Mardi 3 mars 1857.

La fantasmagorie de l’âme me berce comme un jôghi de l’Inde, et tout devient pour moi fumée, ombre, illusion, vapeur ; même ma propre vie. Je tiens si peu à tous les phénomènes, qu’ils finissent par passer sur moi comme des lueurs et s’en vont sans laisser d’empreintes. Avec un mois de réclusion et de concentration je serais à volonté fou, visionnaire, halluciné, extatique. La pensée remplace l’opium et le haschich ; elle peut enivrer tout éveillé et diaphaniser les montagnes et tout ce qui existe. C’est par l’amour seul qu’on se cramponne à la réalité, qu’on entre dans son moi, qu’on redevient volonté, force, individualité. L’amour pourrait tout faire de moi-même s’il le voulait, un génie. Par moi-même et pour moi-même, je préfère n’être rien.
Car le néant peut seul bien cacher l’infini.

Le nihilisme quiétiste, le bouddhisme rêveur, l’universalité recueillie et immobile, l’omni-conscience ponctualisée, le coma vigil de l’esprit ; c’est à peu près l’état où j’arrive par cette voie. Mais je connais toutes les autres ardeurs. Du reste qu’importe ? Par l’écartèlement je reviens à l’équilibre, et par l’omni-exertion de mes désirs à leur suppression momentanée, et ce moment dure toujours. Il y a une manière laborieuse de n’être rien, c’est d’être tout ; de ne rien vouloir, c’est de tout vouloir. Ma paresse à moi, c’est de m’empêcher de faire quoi que ce soit, en tenant toujours en échec un goût par un autre, et un vœu par son contraire. Ma paresse, c’est l’irrésolution par l’étendue d’esprit et par le défaut d’instinct ; c’est l’indifférence par omni-tentation. La privation m’est plus facile que la modération, et l’abnégation absolue que le renoncement partiel. C’est donc par ambition infinie que je n’ai point d’ambition.

Mercredi 14 oct. 57.

Je n’ai rien à dire, je ne tiens à rien et ne crois à rien fermement, je suis un nuage qui prend toutes les figures et toutes les couleurs, qui se condense ou s’évapore ; mais dont toutes les manières d’être dépendent des circonstances extérieures, du soleil, du climat, de la saison, de l’heure, qui le façonnent différemment. Ma faculté essentielle c’est donc la souplesse de métamorphose, l’aptitude psychologique, l’intelligence des diversités infinies de la vie dans les divers êtres, au-dessus et au-dessous de l’homme individuel. Répéter et reproduire en moi par l’intelligence sympathique toutes les existences individuelles, m’est plus facile que de vivre de ma propre vie. La contemplation serait-elle donc mon penchant principal et la psychologie mon vrai talent ? Je ne sais, car il y a bien des hommes en moi. Peut-être y-a-t-il dans mon fait un amour-propre excessivement vulnérable. Je ne puis souffrir la peine inutile, la duperie, la froideur, l’ironie ; je ne puis accepter d’être médiocre, inférieur, vulgaire, commun ; mais il me semble que je crains encore plus la malveillance que le ridicule, et que je les crains tous les deux surtout parce qu’ils me contractent, qu’ils m’empêchent de vivre, de faire ma tâche et de me donner. Ma défiance absolue de moi-même ne diminue que par l’estime et la sympathie d’autrui. Par moi-même je demeure sur la défensive, supprimant tout ce qui donne prise à la malignité d’autrui, c’est-à-dire tout désir personnel, toute poursuite intéressée qui expose à un déboire, à une mortification ou à un crève-cœur. Je retire mon cœur de l’enjeu de la vie, et je renonce au bonheur pour moins souffrir. La défiance, née d’une expérience trop précoce, la défiance de tout, du sort, des hommes, de la destinée et de moi-même, cette défiance incurable, profonde et douloureuse, ce scepticisme funeste qui détruit tout abandon, qui flétrit l’espérance, qui gâte la vie, me persécute toujours. Il contribue à m’isoler. La vie me paraît une fantasmagorie, les malheurs qui frappent autour de moi m’ont l’air de rêves pénibles ; ceux qui m’atteignent, m’obligent bien à les voir momentanément, comme des réalités ; mais ou bien ils m’écrasent, ou bien ils finissent par rentrer dans la région des vilains songes. Je ne suis donc ni bien éveillé, ni sérieux. Je n’espère, n’attends, et ne cherche rien. Mauvaise existence, creuse en elle-même et inutile aux autres.

Henri-Frédéric Amiel, Journal intime

 


Un Journal intime de près de 17 000 pages, miroir d’une défaite autant psychologique que littéraire, voilà ce que commet Henri-Frédéric Amiel. Quasiment illisible, ce texte, monstrueux par sa nature même, demeure peut-être aujourd’hui encore l’enquête la plus vaste et la plus fouillée jamais menée sur les variations du moi... et du rien au quotidien. Et Roland Jaccard de constater dans La tentation nihiliste que «au terme de son existence, Amiel affirmait avoir fait le chemin de Pascal à Montaigne et n’être plus obsédé par l’au-delà. Il confessait, «la mort dans l’âme», qu’il n’attendait pas de revanche à sa vie manquée : «Rien, rien, rien ! Nada !» serait la conclusion. S’il n’y a de paix que dans le non-être, la résurrection est une récompense de dupe.»