Pour hors-la-loi, appellation donnée par l’armée française aux fellagas algériens. N.d.é.

 

Rien

Rien,
C’est un mot qui fuit
D’une vertèbre à l’autre.

Rien,
C’est une brindille
Qui casse sur la joue.

Rien,
C’est dans un rocher
Un peu de mer qui brûle.

Rien,
C’est la liberté
Qui blesse vos pieds nus.

Jean Sénac

 

Lorsqu’on évoque les intellectuels pieds-noirs pendant la guerre d’Algérie le premier nom qui vient à l’esprit est celui d’Albert Camus, défenseur de la trêve civile et d’un compromis pacifiste. C’est oublier que certains d’entre eux ont totalement embrassé la cause indépendantiste et soutenu la lutte armée, ainsi du poète Jean Sénac engagé à corps perdu dans une triple quête de reconnaissance. Pied-noir, il milita pour l’unification de l’Algérie libre ; homosexuel, il défendit l’affranchissement des corps ; poète, il contribua à la mise au jour de la création algérienne contemporaine, tant en littérature que dans les arts plastiques. Sénac chante la vigueur des corps jeunes qui annoncent l’avènement d’un homme nouveau et accompagnent ainsi le mouvement révolutionnaire en inspirant une écriture, le corpoème, qui réconcilie l’esprit et la chair comme dans Le Torrent de Baïn :


Car rien si ce n’est sur l’esprit n’est fondé.
Mais rien non plus si la chair n’y a pris sa part.
Corps total, rien
si à travers les séquences abruptes du désir tu n’as saisi un seul instant ce regard – notre amarre au Vide ! – un trou d’anguille dans le ciel.
Non, aucune parole qu’elle ne l’ait d’abord été sur tes lèvres.

 

D’après Blandine Valfort, "Jean Sénac : l’Algérie au corps", La Vie des idées, juillet 2013.