Nom d’un (du ?) café existentialiste parisien. N.d.é.


Ce mardi-là, je m’éveillai au moment sans âme et sans grâce où la nuit s’achève tandis que l’aube n’a pas encore pu naître. Réveillé en sursaut, je voulais filer en taxi à la gare, il me semblait que je devais partir, mais à la dernière minute je compris avec douleur qu’il n’y avait en gare aucun train pour moi, qu’aucune heure n’avait sonné. Je restais couché dans une lueur trouble, mon corps avait une peur insupportable et accablait mon esprit, et mon esprit accablait mon corps et chacune de mes fibres se contractait à la pensée qu’il ne se passerait rien, que rien ne changerait, rien n’arriverait jamais et, quel que soit le projet, il n’en sortirait rien de rien. C’était la crainte du néant, la panique du vide, l’inquiétude devant l’inexistence, le recul devant l’irréalité, un cri biologique de toutes mes cellules devant le déchirement, la dispersion, l’éparpillement intérieurs. Peur d’une médiocrité, d’une petitesse honteuse, terreur de la dissolution et de la fragmentation, frayeur devant la violence que je sentais en moi et qui menaçait dehors et le plus grave était que je sentais sur moi, collée à moi, sans cesse, comme la conscience d’une dérision, d’une raillerie, liée à toutes mes particules, d’une moquerie intime lancée par tous les fragments de mon corps et de mon esprit.

Witold Gombrowicz, Ferdydurke

 


Ferdydurke (1937) n’est ni vraiment un roman, ni vraiment un conte, objet littéraire atypique le livre met l’homme en abîme face à lui-même. Pourquoi se voit-on toujours à travers les yeux des autres ? Pourquoi sommes-nous toujours un autre avant d’être nous-mêmes ? En dénonçant «l’encuculement», c’est-à-dire l’embrigadement des hommes par l’école et la culture, c’est l’ensemble de nos rapports sociaux que Gombrowicz met à nu. En tout temps et tout lieu, il faut se composer «une gueule», une façade sociale, il faut échapper à soi et se couler dans le moule des autres. Précédant ce qui deviendra en réchauffé avec Sartre l’existentialisme, Gombrowicz transcrit l’inquiétude qui nourrit l’homme face au rien de son existence et décrypte ses subterfuges pour échapper, vainement, à l’absurdité de ce rien. Que reste-t-il en définitive ? Une sorte d’immaturité intemporelle et peut-être l’éternel regret de n’être pas resté ce rien en devenir qu’est l’enfant.