Simon Radowitzky
Simon Radowitzky. Anarchiste par choix, moïsien[1] par héritage, russe de nationalité et argentin d'exil.
SommaireConfins rus'La région d'Europe orientale, comprise entre la mer Noire et la Baltique, est de part sa géographie un lieu de passage depuis des siècles pour les hordes d'hominines venues de l'Est, du Sud ou du Nord. Des mongols, des tatars, des scandinaves, des caucasiens ou des slaves y sont passés pour répandre le sang ou s'installer durablement. De cette macédoine génétique émergent progressivement à partir du VIIème siècle après JC[2] des États féodaux. Que ce soit le royaume des tribus scandinaves, qui adoptent les croyances des christiens, ou l'empire des semi-nomades kazhars[3], qui eux préfèrent celles des moïsiens, ces entités étatiques se structurent pour former de vastes empires régionaux. Ils s'étendent par la guerre ou en faisant des alliances avec les tribus d'hominines qui peuplent la région. Si les kazhars ont laissé peu de traces, des États rus' voient le jour à partir du IXème siècle. La principauté de Kiev éclate au XIVème siècle lors des invasions mongoles. La principauté de Moscou est la grande bénéficiaire de cet éclatement car elle restructure autour d'elle les quelques royaumes rus' qu'elle incorpore petit à petit en son sein. A sa frontière orientale les khanats mongols et à l'ouest les royaumes de Lituanie et de Pologne. La principauté est soumise à l'autorité des mongols desquels elle s'affranchit progressivement tout au long du XVème siècle et grignote des territoires à l'alliance lituano-polonaise. Son pouvoir grandissant, la principauté devient un vaste empire et son dirigeant se proclame "Grand-Prince de toutes les Russies" et son successeur "Tsar de toutes les Russies" en 1547. Monarchie absolue, le tsarat agglomère une multitude d'anciennes principautés dans un empire de plus en plus centralisé. Dans la partie la plus occidentale de l'ancienne principauté de Kiev, demeurée sous autorité polonaise, des paysans russophones parviennent à négocier un statut de libre-organisation contre l'obligation de défendre les armes à la main les frontières. Ils repoussent les avancées des tatars puis des ottomans. Tout au long des XVIème et XVIIème siècles, ces cosaques zaporogues[4] se soulèvent contre les polonais et résistent à leur annexion par l'empire tsariste. Installés jusqu'au Dniestr, ils sont de fait dans les marges de l'empire et constituent une sorte d'entité para-étatique servant de garde-frontières qui perdurera jusqu'au XVIIIème siècle. Elle est alors intégrée au tsarat de Moscou. D'origine slave, le terme yкраїна[5] (prononcer oukraïna) signifiant "à la marche" est utilisé pour désigner ces régions qui séparent la Russie de ses ennemis occidentaux, le royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie réunis au sein de la République des Deux Nations.L'alliance lituano-polonaise est mise à mal vers la fin du XVIIIème siècle et son territoire est divisé entre la Prusse, l'Autriche-Hongrie et la Russie. Les populations d'hominines qui vivent dans ces régions sont très diverses par leurs pratiques linguistiques, leurs croyances religieuses ou leurs conditions de vie. Les territoires récupérés par la Russie tsariste abritent plusieurs millions d'hominines moïsiens qui bénéficiaient d'une relative autonomie depuis des siècles dans la République des Deux Nations, constituant ce que l'on appelle de nos jours le Yiddishland. Ce terme désigne généralement un vaste ensemble territorial - non continu - de la mer Noire à la Baltique sur lequel s'est développé des formes sécularisées des croyances et pratiques religieuses traditionnelles des moïsiens dont la langue partagée, le yiddish[6], est à base germanophone avec de nombreux emprunts et un alphabet hébraïque. Ainsi dans ce contexte moïsien ne définit plus celleux qui se réclament du mythique Moïse, mais celleux qui naissent dans ce contexte culturel et social spécifique. De très nombreux écrits littéraires, du théâtre ou de la poésie, des textes politiques et des essais sont publiés en yiddish. La plupart n'ont pas de caractère religieux et touchent à tous les domaines et questionnements de cette époque. Certains prônent même l'athéisme. L'hébreu est une langue essentiellement liturgique. La tsarine instaure une "Zone de résidence" dans ses nouveaux territoires où les moïsiens sont contraints de vivre, sans droit d'en sortir[7]. Après avoir tenté de convertir "ses" propres moïsiens, elle décide de déplacer dans cette zone ceux qui vivent à travers l'empire. Certaines villes comme Kiev, Sebastopol ou Yalta sont interdites à l'installation de moïsiens, sauf autorisations spéciales, alors que d'autres (Odessa, Chisinau) leur sont permises. Ce statut spécial oblige aussi les moïsiens à ne pas s'installer dans des zones rurales ou à les quitter. Avec des frontières fluctuantes au fil des décisions des autorités russes, cette zone inclue les actuelles Lituanie méridionale, Biélorussie, Pologne, Moldavie, Ukraine et l'ouest de la Russie. Les restrictions d'installation poussent de nombreuses familles de moïsiens vers les villes et renforcent les shtetl (du yiddish שטאָט (shtot) "ville") existants, ces villages, petites villes ou quartiers exclusivement peuplés de moïsiens. La coexistence n'est pas toujours simple et, imprégnés d'un anti-judaïsme christien[8], des groupes d'hominines attaquent des shtetl et se livrent à des massacres sur les moïsiens à qui il est reproché de tuer rituellement des enfants, de fomenter des assassinats, d'apporter la misère et de répandre la maladie, bref d'être responsables de tous les malheurs du monde. Même si ce phénomène de pillages et de tueries contre des communautés de moïsiens n'est pas le propre de l'Europe orientale, le terme погром (pogrom) qui signifie "massacre, pillage" en russe est entré dans la langue courante pour nommer ces attaques sanglantes. Les pogroms ne sont pas exclusivement tournés contre les moïsiens mais il n'en reste pas moins qu'ils furent les cibles favorites de ces révoltes populaires.
Au cours du XIXème siècle, la plupart des empires ou nations d'Europe sont secouées par l'émergence des nationalismes. A travers tout le continent, des élites intellectuelles, économiques et politiques s'emparent de thèmes tels que la langue, les frontières, la nation, l'ethnie ou la race, l'histoire, le folklore pour construire un argumentaire justifiant des redécoupages de frontières et la création de nouveaux États-nations. Ces nationalismes inventent des identités collectives qui, même si elles sont des illusions, mobilisent des groupes d'hominines prêts à en découdre pour cette nouvelle cause. Chaque nouveau projet d’État-nation puise dans le passé pour se créer une légitimité et une profondeur historique, une artificielle langue nationale est décrétée langue commune, une fallacieuse "communauté de destin" est prétendue et une origine commune est imaginée... Les marches de l'empire russe n'échappent pas à ce phénomène. Une partie de l'intelligentsia citadine se passionne pour le monde paysan[10] dont elle fait un modèle pour la construction d'un nationalisme ukrainien. Les pratiques linguistiques sont répertoriées puis uniformisées dans une langue ukrainienne commune[11] présentée comme différente du russe, le monde paysan est fait archétype pour être l'essence de la future nation, les cosaques sont fantasmés et la principauté de Kiev devient l'argument d'une légitimité historique pour les prétendants à l'indépendance. Un important travail littéraire, poétique ou ethnographique a largement contribué à l'écriture de cette mythologie nationale. Un processus similaire se passe plus au nord pour constituer le nationalisme biélorusse. Les autorités tsaristes répriment durement toutes velléités nationalistes et interdisent les mouvements et les écrits exaltant les aspirations à un État-nation ukrainien indépendant[12]. Dans ce contexte, les pogroms anti-moïsiens s'intensifient entre 1881 et 1884 au sud de la Zone - dans l'actuelle Ukraine - lors desquels des villages sont détruits et des milliers de personnes assassinées. La ségrégation, les violences et la misère pousseront plus d'un million et demi de moïsiens de la Zone à chercher refuge aux États-Unis d'Amérique et, dans une moindre mesure, en Argentine pendant les décennies suivantes. En parallèle de ces revendications nationalistes, l'empire tsariste doit faire face à de très fortes contestations sociales et politiques. L'absolutisme du tsar, le servage et la misère paysanne ou les conditions de travail dans le monde ouvrier urbain sont autant de point d'accroche pour, au minimum, revendiquer plus de droits ou pour réclamer un changement de régime politique. La seconde moitié du XIXème siècle est une période d'effervescence révolutionnaire. Les choix tactiques et les approches théoriques sont multiples. Le tsar Alexandre II est tué le 13 mars 1881 par le groupe Народная воля (Narodnaïa Volia, Volonté du Peuple). StepnitzStepnitz (סטעפניטץ)[13] est situé au sud-est de Kiev. Au milieu du XIXème siècle sa population d'hominines est d'environ 5400 dont plus de 60% sont moïsiens. Simon Radowitzky naît le 10 septembre ou novembre 1889 dans une famille pauvres du shtetl. Son père est Nahman Radowitzky. Entre 1882[14] et 1903 le décret d'expulsion des moïsiens force nombre de familles de Stepnitz à en partir.[15], à partir en direction des villes qui leur sont autorisées. La famille Radowitzky s'installe au début XXème siècle dans la ville industrielle d'Ekaterinoslav - aujourd'hui Dnipro/Дніпро - quatrième ville du sud de la Russie. EkaterinoslavNe pouvant terminer sa scolarité, le jeune Simon Radowitzky se fait embaucher en tant qu'apprenti par un serrurier. Il loge chez lui et assiste à ses premières discussions politiques entre la fille de son patron et des jeunes de son âge.
Les journées de travail sont de 14 à 15 heures et les conditions sont déplorables, causant de nombreux accidents, pour des salaires de misère. Les manifestations pour l'amélioration des conditions de travail et l'augmentation des salaires sont nombreuses, déplaçant des milliers d'ouvriers. La répression est toujours sévère. Lors de grèves en juin 1904, Simon Radowitzky est blessé au torse par le sabre d'un cosaque et met plusieurs mois à se remettre de ses blessures. Embauché dans les usines Bransk, il est élu secrétaire du conseil de ouvriers (soviet) mais renonce rapidement à cette charge[17]. Après une rixe avec un soldat ivre, qu'il désarme, Simon Radowitzky est condamné à de la prison où il passe 6 mois et fait connaissance de l'anarchisme.
La répression sanglante d'une manifestation ouvrière le 22 janvier 1905 à Saint-Pétersbourg est le déclencheur d'un vaste mouvement de révoltes et de grèves dans les villes de l'empire jusqu'en octobre, évènement généralement appelé "Révolution de 1905". A Ekaterinoslav, les militaires et les grévistes s'affrontent. Une centaine de mort de part et d'autre après une semaines de combats et de barricades. Les théories anarchistes circulent parmi les ouvriers des usines d'Ekaterinoslav et certains n'hésitent pas à s'organiser clandestinement[19] pour tuer des industriels, des contre-maîtres ou des politiciens[20]. Ils financent leurs activités par des braquages. Les plus vindicatifs sont actifs au sein du Groupe des Ouvriers Anarchistes-Communistes d'Ekaterinoslav[21], auquel participe Fedosey Zubariev. Dénoncé d'avoir menacé d'une arme à feu un ouvrier qualifié de son usine pour qu'il déclenche le signal de la grève en octobre 1905, Simon Radowitzky est recherché par la police tsariste. Pour échapper à la condamnation et au bagne, il fuit pour s'installer à Limberg (Liev) en Autriche-Hongrie. Tout au long de 1906, le Groupe des Travailleurs Anarchistes-Communistes d'Ekaterinoslav continue ses attaques et ses assassinats ciblés : deux haut-gradés de l'armée et de la police, trois contre-maîtres et une dizaine de gardes sont tués. Le groupe est démantelé à la fin de l'année et beaucoup de ses activistes[22] mis en prison puis exécutés. De Limberg où il réside toujours, Simon Radowitzky se rend en 1907 en Prusse pour soutenir un mouvement de grève de mineurs dans la région de Haute-Silésie mais il est arrêté par la police locale, puis finalement expulsé vers Varsovie, en territoire russe[17]. Craignant de tomber entre les mains de la police tsariste qui le recherche toujours, Simon Radowitzky se procure de faux-papiers d'identité et prend un bateau à Riga, dans l'actuelle Lettonie, direction l'Amérique du Sud.
ArgentineDans un processus de fragmentation des possessions coloniales de l'Espagne en Amérique du sud, plusieurs provinces obtiennent leur indépendance à la suite de guerres et proclament la création de nouveaux États. L'Argentine voit officiellement le jour en 1816. Les élites politiques et militaires de ce nouvel État se disputent quant à la constitution qu'ils veulent lui donner, opposant "fédéralistes" et "centralisateurs". Après des conquêtes sanglantes, l'Argentine s'agrandit vers le sud en prenant possession de la vaste Patagonie et du Chaco vers le nord. Politiquement, le pays se stabilise et une nouvelle constitution en fait une république parlementaire, légèrement décentralisée. Par l'intermédiaire de capitaux britanniques, une modernisation des réseaux ferrés et des installations portuaires est entreprise afin de développer l'agriculture et l'élevage à grande échelle. Les produits sont essentiellement à destination du marché européen. Pour mener à bien ces projets, l'Argentine fait appel à une main-d'œuvre en lançant une politique migratoire qui, entre 1870 et 1930, attire environ trois millions d'hominines de tous genres, venus principalement d'Europe. Fuyant les pogroms et la misère économique, environ 141000 moïsiens quittent la Zone de résidence entre 1900 et 1914 pour se réfugier en Argentine. Beaucoup arrivent par le biais de l'Association de Colonisation Juive qui, depuis 1891, favorise l'immigration de moïsiens de l'empire russe vers des colonies agricoles au Canada, aux États-Unis d'Amérique et en Argentine. Certains s'agglutinent aux autres migrants dans les quartiers populaires et misérables des grandes villes. Les conditions de travail et les bas salaires déclenchent beaucoup de grèves et de manifestations. Généralement durement réprimées. Dans les zones urbaines, la main-d'œuvre s'entasse dans les conventillo qui sont des habitats loués, semi-collectifs et surpeuplés. Dès la fin du XIXème siècle, des journaux et des associations d'ouvriers se mettent en place, se regroupant par métiers ou par secteur. Des groupes révolutionnaires émergent aussi à travers tout le pays. Il existe une myriade de journaux, écrits en français, en castillan, en italien ou en yiddish, et des livres sont imprimés régulièrement. Une multitude d'hominines s'activent dans les différentes approches qui sont les leurs. De l'individualisme au communisme, de l'anarchisme à l'anarcho-syndicalisme, de la pédagogie libertaire au féminisme, de l'anti-militarisme à l'athéisme militant, etc. Les méthodes sont différentes et parfois même opposées. La question de l'utilisation de la violence, ou de son niveau acceptable, est un des sujets qui divisent. En 1905 et en 1908, des anarchistes tentent - sans succès - de tuer les présidents argentins en place[23].
Buenos AiresSimon Radowitzky débarque à Buenos Aires en mars 1908 et s'installe dans le quartier de Once où se regroupent déjà la plupart des moïsiens de la ville. Il loge avec quatre russes, 194 de la rue Andes (aujourd’hui José Evaristo Uriburu). Il existe alors différents quartiers organisés plus ou moins selon les "origines" des migrants : français, italiens, russes, etc. Quartier pauvre, Once a ses lieux de culte, sa prostitution, sa bibliothèque et ses écoles. Ses dignitaires et ses parias, ses exploités et ses privilégiés[25]. Simon Radowitzky découvre la bibliothèque russe, lieu de rencontre de différents groupes politiques, révolutionnaires pour certains. Et aussi quelques anarchistes. Lorsqu'il arrive à Buenos Aires, le pays est traversé depuis quelques années par des grèves qui font souvent des morts et des blessés parmi les ouvriers. Beaucoup sont envoyés en prison ou expulsés. La Fédération Ouvrière Régionale Argentine (FORA), un syndicat anarchiste, est alors une force de contestation sociale importante et la bête noire du pouvoir politique. Après un premier emploi dans les ateliers ferroviaires de Campana, Simon Radowitzky en trouve un autre comme forgeron et mécanicien dans les ateliers Zamboni au début de 1909. La manifestation du 1er mai 1909 à Buenos Aires regroupe des milliers d'hominines, dont Simon Radowitzky. Banderoles, slogans et mauvaise humeur. Seules quelques vitrines sont fracassées et un tramway vandalisé. Après quelques affrontements, le chef de la police donne l'ordre de disperser la foule. De brefs combats. Le bilan est de sept morts et une centaine de blessés. Dans la foulée, le pouvoir politique fait fermer la plupart des locaux des syndicats et des associations anarchistes et interdit la publication de leurs journaux.
Les funérailles des morts du 1er mai donnent lieu à des affrontements avec les militaires et à une vingtaine d'arrestations. Dans les jours et les semaines qui suivent, des pillages, des destructions et des tentative de meurtres contre des militaires sont dénombrées dans le pays. Le 7 octobre 1909, deux anarchistes - José Matabosch et Pascual Primo Valero - sont arrêtés pour avoir posé une bombe devant l'ambassade d'Espagne à Buenos Aires et, le 7 novembre, un autre est empêché de poser sa bombe dans la cathédrale Carmen de la capitale argentine[26]. Le 14 novembre 1909 dans les rues de Buenos Aires, Simon Radowitzky jette une bombe contre la voiture qui transporte le chef de la police et son secrétaire. Les deux sont déchiquetés et meurent rapidement. Il s'enfuit mais, rattrapé par des policiers quelques centaines de mètres plus loin, il tente de se suicider d'une balle de revolver. Gravement blessé, il est transporté à l'hôpital. Un historien argentin moderne relate qu'après avoir crié par deux fois "Vive l'anarchie !" il aurait dit ceci à ses poursuivants :
L'état d'urgence est décrété. Des centaines d'hominines sont expulsés. De nombreux journaux et associations anarchistes sont fermés. Leurs locaux saccagés et le quartier de Once est attaqué par des groupes de nationalistes argentins. Lors de son procès, Simon Radowitzky reconnaît les faits et affirme être seul dans ce projet d'attentat[28]. Il n'a rien à dire de plus. Un anachronisme romantique laisse imaginer qu'il a peut-être discrètement gravé un ACAB dans le box des accusés ou tenté de boucher les chiottes du tribunal. L'enjeu principal tourne autour de la question de son âge. Peut-il être condamné à mort ? Les justificatifs de naissance fournis par un membre de sa famille font que Simon Radowitzky est finalement condamné au bagne, pour une durée indéterminée, avec une période d'isolement strict de vingt jours à la date anniversaire de la mort du chef de la police. Il est incarcéré au pénitencier de Buenos Aires mais une évasion collective en janvier 1911 fait craindre qu'il ne s'échappe aussi. La décision est prise de le transférer dans l'extrême sud de la Patagonie, au bagne d'Ushuaïa, la ville la plus au sud du continent. Le voyage, dans les cales d'un bateau, dure plusieurs semaines. UshuaïaDans la seconde moitié du XIXème siècle, Ushuaïa est une petite bourgade d'une centaine d'habitants située dans la partie argentine de l'île de Tierra del Fuego, à l'extrême sud du continent. La région, très isolée, est surnommée la "Sibérie argentine" de part son climat froid. La température oscille entre 0° et 10° toute l'année. La neige et le vent accentuent cet aspect sibérien. En 1873 une colonie pénitentiaire est installée à proximité, transformée en 1900 en bagne pour récidivistes. Le nouvel établissement est construit par les prisonniers eux-mêmes. Lorsque Simon Radowitzky arrive au bagne, quelques anarchistes y sont déjà enfermés. Il est désormais le matricule 155. Pour tous, les conditions d'enfermement sont terribles. Le manque de nourriture et la maladie accompagnent les sévices des gardiens. Les fouilles sont permanentes et humiliantes, les cellules saccagées et les affaires personnelles détruites, la moindre résistance est punie de l'isolement au cachot ou d'un tabassage. Des prisonniers meurent de ces mauvais traitements, certains se suicident pour en finir. D'autres sombrent dans la démence, comme une sorte d'évasion psychologique. Malgré son état de santé, Simon Radowitzky ne lâche rien. Le directeur de la Bibliothèque nationale argentine, Paul Groussac, décrit sa rencontre en janvier 1914 avec Simon Radowitzky :
Depuis son arrestation, Simon Radowitzky est soutenu par la FORA qui mène plusieurs campagnes pour demander sa libération. Quelques grèves sont même lancées pour cela. Le geste de Simon Radowitzky est vu comme une réponse "naturelle" à la violence policière par une partie des ouvriers argentins. Le journal anarchiste La Protesta, proche de la FORA, publie quelques articles qui valent à ses auteurs d'être condamné à des peines de prison. En 1918, un dramaturge anarchiste publie Le bagne d'Ushuaïa. Impressions d'un observateur[30], avec le soutien de La Protesta, dans lequel il dénonce l'acharnement contre le prisonnier 155. Ordonnée par le président argentin une enquête est lancée sur les violences des gardiens et trois sont finalement suspendus. La même année paraît une pièce de théâtre sur le bagne d'Ushuaïa[31]. Fin septembre 1918 un bateau est loué dans la ville chilienne de Punta Arenas, la plus proche d'Ushuaïa, par trois anarchistes. Ils prennent la direction du bagne dans le début du mois de novembre pour un sinueux voyage entres les îles de la région. Simon Radowitzky travaille alors à l'atelier. Le 7 novembre 1918, enfilant un uniforme qu'un gardien auxiliaire lui procure, il traverse sans encombres les barrages et quitte le bagne. Il est embarqué direction un refuge où il doit rester cacher quelques mois. Mais le bateau est arraisonné par la marine chilienne. Il se jette à l'eau pour fuir mais est rattrapé quelques heures plus tard, transit de froid et éreinté. Il est rapatrié vers le bagne d'Ushuaïa et l'organisateur de cette évasion[32] est enfermé dans ce bagne jusqu'en décembre 1909.[17]. Simon Radowitzky est remis à l'isolement au cachot.
La Protesta publie à 30000 exemplaires un texte de Simon Radowitzky intitulé La voz de mi conciencia (La voix de ma conscience). Le journal anarchiste italophone Culmine fait paraître Gli orrori della Siberia argentina (Les horreurs de la Sibérie argentine). Six gardiens sont licenciés, deux suspendus et le pavillon 5 où sont les cachots d'isolement est fermé le 7 janvier 1921 après une inspection. Le répit est de brève durée et Simon Radowitzky retourne au cachot au premier prétexte. Au côté des réunions publiques, des manifestations et des protestations écrites, les anarchistes adeptes de la "propagande par le fait" font de nombreuses actions en solidarité avec le prisonnier 155 ou le mentionnent dans leurs revendications des explosions contre tel ou tel bâtiment[34]. En 1924, l'anarchiste Miguel Arcangel Roscigna organise une nouvelle évasion en se faisant embaucher en tant que gardien à Ushuaïa mais, découvert, il doit renoncer. Simon Radowitzky alterne les périodes de cachot et les travaux forcés, subissant le harcèlement de gardiens nationalistes argentins[35]. En 1927, deux colis piégés sont envoyés au directeur du bagne mais ils ne parviennent pas à le blesser. La FORA relance en octobre 1928 une campagne publique pour réclamer la libération de Simon Radowitzky et réédite La voz de mi conciencia. Texte ensuite traduit en yiddish. Des meetings sont organisés. Pour fêter le souvenir de l'action de Simon Radowitzky, deux bombes explosent en novembre à la date anniversaire. Les journaux et les groupes anarchistes se font le relais de cette campagne, chacun à sa manière car la question de la violence divise. Quelques journalistes et des intellectuels s'émeuvent du sort du prisonnier 155. Des articles sont publiés dans la presse nationale. Après sa promesse non-tenue de 1916, le président argentin hésite à la veille des élections législatives de février 1930 à annoncer la grâce de Simon Radowitzky. Il espère ainsi bénéficier d'un "vote ouvrier", mais il y renonce. Finalement, le 14 avril 1930, il prend la décision de le gracier. Pour ménager les susceptibilités de la police et de l'armée, il est inclus dans une liste de 110 prisonniers graciés le même jour. Une semaine plus tard, il quitte le bagne et embarque direction Buenos Aires. Arrivé le 14 mai dans le port de la ville, les autorités lui font savoir qu'il ne peut débarquer et qu'il est expulsé vers l'Uruguay.
UruguaySimon Radowitzky s'installe dans la capitale uruguayenne, Montevideo. Sa santé est mauvaise et cela le force à abandonner les petits emplois qu'il avait trouvé. Difficile de dire quelles sont ses activités politiques à cette période. Il effectue quelques courts voyages au Brésil et participe au réseau qui tente d'obtenir l'asile pour les expulsés d'Argentine, en transit dans le port de Montevideo. Brièvement arrêté et interrogé sur l'évasion de neufs personnes de la prison de Punta Carretas de Montevideo le 18 mars 1931[37], il est finalement libéré sans qu'aucune accusations ne soit retenue contre lui. Lors du changement de pouvoir en Uruguay au début de 1934, Simon Radowitzky préfère se réfugier à Sao Paulo au Brésil pour quelques mois. De retour dans la capitale uruguayenne, il anime avec deux autres anarchistes une imprimerie clandestine. Le 7 décembre 1934, il est arrêté et mis en résidence surveillée, puis, à la fin de ce mois, transféré sur l'île de Flores au sud-ouest de Montevideo en vertu de la "loi sur les étrangers indésirables". Il y rejoint les nombreux autres arrêtés sous ce même prétexte. Les conditions de détention sont difficiles. Libéré le 21 mars 1936, il est de nouveau incarcéré pour six mois à la prison de Montevideo pour défaut de domicile[38].
Simon Radowitzky est libéré à la fin de l'année 1936. EuropeSimon Radowitzky se rend en Espagne aux côtés des anarchistes dans leur lutte contre les forces armées nationalistes et catholiques de Franco et leurs alliés hitléristes. En mai 1937 il intègre la 28ème Division de l'anarchiste Gregorio Jover. Au sein du 500ème bataillon de la Brigade Mixte 125 il s'occupe de la logistique sur le front d'Aragon. Mais avec son état de santé fragile, après 10 mois sur le front, il est transféré fin avril 1938 vers Barcelone au Bureau de Propagande Extérieure de la CNT-FAI[39]. La chute de Barcelone en janvier 1939 puis l'instauration d'une régime franquiste en avril dans toute l'Espagne poussent plus de 500000 hominines - en armes ou civils - à traverser les Pyrénées pour se réfugier en France. Ils sont regroupés et désarmés dans différents camps d'internement situés dans le département des Pyrénées-Orientales. Simon Radowitzky est placé dans celui de Saint-Cyprien, à quelques kilomètres de Perpignan.
Il parvient à s'échapper du camp et, avec l'aide d'une personne qui le conduit en voiture, se rend à Perpignan puis à Montpellier. Il passe à Paris et prend la direction de la Belgique. MexiqueAvec des faux papiers cubains au nom de Raul Gomez Saavedra, il part pour le Mexique grâce à la politique de ce pays d'accueillir des milliers de réfugiés de la Guerre d'Espagne. Il tente, dans un premier temps, d'obtenir la nationalité mexicaine afin de pouvoir se rendre aux États-Unis d'Amérique où vivent ses parents et ses frères. En 1940, il réussit à voir ces derniers à la frontière entre les deux pays. Finalement le Mexique octroie la nationalité à nombre de réfugiés d'Espagne - dont Raul Gomez/Simon Radowitzky - pour leur éviter une future expulsion mais l'entrée aux États-Unis d'Amérique continue de lui être refuser au motif qu'il est listé parmi les "anarchistes dangereux". De santé fragile, Raul Gomez fréquente les cercles de réfugiés anarchistes et entretient des relations amicales durables avec certains. Ses activités sont essentiellement tournées vers l'édition de textes et brochures. Il travaille dans une usine de jouet à Mexico, ville dans laquelle il vit avec sa compagne. Il meurt le 29 février 1956, officiellement d'une crise cardiaque. Pour lui rendre hommage, quelques anarchistes font paraître Una vida por un ideal[18] qui retrace le parcours de Simon Radowitzky. Hypothèse protivophileAu début des années 1930 dans le sud de la France, des anarchistes bulgaro-macédoniens mettent en place des ateliers de fabrication de chaussures tressées. Le premier est ouvert à Béziers, puis un à Nîmes et un autre à Cannes. Organisés en coopérative, ces ateliers permettent de fournir un travail à des dizaines de réfugiés bulgares, mais aussi serbes, anarchistes ou non, qui fuient la répression. Certains sont logés dans les ateliers mêmes. L'une des personnes à l'origine de ce projet est Hristo Manolov, un anarchiste né en Bulgarie dont nous savons peu de choses. Ancien guérillero dans le groupe de Mihail Guerdjikov lorsqu'il était encore adolescent, Hristo Manolov fuit la Bulgarie pour se réfugier en Yougoslavie pendant quelques années puis arrive en France en 1927-1928. Outre les ateliers, il aide à structurer un réseau clandestin pour faire passer des volontaires vers l'Espagne, rejoindre les rangs des anti-franquistes. Il vit à Cannes, à une trentaine de kilomètres de Nice. Dénoncé, il est expulsé vers la Bulgarie en 1937 où il connaîtra les camps d'internement communistes pendant plusieurs années[41]. Dans une lettre à Luce Fabbri envoyée du Mexique, Simon Radowitzky raconte les circonstances de son évasion du camp de Saint-Cyprien, sans préciser qui sont les personnes qui lui viennent en aide.
Lors de l'arrivée des réfugiés d'Espagne, il est fort probable que tous les réseaux du sud de la France se soient mobilisés pour en exfiltrer un certain nombre. Qu'en est-il du réseau bulgare ? La courte biographie existante de F. Merdjanov indique que sa naissance à lieu à Nice en 1970 d'une "famille d’origine macédonienne dont l’histoire croise celle du nihilisme politique des années 1900"[42]. Les travaux menés par la protivophilie n'ont pas permis d'en savoir plus sur cette dite famille.
Il n'est donc pas exclu que cette famille merdjanovienne ait pu elle-aussi participer à ce réseau. Et plus largement la communauté des révolutionnaires exilés macédoniens de Nice. Ce qui expliquerait, bien au delà d'une détestation policière commune ou des vomissements que le mot prison provoque, la raison d'un article sur Simon Radowitzky dans une encyclopédie consacrée à F. Merdjanov. Seule la protivophilie, adepte de rien sous toutes ses formes, est en mesure de tisser des liens encore plus ténus que cette forme de nécrophilie partagée entre Simon Radowitzky et F. Merdjanov, et y voir un intérêt commun évident pour les adages sumériens :
Notes
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