collantes trahissent un séjour prolongé dans des toilettes. Être un temps entre les murs de toilettes est un moment de pleine solitude, de seule plénitude, lors duquel nous pensons – à tort – ne rien faire. L’espèce humaine vue comme fabrique à excréments dans le cadre d’un écosystème plus vaste dans lequel elle s’inclut. La présente édition des Analectes de rien y a toute sa place. Dans la tragédie humaine ou dans les toilettes. Une forme de retour.

 

Pseudo-

Nous voulons terminer ce long avant-propos à la présente édition de Analectes de rien en évoquant les quelques théories fallacieuses qui pourraient naître après sa publication. Nous étant acharnés à démontrer dans les pages précédentes l’existence historique de FM à travers tout ce que nous en savons, nous rejetons par avance les hypothèses qui affirmeront que FM est un pseudonyme et que par conséquent il y aurait un sens caché à découvrir. Admettre que FM ne soit pas une personne existante, réelle, ouvre des perspectives très éloignées de la protivophilie. Ainsi le manuscrit des Analectes de rien pourrait à ce compte être aussi la résultante d’une collecte patiente d’écrits sur rien, à travers les siècles, de génération en génération, par des nihilistes macédoniens. Imaginons. Le manuscrit voyage de Macédoine à Nice, par les Balkans, les mers déchaînées et les désillusions politiques, s’augmentant sans cesse de nouvelles citations. Longue et périlleuse traversée qui connût sans doute son lot de sang et de joie. Dans ce scénario, FM est une signature collective dont le sens nous échappe encore. Et celui qui se cache derrière cette identité, rien de plus qu’un continuateur. Avec ces raisonnements absurdes, nous pouvons aussi imaginer que ce recueil de citations ait été effectué au fur et à mesure de son écriture par les auteurs cités eux-mêmes. Ceci fait des Analectes de rien une œuvre entamée dans l’antiquité, écrite pendant des siècles, puis arrivée jusqu’à nous par des méandres inconnus, grâce à l’intervention indispensable de troubadours balkaniques ou de bandits-paysans khaïdoutsi tant chantés par les poètes-révolutionnaires macédoniens ! Et pourquoi pas le messie tant que nous sommes dans l’irréel ? Les Analectes de rien se transfigurent alors en livre saint, une parole divine dont FM n’est que le prophète, le prête-nom d’une nouvelle foi, comme toujours ridicule. La base obscure de croyances qui transforment la réalité en faux espoirs et font du présent une tombe à ciel ouvert. Une vérité immuable. Les spéculations théologiques autour de rien ne sont que des versions maintes fois ressassées d’histoires à dormir debout. La protivophilie évacue la question de dieu, inutilité humaine qui persiste à affirmer et à incarner une omniprésence, une omnipotence et une omniscience. Une vision très éloignée des prétentions de la protivophilie à rien. L’illusion n’est pas de notre ressort, nous avons déjà eu l’occasion de le préciser… Inutile de s’évertuer à tuer dieu, car il n’existe pas. Le même raisonnement est applicable avec le Père Noël ou le dahu. À deux doigts d’être en pleine science-fiction, pourquoi ne pas partir dans des histoires de failles temporalo-spatiales ou de machines surpuissantes, inimaginables – et éventuellement d’origine extra-terrestre – qui transporteraient FM à travers le temps et l’espace pour que se réalise une recension directement auprès des auteurs qui sont peut-être ses amis personnels ? Et sur qui les idées de FM influent, bien avant sa naissance même ? La magie des histoires merveilleuses. Où de sur-humains antiques et secrets, cachés dans les entrailles de la terre (ou sous les mers selon d’autres spécialistes), qui, à l’aide d’une technologie très-très avancée, ont projet de mener l’espèce humaine vers un avenir glorieux. FM est dans ce joli conte une sorte de super-héros dépassé par la mission qui lui est assignée bien malgré lui. À fantasmer des proximités avec les nombreuses hérésies, pourquoi les Analectes de rien ne sont-ils pas la suite inconnue du livre secret des bogomiles ? Avec de tels raisonnements il devient facile pour les affabulateurs d’inventer toutes sortes d’histoires abracadabrantes sur la réalité de FM et de son œuvre majeure, les Analectes de rien. Contre cela, nous renvoyons à la courte notice biographique.

Nous nous attendons à être critiqués par tous les adeptes de quelque chose, à nous voir traînés dans la boue par les protivophobes, tenants d’une critique molle et verbeuse. Et pire encore. Des attaques contre les fondements même de la protivophilie. Le réseau internet sera sans doute le vecteur principal des calomnies dont va être couvert FM, celui par lequel sa propre existence va être niée, son œuvre dénigrée pour n’être qu’un simple copier/coller, et toute sa pensée livrée à la vindicte populaire des réseaux sociaux.

Nous serons évidemment attentifs à ce que rien ne soit dit que l’on ne connaisse déjà sur FM et les Analectes de rien. Rien d’autre que ce qu’il a voulu que l’on sache de lui. La courte notice biographique est suffisante pour connaître ce qu’il y a à en connaître. Rien de plus, rien de moins. Nous n’invitons personne à se penser apte à apporter de nouvelles informations concernant la vie et l’œuvre de FM sans les passer au crible de la protivophilie. Il est même préférable de nous faire parvenir toute hypothétique nouvelle information, avant de la divulguer publiquement, pour que nous puissions l’analyser avec toutes les ressources à notre disposition. Nous ne sommes pas à la recherche de FM et ne souhaitons aucunement apporter d’informations permettant de l’identifier clairement ou de le localiser précisément. Il nous faudra démonter toutes les tentatives audacieuses, forcément fallacieuses, de situer géographiquement FM. Même croisée à l’apiculture (qui s’interroge sur les conditions optimales pour cette activité), la géographie (qui affirme la proximité de la Macédoine avec la Croatie et la Serbie) reste une discipline périlleuse et guerrière dans les recherches qu’elle produit et les conclusions qu’elle en tire. Ainsi il est impossible d’avancer, que pour des raisons liées à l’apiculture et à une analyse géographique, FM puisse être non pas sur les rives de la mer Noire, comme l’indique pourtant clairement sa courte notice biographique, mais dans une des quelques terra nullius sur le Danube, entre la Croatie et la Serbie. L’aspect pointu de la protivophilie nous pousse à préciser ici que certains de ces territoires ont été accaparés récemment par des adeptes de la liberté qui y ont fondé un pays du même nom, le Liberland ! Libéral ou libertaire, libéralisé ou libérateur, libéré ou libertarien ? Peu importe pour nous de nuancer et de choisir le moins illusoire, la racine liber – libre – nous indique le degré d’illusions que tout cela contient. Des illusionnistes, qui veulent faire croire qu’il n’y a rien derrière alors que s’y cache le quelque-chose, restent des illusionnistes. L’illusionnisme consiste en cela, c’est même la meilleure définition à en donner. (Si nous pouvons nous permettre un brin d’humour, pourquoi pas le Nihilistan dans un recoin du désert du Taklamakan – terme qui signifie «lieu des ruines» en langue ouïghoure – et qui, jadis, était le territoire des tokhariens, ou alors un jumelage avec la vallée afghane du Kafiristan, le «pays des mécréants» sur les pentes de l’Himalaya, dont les habitants s’attribuent une filiation avec les armées d’Alexandre «le Grand» de Macédoine ?) C’est au nom de ce fallacieux principe de terra nullius que la grande île coincée entre la Tasmanie au Sud et la Papouasie au Nord, l’Australie, fut colonisée par des apiculteurs – mais pas que – venus pour l’essentiel de l’ouest de la Macédoine et feignant penser n’y trouver personne. Dans une logique protivophile, FM ne peut donc s’y trouver. Ce que confirment d’ailleurs nos différents travaux spécifiques sur l’apiculture dans toutes les terra nullius de la géographie humaine.

Sur les rives de la mer Noire ou ailleurs ? Allergique ou non au venin d’abeille ? FM n’est rien et souhaite le rester. Comme nous.

 

B. Smotivni ?

Devant l’imminence de la parution du présent ouvrage, nous sommes retournés dans ce petit village macédonien où nous avions rencontré B. Smotivni. Nous n’avons rien trouvé. La maison était fermée, sans plus d’indication. Aidés par notre collection de méthodes d’apprentissage rapide et de guides de conversation, nous avons fait le tour des quelques maisons pour n’y trouver qu’une seule personne pouvant nous renseigner. À la question «B. Smotivni ?» elle semblait nous répondre «besmotivny !?». Avec tous les risques d’ambiguïtés propres à ces quelques régions des Balkans, pour ceux qui comme nous ne sont pas habitués aux subtilités des civilités bulgaro-macédoniennes, où le hochement de tête affirmatif peut être interprété par la négative, et inversement. Il ne serait pas très protivophile d’y voir l’essence d’un nihilisme macédonien là où il ne s’agit que de constructions sociales et culturelles, que d’un glissement entre le mot grec pour «oui» dont la sonorité correspond dans la plupart des langues continentales apparentées au macédonien à «non» – et inversement – et les conventions gesticulatoires associées. Découragés par l’inutilité de nos dictionnaires bilingues, nous nous réfugions une fois de plus dans la protivophilie pour nous sortir d’une ornière. «Besmotivny» – qui signifie «sans motif» en russe – nous fait bien sûr penser au nom que se donnaient des anarchistes radicaux, des individualistes forcenés et des révoltés en lutte contre l’empire russe. «Sans motif» pour de multiples raisons, ils semèrent mort et désolation parmi les puissants, sourire et vengeance parmi les plus pauvres. Héritiers en partage de ce vaste mouvement de contestation radicale qui traversa toute la Russie moins d’un demi-siècle auparavant et fissura les fondations d’une société en questionnant tous ses aspects, par la dynamite ou la littérature, par le refus ou par l’action, par le doute et par la négation. Mouvement de fond que ses détracteurs ou ses faux prophètes (littéraires) nommèrent à tort nihilisme. Malgré la grossièreté de ce jeu de mot, nous n’avions pourtant pas fait le lien avec B. Smotivni. Est-ce une coïncidence ou un pseudonyme ? Quel lien réel avec FM ? Sont-elles finalement une seule et même personne ? Et si oui, comment B. Smotivni peut être si vieux et être né en 1970 ? Y aurait-il une erreur de date dans la courte notice biographique ? Quels liens avec d’hypothétiques nihilistes macédoniens ? Des travaux ultérieurs permettront peut-être de lever des pans entiers de ces nouvelles problématiques pour la protivophilie.

Dans ces quelques lignes de conclusion, nous voudrions insister une dernière fois sur le fondement de la protivophilie que traduit très bien l’expression populaire macédonienne «Y’a rien qu’est pas fragile !». La négation est ici l’idée centrale. Qu’elle soit simple, directe ou suggérée, elle nous rappelle qu’elle est une dialectique permanente contre l’existant pour l’êtr’xistant, une attente de rien qui ouvre des perspectives d’être «contre» au présent, d’êtr’xister contre tout. L’espoir ne mène pas à rien, sinon au désespoir ou au cynisme. Et si la négation ne mène à rien, au moins, elle ne mènera pas à l’espoir ! «A la Loi de la Cité j’oppose celle de ma nature, à moi-même j’oppose ma propre mue, à tout répond mon rire» nous dit FM. Nous lui répondons que, tout comme lui, à la question du Comment faire ? nous sommes soulagés d’admettre et d’expérimenter que nous n’en savons strictement rien.

 

Macédoine. Hiver 2016

 


NB : Nous nous excusons d’avoir eu recours à des formules et à des raisonnements protivophiles qui alourdissent considérablement le style et risquent de noyer le peu d’informations disponibles dans un jargon très technique, mais nous tenions à une certaine précision dans le propos. Sans perdre l’objectif de synthèse, cet exercice difficile de vous livrer l’ensemble de la vie et de l’œuvre de FM reste pour nous une démonstration sérieuse des implications réelles de la protivophilie.

PS : Ceux qui n’ont pas le temps de lire l’ensemble de ce long article mais veulent en savoir plus sur FM doivent se rapporter directement à la courte notice biographique qui n’en dit rien de moins.