Société de la Guillotine
Société de la Guillotine (Гилотина општество en macédonien - Societat guillotina en nissard). Œuvre de bienfaisance éphémère.
SommaireFinEnviron 55 ans avant la naissance de F. Merdjanov [3], le 10 septembre 1925 après JCⒸ [4] marque la fin de la Société de la Guillotine. Ce jour-là, la justice nippone [5] condamne Daijiro Furuta [6], Tetsu Nakahama [7], Genjiro Muraki [8] et Kyutaro Wada [9] à de lourdes peines. Tuberculeux, Genjiro Muraki ne peut assister au procès et décède deux jours plus tard. Condamné à mort, Daijiro Furuta est pendu le 15 octobre. Après avoir fait appel de sa condamnation à vie, Tetsu Nakahama est finalement condamné à mort et exécuté le 15 avril 1926. Kyutaro Wada est condamné à la perpétuité et se pend dans sa cellule en février 1928. Ils sont accusés d'avoir tenté à deux reprises d'assassiner en septembre 1924 l'ancien lieutenant-général Fukuda Masataro. Kyutaro Wada tire au pistolet sur le militaire, mais le blesse seulement [10]. Il est arrêté peu de temps après. Daijiro Furuta et Tetsu Nakahama posent ensuite une bombe dans la résidence personnelle du militaire mais, absent, celui-ci échappe à l'explosion. Depuis la tentative d'assassinat du prince héritier Hirohito le 27 décembre 1923 par Daisuke Namba [11] les autorités nippones sont sur les nerfs. Les condamnations à mort de Daijiro Furuta et Tetsu Nakahama s'expliquent par leur participation à l'attaque d'une banque en octobre 1923 lors de laquelle un employé est tué. Huit hominines [12] sont alors arrêtés. Depuis fin septembre 1923, les activités de la Société de la Guillotine, créée l'année précédente, s'accélèrent. Les braquages sont nécessaires pour financer les projets. Et ils sont ambitieux ! Se venger directement en tuant Fukuda Masataro, le responsable de la mort des deux anarchistes Sakae Osugi et Noe Ito que la police militaire assassine le 16 septembre. Le 1er septembre 1923, un mouvement de plaques tectoniques au large de l'archipel d'îles qu'est le Japon engendre un tremblement de terre. Le sud de l'île principale d'Honshu est le plus touché par le séisme, et les grands centres urbains de Shizuoka, Yokohama et Tokyo sont particulièrement impactés. Le bilan officiel fait état de presque 600000 maisons détruites, environ 2 millions d'hominines sans abri et plus de 100000 morts. Les dégâts sont considérables [13]. L'accès à l'eau est rendu impossible et les feux se propagent. Des rumeurs aussi. Les hominines originaires de Corée, de Chine et des îles Ryukyu sont la cible des multiples accusations : empoisonnement de l'eau, pillages, incendies et meurtres. Entretenues par l'armée, ces rumeurs sont le prétexte à des arrestations policières et à des lynchages par des milices nippones. Tout semble partir d'un groupe d'ouvriers coréens venu à la rescousse de plusieurs des leurs coincés sous les décombres, et qui furent pris pour des pilleurs. La foule se déchaîne, comme le raconte un témoin direct, le cinéaste Akira Kurosawa : "De mes propres yeux, j'ai vu une foule d'adultes aux visages tordus se précipiter comme une avalanche dans la confusion, criant : "Par ici !" "Non, par là !" Ils poursuivaient un homme barbu, pensant que quelqu'un avec autant de poils sur le visage ne pouvait pas être japonais..." [14] Pour différencier les allochtones des autochtones, celleux-ci leurs font dire des mots de la langue nippone, difficiles à prononcer sans accent, afin de les "démasquer" [15]. Entre 6000 et 9000 hominines meurent sous les coups [16]. Environ 20 % de la population coréenne de Tokyo et entre 50 et 90 % de celle de Yokohama est tuée. Les corps sont parfois brûlés. La police nippone se saisit de l'opportunité d'une telle situation extraordinaire pour incriminer les milieux politiques contestataires. Les organisations ouvrières, les anarchistes et les autres révolutionnaires sont dans son viseur. Qu'illes soient du Japon, de Corée ou de Chine. Illes sont accusés de vouloir profiter du désordre pour renverser le pouvoir impérial. La répression s'abat sur le groupe anarchiste "Société des Hors-la-loi" (不逞社, prononcer "futeisha"). Park Yeol — un hominine mâle d'origine coréenne — est arrêté le 2 septembre et Fumiko Kaneko — hominine femelle d'origine nippone — deux jours plus tard, suspectés avec d'autres hominines de vouloir organiser un attentat lors du mariage du prince héritier prévu pour janvier 1924. Un certain nombre parviennent à fuir rapidement hors du Japon. En réponse aux affrontements qui opposèrent des grévistes aux forces de police l'année précédente lors des grèves à l'aciérie Ojima [17], dès le 2 septembre, dix membres de l'union des travailleurs sont arrêtés et décapités, puis leurs corps jetés dans un fossé [18]. La police militaire s'en prend de nouveau aux anarchistes. Sakae Osugi, son jeune neveu de 6 ans et Noe Ito sont arrêtés le 16 septembre [19] par un escadron mené par le lieutenant Masahiko Amakasu [20]. Selon son propre témoignage, il les étrangle les uns après les autres [21]. Les corps sont jetés dans un puits qui est ensuite sommairement comblé. La presse française relaie rapidement les informations sur la catastrophe, les meurtres d'hominines originaires de Corée et de Chine et les assassinats de Noe Ito, Sakae Osugi et son neveu [22]. Au Japon, les lynchages et les meurtres anti-coréens suscitent aussi des réactions indignées [23]. SynopsisDepuis 1868 l'archipel nippon est entré dans une nouvelle ère, celle de l'Empire du Japon. La capitale est déplacée de Kyoto à Tokyo. La mise à l'écart de l'ancien système féodal des shoguns [24] par le nouvel empereur Mutsuhito se fait par de larges réformes administratives, politiques et militaires. Depuis le milieu du XVIIème siècle après JC, le pouvoir militaro-politique des shoguns s'acharne à maintenir les îles sous son contrôle à l'écart des influences extérieures [25]. Le territoire et les eaux maritimes sont interdites, sous peine de mort, aux hominines mâles et femelles non-nippons. Seuls quelques ports sont accessibles, avec une autorisation. Ces mesures visent plus particulièrement les pays d'Europe, et dans une moindre mesure les pays voisins de l'archipel nippon. Les adeptes des mythologies christiennes [26] qui tentent de prendre pied sur les îles pour convertir la population sont expulsés et les marchands et navigateurs européens sont cantonnés dans certaines activités et subissent de multiples restrictions. Pendant deux siècles, la mythologie nationaliste nippone se structure. La littérature, les arts, la musique, la gastronomie [27], l'histoire, la langue et les cultures populaires sont mis au service de cette pensée autocentrée. Ils sont les ingrédients de la macédoine nauséabonde du compost nationaliste. L'empire du Soleil Levant se prépare doucement à dominer ce qui l'entoure et à affronter l'extérieur. Ses principaux rivaux régionaux sont la Chine et la Russie et, à l'international, le Royaume-Uni britannique et la France. Pragmatique, Mutsuhito accepte d'ouvrir partiellement l'économie du pays aux marchands étrangers pour mieux en tirer profit. Il cherche à industrialiser le pays et à moderniser l'armement. Réformateur, il permet une certaine libéralisation qui favorise l'éclosion de la presse écrite, encourage l'éducation secondaire et supérieure, et développe l'étude des sciences. Les techniques et les idées circulent aussi. Il est maintenant possible pour les hominines du Japon de sortir du pays [28]. Le discours nationaliste nippon va de pair avec une militarisation grandissante. Le royaume de l'archipel Ryukyu, au sud du Japon, est annexé en 1879. La guerre contre la Chine entre 1894 et 1895 se solde par l'annexion de l'île de Taïwan et des îles alentours par l'empire nippon. À l'issue de la guerre contre la Russie, en 1904 et 1905, le Japon obtient le sud de l'île Sakhaline et sur le continent la péninsule du Liaodong, dans le sud de la Mandchourie. La Corée est décrétée protectorat en 1905 par le Japon, puis province de l'empire en 1910. Le territoire de l'empire augmente de 77 % entre 1894 et 1910. L'occupation militaire des nouveaux territoires est violente, le discours nationaliste nippon dénigre toutes les autres cultures et traite durement les hominines. Le Japon administre mais veut aussi imposer ses modes de vie et sa culture qu'il juge supérieurs [29]. Les contestations anti-impérialistes sont réprimées. Idem sur le territoire même du Japon où les manifestations ouvrières, les syndicalistes, les groupes révolutionnaires ou les contestataires de l'ordre politique ont à souffrir de la répression. Beaucoup d'activités doivent être clandestines. Outre les hominines qui arrivent du Japon pour y travailler, la côte occidentale des États-Unis d'Amérique est un refuge pour les activistes et les dissidences nipponnes depuis la fin du XIXème siècle. Une lettre ouverte adressée à "Mutsuhito, empereur du Japon par des anarchistes-terroristes" en novembre 1907 et envoyée au consulat du Japon à San Francisco préconise "la mise en œuvre du principe de l'assassinat". La menace est claire : "Hé toi, misérable Mutsuhito. Ta vie touche presque à sa fin. Des bombes sont tout autour de toi, sur le point d'exploser. C'est un au revoir pour toi." En 1908, des dizaines d'anarchistes subissent les foudres de la répression nippone pour avoir exhibé publiquement des drapeaux rouges pour fêter la libération d'un des leurs [30]. Deux ans plus tard, l’incident de haute-trahison défraie la chronique [31]. Après une perquisition, la police nippone découvre du matériel pouvant servir à la fabrication d'une bombe et 26 hominines sont mis en cause. Quatre sont des moines bouddhaïens [26]. Lors de leur procès, tenu en janvier 1911, deux hominines sont condamnés à quelques années de prison pour détention d'explosif et 24 reçoivent une condamnation à mort. Douze voient leur peine commuée en détention à vie par décret impérial le 19 janvier et onze sont exécutés le 24 janvier [32]. Parmi eux, Shusui Kotoku. Sugako Kanno, la seule hominine femelle du groupe, est pendue le lendemain à la prison d'Ichigaya à Tokyo. L'avènement en 1912 du nouvel empereur Yoshihito accélère la libéralisation politique et l'ouverture économique. Métropole d'un empire régional, le Japon, et particulièrement ses grandes villes, est un lieu où les hominines des provinces viennent chercher du travail ou étudier. Un lieu où les hominines s'organisent dans les luttes anti-impérialistes de Corée et de Chine, où la contestation de la réalité nippone prend des formes artistiques, tout autant que sociales ou politiques. Originaires de Corée, de Chine ou du Japon, des hominines se croisent dans des projets politiques divers. Illes veulent bousculer l'empire nippon et libérer les provinces colonisées, obtenir des améliorations de leurs conditions de vie, renverser l'ordre politique et ébranler les certitudes impériales, ou tout simplement s'affranchir partiellement des contraintes sociales et culturelles.
Fiche technique
Distribution des rôles
ScénarioAvec l'ouverture de l'archipel nippon au monde extérieur à la fin du XIXème siècle, il devient plus perméable à ce qui se passe chez son plus proche voisin européen, la Russie. Leur frontière commune se situe, avec des fluctuations, dans les confins de l'extrême-orient russe et de la Mandchourie. Les soubresauts politiques et les contestations sociales qui secouent l'empire russe interpellent les hominines qui, au Japon, rêvent aussi d'une libéralisation de la société. Le tsar russe se veut aussi intouchable et imperturbable que l'empereur nippon. Leurs quelques réformes ne sont pas jugées suffisantes. La paysannerie est toujours sous le joug d'une aristocratie foncière ou guerrière, l'industrialisation et la modernisation font naître une classe ouvrière urbaine dont les conditions de travail et de vie sont misérables. La bureaucratie et les fonctionnaires sont omniprésents. L'assassinat en Russie du tsar Alexandre II en mars 1881 est une grande joie pour les hominines qui ont souffert de son régime, et pour celleux qui espèrent ainsi faire pression sur son successeur. Les spécialistes du tsarisme se demandent encore, au vu de sa grande connaissance de la langue russe, quels sont les mots que le tsar n'a pas compris dans la phrase simple : "On a faim !". Peut-être n'a-t-il pas mesuré l'intensité du point d'exclamation ? La bonne nouvelle arrive jusqu'au Japon. Parmi les composantes du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple [68], qui milite pour une libéralisation politique du Japon depuis les années 1870, elle est diversement appréciée. Le recours à la violence n'est pas une option partagée par l'ensemble de ces activistes. Regroupement d'individus et d'associations de tout le pays, ce mouvement n'est pas monolithique et en son sein les divergences sont parfois grandes sur les choix et les projets politiques. Impossible de retracer les premiers instants des associations, groupes et partis contestataires qui se montent à travers tout l'archipel nippon. Parmi les révolutionnaires, les principales tendances présentes en Russie le sont aussi au Japon. Le qualificatif de "socialiste" est alors employé indistinctement par les hominines qui s'y rattachent. La première organisation de travailleurs est fondée en 1882 par Kenshi Okunomiya [42]. Sous le nom de Parti des tireurs de pousse-pousse, sans être ni un parti, ni un véritable syndicat, elle s'organise pour protester contre l'apparition des premiers tramways. Le premier "parti socialiste" voit le jour en mai 1882 à Nagasaki sous le nom de Parti socialiste d’Extrême-Orient dont les conceptions sont "une combinaison de nihilisme russe et de doctrines taoïstes et bouddhistes du néant" [69]. Lors d'une conférence en janvier 1884 intitulée "Parti nihiliste d'Orient", il justifie l'utilisation de la violence contre les hominines des classes dirigeantes, en réponse à leur intransigeance face aux demandes de réformes sociales et politiques. Ce parti est rapidement interdit et son principal dirigeant envoyé en prison.
Les deux dernières décennies du XIXème siècle et la première du suivant sont des périodes de fortes contestations sociales. Les raisons sont multiples. Les guerres avec la Chine puis la Russie sont des facteurs d'accélération de l'industrialisation et de la modernisation nécessaire à soutenir l'effort de guerre. " Au Japon, la majorité des ouvriers d’industrie était issue de la paysannerie ou bien des classes les plus basses de la société féodale, les parias (eta, burakumin [71]) ; les anciens artisans, quand ils ne réussirent pas à conserver leur métier, constituaient l’encadrement de ce prolétariat. Les quelques artisans passés dans les rangs de la classe ouvrière fournirent, eux, le gros des ouvriers qualifiés, principalement dans le travail des métaux. À ses débuts, l’organisation du capitalisme est relativement simple et les industries sont peu diversifiées. Dans le Japon du XIXème siècle, le tissu industriel est avant tout composé de l’industrie textile, des chantiers navals, des transports, des mines et, à partir de la fin de la guerre sino-japonaise, de la métallurgie et de la sidérurgie. Ce tissu industriel est en outre, hormis dans la région de Tokyo, géographiquement spécialisé : le textile dans la région d’Osaka, les mines de charbon, la sidérurgie et les chantiers navals dans le Kita Kyushu, les mines de charbon à Hokkaido par exemple." [72] Les hominines femelles sont très présentes dans l'industrie de la soie où elles représentent parfois jusqu'à 85% de la population des filatures [73]. Si la plupart des emplois sont tenus par des hominines d'origine nipponne et paysanne, arrivant en ville pour y trouver du travail, les mines sont essentiellement exploitées par les catégories les plus pauvres qui n'ont pas d'autres réels choix et des hominines arrivant de Corée. Les conditions de travail y sont terribles et les conséquences néfastes sur la santé et l'environnement sont immenses. La mine de cuivre d'Ashio, au nord de Tokyo, est un bon exemple de ces débuts de l'industrialisation à marche forcée. En 1885, l'inondation de la mine, causant la pollution par des métaux lourds (arsenic, plomb, zinc, cadmium...) de la rivière locale, tue toute la faune et la flore, affecte 28 villes et villages, et contraint à l'abandon de 1600 hectares de rizière et de terres cultivées. Les inondations de 1896 sont encore plus dévastatrices : 136 villages et 46000 hectares sont touchés par la pollution industrielle. Et de nouveau en 1898. La population paysanne se soulève mais n'obtient que quelques maigres indemnisations [74]. De leur côté, les mineurs luttent pour l'amélioration de leurs conditions de travail et de leurs salaires. La fin de la guerre entre le Japon et la Russie en 1905 provoque une dégradation supplémentaire de leurs conditions d'exploitation salariale. Face au refus catégorique de négociations, le 4 février 1907 les mineurs entrent en grève. L'envoi de l'armée fait déborder la colère des grévistes. "Les ouvriers [...] rouent de coups de bâton l’un des directeurs des travaux, s’emparent des magasins, pillent les provisions, mettent le feu aux bureaux, détruisent les habitations des surveillants, chassent des mines la police." [75] Après quelques combats, l'armée reprend le dessus le 7 février. À la charnière des deux siècles, le territoire nippon est parcouru de soulèvements paysans [76] — avec lesquels s’entremêlent parfois les mouvements de révolte de l'ancienne caste guerrière des samouraïs, déchue socialement — et de grèves dans les régions plus urbaines [77]. La multiplication des grèves entre 1896 et 1898 incite les autorités nippones à interdire les syndicats en 1900 par une loi qui restreint les droits de réunion publique, de grève et d’organisation. Dès lors, tout ne peut se faire que dans la clandestinité. Malgré la pression policière croissante contre toute tentative de contestation organisée et la diabolisation des socialistes — anarchistes, marxistes et syndicalistes — les années 1906 et 1907 sont traversées de conflits sociaux. Selon le journal à grand tirage Mainichi Shinbun du 7 juin 1907, "les grèves entreprises en vue d’obtenir une augmentation des salaires deviennent des faits presque quotidiens. (...) Les membres du gouvernement comprennent-ils enfin que la vraie cause de ces soulèvements, ce ne sont pas les agitations socialistes ? (...) C’est la situation économique qui constitue le fond du problème." [75] Le contexte politique nippon de cette époque est complexe. L'ouverture de l'archipel sur le monde extérieur se double d'un discours nationaliste très virulent, alimenté par les guerres avec la Chine et la Russie, et qui justifie l'expansion de l'empire dans la région. Des hominines veulent s'ouvrir à des cultures différentes et s'enrichir de nouveaux modes de pensée, alors que d'autres y voient un risque pour la tradition culturelle nippone. Faut-il nipponiser la modernité ou moderniser la nipponité ? Quel équilibre ? Faut-il soutenir la guerre ? Les débats divisent. Depuis la fin du XIXème siècle, nombre d'hominines du Japon ont fait l'expérience d'un ailleurs. Des études ou du travail en France ou aux États-Unis d'Amérique, par exemple. Le Japon découvre le monde, autant que le monde découvre ce pays. Des hominines apprennent des langues étrangères et s'intéressent aux idées qui circulent. Cela est facilité par la présence sur le sol de l'empire d'hominines originaires d'Europe ou d'Amérique du Nord. Et parfois par des voyages. Empire insulaire depuis des siècles, le Japon devient empire régional. La colonisation est brutale. Les populations locales d'hominines sont malmenées. Le racisme vis-à-vis des populations non-nippones est une réalité vécu par des millions d'hominines. Le nationalisme nippon prend plusieurs formes et s'expriment dans tous les secteurs de la société. Bien sûr, cette idéologie nationaliste est portée par les autorités impériales, les partis politiques ouvertement nationalistes et des milices armées, mais pas seulement. Même les premières organisations syndicales n’échappent pas à la xénophobie contre des travailleurs coréens et chinois lorsqu'elles demandent, dans le cadre de l'amélioration de leurs conditions de travail, de ne plus partager des espaces de vie mixtes avec les "Autres", ou qu'elles les désignent comme les responsables de leurs difficultés [78]. Les organisations et les partis politiques libéraux aussi reproduisent en partie le discours nationaliste en justifiant parfois la nécessité des réformes pour rendre sa grandeur et son honneur au Japon, pour le préserver d'un effondrement, etc. Pour le dire en termes protivophiles, illes ont l’ambiguïté de celleux qui pourraient, de nos jours encore, défendre les bienfaits de la colonisation nippone au prétexte que l'invasion de l'île Sakhaline permit aux militaires russes d'inventer leur propre art martial, la systema, sur la base du judo [79] et du ju-jitsu [80] et à la France d'avoir une médaille d'or aux Championnats du monde de judo en 1993 grâce au grand philosophe David Douillet, qui se résume lui-même ainsi dans L'âme du conquérant, son autobiographie : "On dit que je suis misogyne. Mais tous les hommes le sont. Sauf les tapettes !"[81]. Pour qu'il puisse s'amender de ce coming-out vomitoire, LE grand maître de ju-tluidsu, Lapsuceur, a jugé bon de lui lancer un défi :
Mais évidemment, l'ensemble des hominines de l'empire du Japon ne partagent pas ces approches nationalistes, conservatrices ou réactionnaires. Pour elleux "C'est nippon, ni mauvais", selon la célèbre tirade de la triade comique Les Inconnus[83]. La question n'est pas là. Pour les plus critiques, il est nécessaire de s'attaquer à tout ce qui fonde les oppressions sociales et individuelles, que leurs origines soient nippones ou pas. Et parallèlement, illes alimentent leurs réflexions de philosophies et de contextes étrangers et puisent aussi dans l'histoire populaire nippone et les religions et philosophies d'Asie pour construire des critiques de l'existant. La situation en Russie depuis la "Révolution de 1905" est dans toutes les têtes. Les anarchistes et les socialistes-révolutionnaires [84] harcèlent le pouvoir tsariste. L'exemple est tentant pour nombre d'activistes. Comme pour l'anarchiste Mikhaïl Bakounine en 1861, le Japon est parfois un lieu de transit pour les hominines qui s'évadent des bagnes russes de Sibérie. Quelques socialistes-révolutionnaires font ainsi escale sur l'archipel en 1909 [85]. La pensée marxiste [86] propose une lecture de l'histoire nippone sous le prisme de l'exploitation économique, l'anarchiste sous celui des rapports de pouvoir, et l'individualiste sous celui de la domestication sociale. Au début du XXème siècle, le prolétariat urbain n'est pas très développé au Japon où la grande majorité de la population est encore paysanne et rurale. Contrairement aux marxistes qui se focalisent sur le prolétariat, l'approche des socialistes-révolutionnaires russes est en cela plus adaptée pour analyser la situation [87]. Le syndicalisme est aussi un grand sujet d'intérêt. Et particulièrement les formes révolutionnaires qu'il prend en France et aux États-Unis d'Amérique. Cette macédoine d'idées, de discussions, de confrontations et de projets agite moult hominines. Les autorités nippones estiment de plusieurs centaines à plusieurs milliers le nombre d'hominines qu'elles classent dans la catégorie floue des "socialistes", sans qu'il soit possible de porter un quelconque crédit à ces chiffres. La plupart sont des anonymes dont l'histoire a perdu les traces. Seuls quelques noms perdurent dans les mémoires. Pour leurs écrits, pour leurs choix, pour leurs activités, pour leur mort tragique, etc. Illes ne sont pas des exemples mais des points d'accès à une réalité historique. Rien de plus. Un peu moins d'un siècle avant sa sortie officielle, illes font de la chanson Partis de rien de la Scred Connexion leur hymne pessimiste à l'optimisme. Ou l'inverse ?
Shusui Kotoku & Sugako KannoDenjiro Kotoku naît le 4 novembre 1871 dans l'île de Kochi, au sud de l'archipel nippon, dans une famille qui vit de la fabrication de sake, un alcool de riz. Il y fait ses études secondaires avant de partir à Tokyo pour continuer à étudier. Sans le sou, il trouve un emploi auprès d'un politicien originaire lui aussi de Kochi et favorable à des réformes. Contraint de quitter Tokyo pour Osaka après un bannissement de son employeur, Denjiro Kotoku y fait la connaissance de Chomin Nakae [89]. Surnommé le "Rousseau d'Orient", ce dernier est un des dirigeants du Mouvement pour la Liberté et le Droit des Peuples. Ce serait lui qui donne à Denjiro le nouveau prénom de Shusui, "flots d'automne". De retour à Tokyo avec Chomin Nakae, Shusui Kotoku apprend l'anglais et devient journaliste pour des publications libérales. Il se rapproche doucement du socialisme et publie son premier livre en avril 1901 sous le titre L’Impérialisme, le spectre du vingtième siècle [90] dans lequel il critique la politique militariste nippone et ses conséquences sur les populations. Il participe en mai à la création du Parti social-démocrate, le premier parti socialiste du Japon, qui est immédiatement interdit. Lecteur de Karl Marx et Friedrich Engels, il publie L'essence du socialisme en juillet 1903. En profond désaccord avec les positions de soutien de son journal à la militarisation croissante, il le quitte en octobre 1903 en compagnie de Toshihiko Sakai. En novembre, ils lancent la Société de la Plèbe (平民社, prononcer "heimin-sha") et le Journal de la Plèbe (平民新聞, prononcer "heimin shinbun") dont les orientations politiques sont clairement socialistes et pacifistes [91]. Son triptyque est "Liberté. Égalité. Fraternité." L'hebdomadaire est très surveillé par les autorités et les deux animateurs régulièrement condamnés à des amendes et des interdictions. Le journal est tiré à 4000 exemplaires. La publication en 1904 de la traduction du Manifeste communiste [92] sonne le glas de l'hebdomadaire. Les exemplaires sont saisis. Le dernier numéro paraît fin janvier 1905. Shusui Kotoku est condamné à cinq mois de prison et la Société de la Plèbe est dissoute par les autorités nippones. Lors de son incarcération, Shusui Kotoku peaufine ses réflexions sur les limites du légalisme face à un État autoritaire et reformule sa critique de l’État nippon. Il se passionne pour les écrits de Piotr Kropotkine et revoit ses positions sur l'utilité de l’État en tant que tel. Il se tourne vers l'anarchisme [93].
En novembre 1905 il part pour les États-Unis d'Amérique. Pendant les 6 mois que dure son périple nord-américain, Shusui Kotoku rencontre des socialistes du Japon, en exil, ainsi que des représentants du Parti socialiste des États-Unis. Par l'intermédiaire d'anarchistes de ce pays, il fait connaissance avec le syndicalisme révolutionnaire de l'Industrial Workers of the World (IWW) [95] qui prône la grève générale et l'action directe. Avec une cinquantaine d'hominines originaires du Japon, Shusui Kotoku participe à la création du Parti Révolutionnaire Socialiste au début juin 1906. De retour au Japon, il publie Les grands courants du mouvement révolutionnaire dans le monde dans lequel il affirme que l'action directe et la grève générale sont les seuls moyens pour parvenir au socialisme véritable, l'anarchie. Le Parti socialiste japonais est divisé entre les parlementaristes et les adeptes de la violence politique. Avant que la question ne soit tranchée, le parti est interdit. Avec cinq autre hominines, Shusui Kotoku relance en janvier 1907 le Journal de la Plèbe mais en avril il est de nouveau interdit. Shusui Kotoku entretient une correspondance avec Piotr Kropotkine dont il traduit en japonais le livre La conquête du pain [96]. Et aussi La grève générale et la révolution sociale [97] d'Arnold Roller. Le tournant anarchiste de Shusui Kotoku est acté. Il parcourt tout le pays afin de faire connaître ses analyses politiques et ses critiques, et diffuser le Journal de la Plèbe. Depuis la création en 1903 de la Société de la Plèbe, et malgré son interdiction, un petit groupe d'hominines gravitent autour du journal, y écrivent parfois et aident à sa diffusion. Des cercles de discussion et de lecture sont organisés à travers tout l'archipel nippon. Shusui Kotoku rappelle en 1908 que "chez nous, où seulement l'emploi du mot Anarchie vous coûte une amende ou la prison, il nous est impossible d'avoir une organisation publique. Notre mouvement est toujours déguisé sous le nom de "Socialisme" pris dans le sens le plus large et conduit très secrètement, de façon à pouvoir se débarrasser de tous les mouchards." [98] En 1907 et 1908, les critiques contre l'empereur se font de plus en plus violentes. La lettre de menace directe contre Mutsuhito, écrite en novembre 1907 aux États-Unis d'Amérique, parvient jusqu'au Japon et est diffusée clandestinement. Gudo Uchiyama [43] écrit et fait paraître Communisme anarchiste en mémoire d’un emprisonnement en 1908. Le propos est clair : "Pourquoi es-tu pauvre ? Je te dirai, si tu ne le savais pas, que c’est parce que l’empereur, riche et grand propriétaire terrien, est une vermine qui absorbe le sang du peuple." Il est condamné pour cela à deux ans de prison. Les autorités nippones n'apprécient guère cet activisme anarchiste qui insulte l'empereur et prône la violence contre sa personne. Le 22 juin 1908, au cri de "Vive l'anarchie" (無政府万歳, prononcer "museifu banzaï"), une petite foule accueille la libération de l'anarchiste Koken Yamaguchi [99] avec des drapeaux rouges. La police intervient et arrête dix hominines. Absent au moment des arrestations, Shusui Kotoku revient à Tokyo et contribue de l'été 1908 au début 1909 à la Maison de la Société de la Plèbe qui accueille les proches des emprisonnés. Les condamnations vont de un an de prison à deux ans et demi de travaux forcés. Venue visiter en prison Kanson Arahata avec qui elle est mariée, et qui est condamné à un an et demi, Sugako Kanno rencontre Shusui Kotoku à la Maison de la Société de la Plèbe. Sugako Kanno est née en 1881 à Osaka. Violée à l'âge de 15 ans et cherchant à échapper à son géniteur et à sa belle-mère, elle se marie à 17 ans avec un hominine de Tokyo. L'histoire tourne mal et elle le quitte rapidement. De retour à Osaka, elle se rapproche des idées pacifistes et féministes, fréquente les milieux christiens [26]. Elle découvre le socialisme en lisant un texte sur les abus sexuels qui lui fait comprendre qu'elle n'a pas à culpabiliser du viol qu'elle a subi. En 1903 elle publie son premier roman Rupture, au ton antimilitariste. Sugako Kanno rencontre le socialiste Kanson Arahata [100] en 1906 et entame avec lui une relation amoureuse. Elle participe à la revue Femmes du Monde (世界婦人, prononcer "sekaï fujin") lancée en janvier 1907 par Hideko Fukuda [101]. Initialement "revue féminine", Femmes du Monde devient rapidement une "tribune féministe" pour décortiquer et critiquer le sexisme de la société nippone [102]. Sugako Kanno y écrit plusieurs articles. Dans l'un elle se rappelle tristement que "parmi les nombreuses choses ennuyeuses de ce monde, je pense que les hommes sont les plus ennuyeux." Les différentes tendances du socialisme imprègnent le contenu de la revue, tout autant que les questionnements sur l'utilisation de la violence politique qui les divisent. Pour certaines des participantes à Femmes du Monde, dont Sugako Kanno, "nos revendications de liberté et d’égalité avec les hommes ne seront pas gagnées si aucun sang n’est versé." Le duo Shusui Kotoku & Sugako Kanno quitte Tokyo en juillet 1909 et se lance dans la publication de la revue Pensée Libertaire (自由思想, prononcer "jiyu shiso"). Les amendes tombent dès le premier numéro, l'interdiction dès le second. Ne pouvant payer la somme qu'il lui est demandé en tant que responsable de publication, Sugako Kanno est envoyée en mai 1910 en prison pour trois mois et demi. Le 25 mai 1910, du matériel permettant la fabrication d'une bombe est trouvé lors d'une perquisition au domicile de Takichi Miyashita [36]. S'en suit une série de perquisitions et d'arrestations. Selon l'accusation le but de cette bombe est de tuer l'empereur, ainsi "la population japonaise aurait la preuve irréfutable que l’empereur, loin d’être un dieu vivant, n’était qu’un être humain comme les autres", selon des propos prêtés à Takichi Miyashita. Pour cela, il étudie la fabrication d'explosifs pendant 6 mois. Certains dans l'entourage de Shusui Kotoku sont mis dans la confidence mais refuse d'y participer, dont Shusui Kotoku, d'autres acceptent de se joindre à la tentative d'assassinat. Déjà emprisonnée pour les amendes de la Pensée Libertaire, Sugako Kanno est interrogée en prison. Shusui Kotoku fait parvenir à son avocat une lettre dans laquelle il affirme que tout ceci n'est qu'une machination politique. Selon le scénario judiciaire, Sugako Kanno devait donner le signal et Takichi Miyashita se charger de jeter la bombe. Pour son casting, la justice incrimine 26 hominines, complices d'une manière ou d'une autre car ayant eu un contact avec Shusui Kotoku depuis août 1908. Deux sont condamnés à quelques années de prison pour détention d'explosif et 24 à la peine de mort. Selon Sugako Kanno, "plus de la moitié d'entre eux étaient d'innocents témoins ayant été impliqués dans les actions de cinq ou six d'entre nous. Juste parce qu'ils nous fréquentaient ils sont maintenant sur le point d'être sacrifiés de cette monstrueuse manière. Simplement parce qu'ils sont anarchistes, ils sont sur le point d'être jetés de la falaise de leur mort."[103] Défiante vis-à-vis de cette institution judiciaire qui les condamnent sans réelles preuves tangibles, Sugako Kanno lance au tribunal : "Nous vous demandons pardon de vous avoir dérangés." Douze voient leur peine commuée en détention à vie par décret impérial le 19 janvier et onze sont exécutés le 24 janvier 1911. Dont Shusui Kotoku. Sugako Kanno, la seule hominine femelle du groupe, est exécutée le lendemain. Pendue. Peu avant sa mort, elle écrit Sur le chemin de l’échafaud [103], le journal intime de ses derniers jours. Le dernier texte de Shusui Kotoku est publié après sa mort. Intitulé Le Christ supprimé, il démonte la religion christienne qu'il qualifie de superstition et nie l'existence même de son prophète Jésus aka ChristⒸ. Il est toujours bon de le rappeler ! Selon lui :
Avant son exécution, Sugako Kanno précise aussi ce qu'elle comprend de la mort qui l'attend :
EntracteLes journaux du monde entier relaient les informations de ces exécutions [105], et particulièrement ceux des milieux révolutionnaires. Certains reprennent la version officielle du complot contre l'empereur, d'autres défendent la thèse d'une machination politique. Des manifestations, des rassemblements et des protestations sont organisés pour dénoncer le sort fait à ces 26 hominines. La presse anarchiste est vent debout. De Mother Earth [106] aux États-Unis d'Amérique à Freedom [107] au Royaume-Uni britannique, en passant par Le Réveil [108]en Suisse ou Les Temps Nouveaux [109] en France. Mais tout ceci n'y change rien. Ces exécutions impactent le mouvement anarchiste-socialiste pour quelques années [110]. Les hominines qui ont échappé à la répression redoublent de prudence dans leurs activités politiques et se cachent, d'autres quittent le Japon et se réfugient à l'étranger, d'autres préfèrent renoncer. La traque des "socialistes" est un sport policier. L'historiographie de l'anarchisme au Japon appelle cette période "Ère de l'Hiver". La joie lors de l'annonce de la mort — naturelle — de l'empereur Mutsuhito à la fin juillet 1912 ne suffit pas à réchauffer les cœurs. Son fils et successeur Yoshihito continue la politique de modernisation de l'économie et de libéralisation de son père. Les partis politiques autorisés s'installent encore plus confortablement au parlement nippon. Le contexte international est changeant. Profitant du déclenchement de la Première guerre dite mondiale en 1914, le Japon déclare la guerre à l'empire allemand et son armée se lance à l'assaut de ses possessions en Asie et dans l'océan Pacifique [111]. L'empire nippon est à son aise. Il prend pied en Mongolie intérieure et en Mandchourie, au nord-est de la Chine. Celle-ci n'est pas en capacité de s'opposer à cette présence militaire nippone. La conjonction de la modernisation de l'industrie et du secteur marchand, de l'expansion territoriale, des besoins de la guerre et du commerce de produits manufacturés avec les puissances européennes est bénéfique pour l'économie nippone [112]. Entre 1914 et 1919, le nombre d'ouvriers, mâles et femelles, passe d'environ 950000 à plus de 1,6 millions. "D’après des statistiques officielles, alors qu’en 1914 il y avait eu 50 grèves, englobant 7 904 ouvriers, en 1918 il y en a eu 417, englobant 66 457 travailleurs." [75] L'augmentation des prix est souvent la cause de ce mécontentement. Les émeutes du riz de juillet à septembre 1918 en sont une démonstration [113]. Si les méthodes peuvent faire envie à des socialistes, ce n'est pas toujours le cas pour le discours de certains syndicats. Les restrictions légales sur les "socialistes" et la pression des partis et milices nationalistes ne facilitent pas l'émergence de structures syndicales portant un discours révolutionnaire. À l'issue de la guerre en 1918, les nouvelles possessions sont confirmées par les accords internationaux signés entre les pays vainqueurs. Le Japon profite aussi de l'affaiblissement de la Russie depuis le renversement par les bolchevistes du tsar en 1917 pour tenter de s'installer dans l'Extrême-Orient russe. Il soutient l'effort de guerre des anti-bolchevistes jusqu'à l'écrasement de ces derniers. La prise de pouvoir des bolchevistes en Russie n'est pas sans créer de remous au sein de la mouvance révolutionnaire nippone. La réalité de leur autoritarisme et de leur acharnement à détruire tout ce qui ressemble de près ou de loin à des anarchistes, jusqu'à les assassiner, suscite des discussions et de sévères critiques. Il y a celleux qui y voient un danger, celleux qui doutent mais qui y voient une opportunité à saisir et celleux qui soutiennent, timidement ou pleinement. Les clivages se font plus forts parmi les socialistes. Les marxistes anti-autoritaires condamnent cette mainmise des bolchevistes sur le marxisme et celui-ci est regardé avec encore plus méfiance par les anarchistes. Le premier parti communiste au Japon est créé en 1922. Lors du congrès pour l’Union des militants anarchistes et communistes, en septembre 1922, les discussions autour de la liberté pour un syndicat de s'aligner ou non sur un parti politique divisent. La rupture avec les anarchistes est plus nette. Sakae OsugiLe 17 janvier 1885, Sakae Osugi naît dans la ville de Marugame, sur l'île de Shikoku dans le sud de l'archipel nippon. Il grandit au sein d'une adelphie de neuf enfants dont il est l'aîné. Comme son père, il tente de se lancer dans une carrière militaire et entre à l’École des cadets de l'Armée de terre. Mais il en est expulsé fin 1901 après une altercation avec l'un des autres cadets. L'année suivante, il s'installe à Tokyo pour y faire des études de littérature. En 1903, il s'inscrit à l’École des langues étrangères pour y suivre des cours de langue française et en sort avec un diplôme en juillet 1905. Pendant cette période il découvre les socialistes et les luttes sociales, et s'engage résolument contre la militarisation croissante qui mène le Japon à la guerre avec la Russie à partir du début 1904. Dès la fin 1903, Sakae Osugi se rend aux réunions hebdomadaires de la Société de la Plèbe à Tokyo et écrit son premier article dans le Journal de la Plèbe. Dans les débats qui divisent le Parti socialiste, il prend fait et cause pour Shusui Kotoku et les adeptes de l'action directe dans un article publié dans le Journal de la Plèbe. Comme d'autres hominines avec lui, Sakae Osugi est condamné à quelques mois de prison en mars 1906 pour "crime d'attroupement" lors du mouvement contre l’augmentation du prix des transports. À sa sortie de prison, il organise des cours d'espéranto et aide à la fondation de la première association espérantiste du Japon. Il participe à la revue féminine Revue de la famille (家庭雑誌, prononcer "katei zasshi") [114] dans laquelle il écrit "L'amour chez les animaux" [115] sur l'amour libre, et traduit le texte "Appel aux conscrits" paru dans le journal français L'anarchie [116]. La traduction est publiée en novembre 1906 dans la revue Lumière [117] (光, prononcer "hikari"). Puis, toujours du français, il traduit "Aux jeunes gens" de Piotr Kropotkine, un texte de 1881 republié en 1904 par Les Temps Nouveaux [118]. Pour ces deux textes, il est condamné puis emprisonné en mai 1907 pour quelques mois. En janvier 1908, il est de nouveau arrêté pour "attroupement interdit" et condamné à un mois et demi de prison. Lors de la manifestation le 22 juin 1908 pour la libération de Koken Yamaguchi[99] — condamné à un an et demi de prison pour "incitation à l'émeute" pendant le mouvement contre l’augmentation du prix des transports — une dizaine d'hominines sont arrêtés. Sakae Osugi écope de la plus lourde peine, deux ans et demi de travaux forcés. De fait, il échappe à la répression de mai 1910 qui s'abat sur 26 hominines. Sakae Osugi raconte ces années de prison dans le chapitre 7 de son Autobiographie [119]. Il explique qu'il profite toujours de ses séjours en prison pour apprendre une nouvelle langue. En plus du français, il maîtrise l'espéranto, l'allemand et le russe. Il est libéré en novembre 1910, en plein "Ère de l'Hiver". Vers la fin de l'année 1912, Sakae Osugi et Kanson Arahata [100] lancent la revue La Pensée Moderne (現代思想, prononcer "gendai shiso") qui propose des textes littéraires, philosophiques ou théoriques de "socialistes" et de libéraux du monde entier. Des cercles de discussions et des réunions publiques sont organisés. Sakae Osugi abandonne cette revue en septembre 1914 pour relancer le Journal de la Plèbe, au ton plus révolutionnaire et résolument anti-guerre. Les numéros sont saisis à chaque parution et finalement le journal s'arrête en mars 1915. Bien décidé à continuer son œuvre de propagandiste, Sakae Osugi fait paraître de nouveau La Pensée Moderne entre octobre 1915 et janvier 1916. Bien qu'il soit marié depuis juin 1906 et malgré les injonctions sociales sur le couple [121], Sakae Osugi entretient une relation "amoureuse" avec Ichiko Kamichika [122] à partir de 1915 et Noe Ito à partir de l'année suivante. Toutes deux sont membres de la Société des Bas Bleus (青鞜社, prononcer "seito sha"). La situation n'est pas simple, comme l'illustre le film Eros + Massacre [120] consacré aux "amours plurielles" d'Ichiko, Noe et Sakae. Jalouse de Noe Ito, Ichiko Kamichika tente de poignarder Sakae Osugi et le blesse à la gorge. Face au scandale, la femme de Sakae Osugi demande le divorce et Noe Ito est bastonnée par des proches d'Ichiko Kamichika. Cette dernière est condamnée à quatre ans de prison en première instance, puis finalement à deux ans en appel. Les fiançailles de la sœur de Sakae Osugi sont annulées et celle-ci, par déshonneur, se suicide. Noe Ito et Sakae Osugi auront par la suite cinq enfants, quatre femelles et un mâle, dont Ema, Louise et Nestor. Pour Emma Goldman, Louise Michel et Nestor Makhno [123] ! Sakae Osugi s'installe avec Noe Ito dans une cité ouvrière tokyoïte et publient entre janvier et avril 1918 la revue Critique de la Civilisation (文明批評, prononcer "bunmei hihyo"). Kyutaro Wada [9], Unosuke Hisaita [124] et Sakae Osugi publient d'avril à juillet le Journal du Travail (労働新聞 , prononcer "rodo shinbun"). Clairement plus syndicaliste-anarchiste, la revue Mouvement Ouvrier (労働運動, prononcer "rodo undo") est lancée en octobre 1919. Elle paraît jusqu'en juillet 1920. Après une courte peine de prison pour des violences sur un hominine de la police, Sakae Osugi contribue à la mise en place d'une Fédération Socialiste du Japon en août 1920 pour unir les "socialistes" radicaux, c'est-à-dire les anarchistes et les communistes. Mais les différences politiques et les divergences pratiques sont de plus en plus difficiles à surpasser. Sakae Osugi se rend alors à Shanghai pour assister à un Congrès des socialistes d'Extrême-Orient organisé fin 1920. Mais il n'en revient pas enchanté. Dans cet esprit d'alliance, la revue Mouvement Ouvrier est relancée. Mais l'écrasement de la révolte des marins de Kronstadt en mars 1921 par les bolchevistes coupe toujours un peu plus les anarchistes des communistes. Tristement, la plupart des partis communistes d'Extrême-Orient soutiennent les choix politiques des bolchevistes russes. Mouvement Ouvrier cesse de paraître. Éclaircissements faits, une troisième série de Mouvement Ouvrier est publiée, sans bolchevistes, à partir de décembre 1921. Sakae Osugi, Noe Ito, Kyutaro Wada [9] et Kenji Kondo [125] sont à la manœuvre.
Sakae Osugi est prolixe. Outre les articles qu'il publie dans les journaux auxquels il participe, il rédige aussi plusieurs textes et réalise quelques traductions. Par exemple, ses Notes de prison écrites pendant son séjour en prison de fin 1919 à début 1920. Il traduit et publie L’Entraide, un facteur de l’évolution de Piotr Kropotkine en 1917 [126] et Mémoires d'un Révolutionnaire en 1920 [127], ainsi que Souvenirs d'un entomologiste de Jean-Henri Fabre sous le titre Chronique des insectes en 1920 [128]. Mais aussi le naturaliste Charles Darwin, le syndicaliste révolutionnaire Georges Sorel, l'écrivain Romain Rolland ou encore le philosophe Henri Bergson. Il fait paraître de nombreux textes sur et de Mikhaïl Bakounine. En parallèle de ces activités de propagandiste par l'écrit, Sakae Osugi n'a de cesse de vouloir trouver la meilleure forme de contestation dans le monde du travail. Quel type de syndicalisme ? Pour lui, la grève générale et l'action directe sont les moyens, et le but d'un syndicat doit s'inscrire dans une perspective anarchiste. Qu'importe un syndicat nationaliste ! Avec Kanson Arahata [100] il crée la Société d’études syndicalistes en 1913 pour diffuser un vision syndicaliste anarchiste de la lutte. Il s'informe de ce qu'il se passe dans le reste du monde et scrute toutes les tentatives de créer des organisations syndicales au Japon. Invité par l'anarchiste français André Colomer [129], contributeur au Libertaire et animateur de La Revue Anarchiste, Sakae Osugi quitte le Japon en décembre 1922, via Shanghai, pour assister au Congrès international des anarchistes de Berlin prévu pour début 1923 — puis finalement annulé. Sakae Osugi arrive en France en février 1923 avec un faux passeport chinois au nom de Chin Chen, étudiant à Lyon. Il fait une demande de visa pour pouvoir se rendre à Berlin. Il espère y rencontrer des proches de Nestor Makhno. Il profite de cette pause pour rencontrer des anarchistes et des syndicalistes de France et aussi quelques anarchistes de Chine en exil dans ce pays. Accompagné de Shizue Hayashi [130] un artiste nippon, il fréquente aussi les bars et les cabarets parisiens de Montmartre où il a une courte relation amoureuse avec une jeune danseuse nommée Doré. Il se documente largement sur Nestor Makhno [123] et "son" insurrection paysanne et makhnoviste dans l'ouest de la Russie. Dans une lettre envoyée de Lyon à Noe Ito, Sakae Osugi lui fait part de ses hésitations politiques : "Je ne suis toujours pas en mesure de décider si je dois travailler avec les masses ou poursuivre le mouvement du "pur anarchisme" que nous avons maintenant." Lors du rassemblement du 1er Mai à Saint-Denis, dans la banlieue de Paris, Sakae Osugi est arrêté après une prise de parole publique. Malgré une tentative collective de le libérer [131], il est emprisonné trois semaines par les autorités françaises. Expulsé de France en juin, il prend le bateau à Marseille, direction le Japon. Après son retour sur l'archipel, il publie Une histoire d’évasion du Japon où il relate son récent voyage : "Mon plus grand regret en ce qui concerne mon voyage en Europe était que je n’avais aucune chance, puisque je ne pouvais pas entrer en Allemagne, de rencontrer les nombreux ex-Makhnovistes qui vivaient alors en exil à Berlin, en particulier la soi-disant "Chef d’état-major" Voline". Il rédige et édite Un Général anarchiste. Nestor Makhno. Son dernier texte. Noe ItoNoe Ito naît le 21 janvier 1895 sur l'île de Kyushu, dans le sud de l'archipel nippon. Aînée d'une famille dont le père se retrouve sans emploi, elle arrête sa scolarité en 1909 pour travailler. Aidée financièrement par de la famille à Tokyo, elle part en 1910 s'inscrire au lycée de jeunes filles de la capitale nippone. De retour dans sa province natale, elle est mariée en 1912 après un arrangement entre familles. Mais Noe Ito fuit ce mariage forcé et part se réfugier à Tokyo chez Jun Tsuji son professeur d'anglais. Pour cela, elle est reniée par sa famille et Jun Tsuji perd son emploi. Elle divorce l'année suivante. Noe Ito et Jun Tsuji entament alors une relation amoureuse et se marient. Elle a 18 ans et lui 29. En 1911, cinq hominines femelles fondent la Société des Bas-Bleus (青鞜社, prononcer "seito sha") et lancent Bas-Bleus (青鞜, prononcer "seito"), la première revue écrite "par et pour des femmes" et consacrée à la littérature. Cette expression de "bas-bleus" est une référence au Cercle des Bas Bleus, un salon littéraire qui, dans le Royaume-Uni britannique du XVIIIème siècle, est animé par des hominines femelles cultivées, les fameuses "femmes de lettres". Mâles et femelles y discutent. Au siècle suivant, dans la bouche des misogynes et des réactionnaires qui ne supportent pas l'idée de considérer les femelles comme leurs égales, l'expression bas-bleus devient péjoratif. Étrangement, l'expression s'emploie au masculin : une hominine femelle cultivée est un bas-bleu. Sur l'archipel nippon, les hominines femelles sont loin d'être considérées égales à leurs homologues mâles : les rôles sociaux sont genrés et basés sur la subordination. Tant de choses sont à changer... [132] Outre les fondatrices qui écrivent dedans, la revue nippone Bas-Bleus ouvre ses pages à des romancières, des poétesses ou des illustratrices. Elle se veut avant tout revue littéraire au prisme féminin. Le premier numéro sort en septembre 1911, tiré à 1000 exemplaires. La Société des Bas-Bleus édite un recueil de nouvelles, écrites par douze d'entre elles. La première interdiction de la revue intervient en avril 1912 pour la publication de la nouvelle La Lettre d'Iku Araki [133] qui parle de l'adultère. Noe Ito rejoint la Société en septembre 1912 et s'implique rapidement dans Bas-Bleus. Elle publie ses premiers poèmes. Après un an d'existence, le tirage de la revue est passé à 3000 exemplaires. En janvier 1913 paraît le premier supplément de Bas-Bleus consacré aux "femmes nouvelles" et qui décortique le statut des hominines femelles dans un contexte culturel nippon qui laisse peu de place à ce qui n'a pas une odeur de mâle. Les questionnements sur l'amour, l'avortement, la virginité pré-maritale, la sexualité, la prostitution ou encore la modernité divisent les hominines femelles, même au sein de la Société des Bas-Bleus [134]. Un recueil de romans sur les rapports de genre, écrits par des hominines femelles, est édité en février 1913 et le second numéro du supplément de la revue sur les questions de genre est interdit. La critique se radicalise. La publication dans Bas-Bleus du texte de Raicho Hiratsuka [135] Aux femmes de ce monde créé la polémique en 1913. Elle conteste l'institution du mariage et plaide pour l'autonomie individuelle. Pour cela, la revue est condamnée pour atteinte aux bonnes mœurs et quelques membres, dont Noe Ito, reçoivent des menaces de mort. Le texte est interdit. Certaines membres prennent leurs distances, les effectifs s'amenuisent. Début 1915, Noe Ito devient directrice de rédaction de Bas-Bleus. Le ton est plus anarchisant, dans le sens de contestation de l'ordre établi, avec une pointe d'individualisme qui offre une échappatoire sociale possible. Sa découverte et la lecture de l'anarchiste russe Emma Goldman est décisive dans les évolutions politiques de Noe Ito. Elle traduit de l'anglais trois textes d'elle, extraits de Anarchisme et autres essais publié en 1911, et les publie : La tragédie de l’émancipation des femmes, Mariage et Amour et Minorités contre Majorités. De Diverses pensées sur la chasteté de Noe Ito sur les relations sexuelles hors-mariage à D'une femme en prison à son homme de Satsuki Harada [136] sur l'avortement, les textes publiés dans Bas-Bleus font polémique. Sous forme de lettre à Noe Ito, Sakae Osugi publie La virginité, la chasteté et la pudeur en avril 1915 dans un autre journal. Le texte de Satsuki Harada provoque une troisième interdiction de la revue en juin [137]. Bas-Bleus s'arrête début 1916 après 52 numéros. Environ 200 hominines femelles ont collaboré à la revue depuis 1911 [138]. Comme d'autres hominines femelles qui dans les deux premières décennies du XXème siècle ont fait le choix de ne pas se plier au mariage et à la virginité imposée, Noe Ito suscite de très nombreuses réprobations. La vie commune pour les couples non-mariés est très mal vue et les enfants naissant de ces unions sont très mal considérés. La pression sociale est forte. Mariée avec Jun Tsuji, Noe Ito vit avec lui et leurs deux enfants. Elle le quitte dans le courant de 1916 après avoir découvert que Jun Tsuji entretenait une autre relation amoureuse. Lors de cette séparation, elle prend un enfant avec elle, et Jun Tsuji garde l'autre. Elle se réfugie chez Sakae Osugi et sa femme qui l'accueillent. La relation amoureuse secrète qui se noue alors entre Noe Ito et Sakae Osugi est rendue publique fin 1916 par l'agression au couteau de Sakae Osugi par son autre amante Ichiko Kamichika. La période de la première guerre dite mondiale, de 1914 à 1918, n'est pas sans conséquence pour les hominines femelles de l'archipel nippon. Le départ des hominines mâles pour se battre et les besoins en main-d'œuvre de l'économie de guerre accélèrent l'entrée des hominines femelles dans le monde ouvrier. Dans des secteurs de l'économie jusqu'alors essentiellement masculins. Certaines vivent seules, d'autres doivent s'occuper des enfants, mais toutes doivent subvenir à leurs besoins. Elles expérimentent l'autonomie économique. Noe Ito et les participantes à la Société des Bas-Bleus sont de la seconde génération d'hominines femelles à avoir accès à l'éducation, de la première à bénéficier des critiques sociales formulées depuis la fin du XIXème siècle. Les approches sont diverses. Certaines contestent ce qu'il y a de misogyne dans la culture nippone, d'autres préfèrent s'appuyer dessus pour dénoncer la misogynie générale. Faut-il nécessairement abandonner le kimono et les sandalettes pour être émancipée ? Suffit-il simplement d'opter pour des tenues vestimentaires et des attitudes sociales venues d'Europe et des États-Unis d'Amérique, jugées indécentes, pour être moderne ? Dans le Japon des années 1920, parmi les hominines femelles vivant dans les centres urbains, émerge le phénomène des Moga (モガ), abréviation de l'anglais modern girl. Elles fument des cigarettes, consomment de l'alcool, prennent la parole, flirtent ouvertement et/ou s'habillent comme des hominines mâles occidentaux. Un peu garçonne, provocante, la Moga est alors l'archétype de beauté en vogue dans cette modernité nippone. Dans ce contexte, quelques anciennes membres de la Société des Bas-Bleus, dont Raicho Hiratsuka [135], créent en 1919 une Association des Femmes Nouvelles (新婦人協会, prononcer "shin-fujin kyokaï". Mais Noe Ito ne s'y retrouve pas.
Depuis la fin de Bas-Bleus, Noe Ito participe à des projets qui ne sont pas à proprement parlé féministes. Début 1918, Sakae Osugi et Noe Ito publient la revue Critique de la Civilisation (文明批評, prononcer "bunmei hihyo") qui ne sera qu'éphémère. Politiquement, Noe Ito se situe dans l'esprit de la revue Mouvement Ouvrier (労働運動, prononcer "rodo undo") à laquelle elle participe et dans laquelle elle écrit quelques textes. Après des vicissitudes avec les bolchevistes, cette revue, animée par Sakae Osugi, Kyutaro Wada [9] et Kenji Kondo [125] et Noe Ito, défend une approche critique anarchiste du monde et le syndicalisme anarchiste comme moyen de lutte. Elle rédige entre autres le texte Étude sur Kropotkine. Noe Ito est très critique vis-à-vis de l'Association des Femmes Nouvelles à qui elle reproche d'être exclusivement portée par des bourgeoises, comme le résume le titre d'un texte qu'elle publie en février 1921, L'Égoïsme du mouvement des femmes de la bourgeoisie. En avril, quatre hominines femelles créent la Société de la Vague Rouge (赤瀾会, prononcer "sekirankai") dont le discours mêle la critique du système économique capitaliste et une approche féministe. Pour elles les deux sont indissociables et la Société de la Vague Rouge se fixe pour but de participer à la manifestation du 1er mai pour porter ce discours. Le Manifeste aux femmes rédigé à cette occasion est clair : "La Sekirankai est une organisation de femmes qui prévoit de participer à l'entreprise de destruction de la société capitaliste et de construction d'une société socialiste. La société capitaliste nous transforme en esclaves à la maison et nous opprime en tant qu'esclaves salariées à l'extérieur du foyer. Elle transforme beaucoup de nos sœurs en prostituées. Ses ambitions impérialistes nous privent de nos pères, enfants, amours et frères bien-aimés et les transforment en chair à canon. Il les force, ainsi que les prolétaires d'autres pays, à s'entretuer brutalement. C'est une société qui, au nom de ses profiteurs cupides, écrase et sacrifie notre jeunesse, notre santé, nos talents, toutes les chances de bonheur, même notre vie, et ne ressent aucune compassion. La Sekirankai déclare une guerre totale à cette société cruelle et éhontée. Femmes qui souhaitez être libérées, rejoignez la Sekirankai !" Une vingtaine de membres de la Société de la Vague Rouge défilent à la manifestation du 1er mai avec des drapeaux rouges et noirs ainsi que de petits drapeaux portant les initiales RW, pour "Red Wave" en anglais. Une première. Elles sont arrêtées en vertu de l'article 5 de la loi de 1900 qui interdit aux hominines femelles de s'organiser en mouvements politiques et de manifester publiquement.
Tout comme Kikue Yamakawa [142], Noe Ito est "conseillère" de la Société de la Vague Rouge pour laquelle toutes deux donnent des conférences et écrivent. L'une est marxiste, l'autre anarchiste. La Société est proche de la Fédération Socialiste du Japon fondée en août 1920 et qui regroupe des anarchistes et des communistes. En juillet 1921, Kikue Yamakawa fait paraître L'Association des femmes nouvelles et la Société de la vague rouge où elle critique sévèrement l'association à qui elle reproche de ne se préoccuper que des réalités des hominines femelles éduquées et bourgeoises, loin des réalités quotidiennes de leurs homologues prolétaires. Le même mois, deux conférences publiques sont organisées par la Société et la revue Propice (お目出度誌, prononcer "omedetashi") est lancée. Pour sa démonstration inédite et scandaleuse du 1er mai et ses discours révolutionnaires, la Société de la Vague Rouge s'attire les foudres de la presse nippone et la haine des nationalistes et conservateurs qui en parlent comme d'une bande de "dégénérées" ! Dans un contexte où le "communisme" est la grande peur politique nippone, par ses liens avec la Fédération Socialiste du Japon elle s'expose aux mêmes interdictions. En plus de celles spécifiques aux hominines femelles qui sont interdites de s'organiser et de manifester. L'intersectionnalité par le fait. En décembre 1921, l'expérience de la Société de la Vague Rouge prend fin. À l'image de l'opposition croissante entre anarchistes et communistes au sein de la Fédération Socialiste du Japon et de la revue Mouvement Ouvrier, les membres de l'ex-Société prennent ensuite des chemins différents. Certaines rejoignent les partis communistes du Japon qui s'alignent politiquement sur celui de la Russie bolcheviste, d'autres demeurent anarchistes. Avec Sakae Osugi, Kyutaro Wada et Kenji Kondo, Noe Ito participe fin 1921 à la relance de Mouvement Ouvrier, désormais débarrassé de sa composante bolcheviste. Qu'elles soient bolchevistes ou anarchistes, ces hominines femelles évoluent dans des milieux militants où les hominines mâles prédominent par leur présence, par leurs écrits ou par leur auras. Ils sont tout autant critiques de la société nippone qu'ils en reproduisent des rouages sexistes. Cantonnées légalement hors de la sphère politique et très minoritaires dans les milieux politiques révolutionnaires, les hominines femelles activistes sont plus souvent condamnées à des amendes qu'à de la prison ferme. Dans les faits, elles se retrouvent bien souvent à devoir s'occuper seule des enfants qui ont été fait à deux. D'autant plus difficile lorsque cela se fait hors-mariage. Lors des quelques séjours en prison de Sakae Osugi entre 1916 et 1923, Noe Ito s'occupe de leurs cinq enfants en plus de l'un des enfants qu'elle a eu avec Jun Tsuji. Deux meurent en bas-âge. Pendant ces années où Noe Ito entretient une relation avec Sakae Osugi, les deux vivent ensemble. La contrainte économique est plus forte que leur projet initial d'avoir des logements séparés, une autonomie économique individuelle et une liberté sexuelle absolue. Jun TsujiLe 4 octobre 1884, naît Jun Tsuji à Tokyo. Selon lui, sa jeunesse se résume à "rien d'autre que de la misère et de la souffrance, une série de difficultés traumatisantes". La poésie et la musique sont ses échappatoires. Il se passionne pour la littérature et la philosophie. L'ouverture de l'empire nippon sur le reste du monde offre à Jun Tsuji des opportunités de combler sa curiosité. Il se lance dans l'apprentissage de quelques langues étrangères dont l'anglais et devient enseignant de cette langue dans une école tokyoïte. Mais il perd ce travail en 1913 après l'officialisation de sa relation avec une jeune étudiante, Noe Ito. Le duo s'installe ensemble. Deux enfants naîtront de cette rencontre entre les deux hominines. Grand lecteur, et maîtrisant suffisamment le français et l'anglais, Jun Tsuji se lance dans plusieurs traductions. L'Ombre et La Cloche, deux contes de Hans Christian Andersen, la nouvelle réaliste La parure de Guy de Maupassant [143], la pièce de théâtre Les Aveugles de Maurice Maeterlinck [144] et la première nouvelle de Stanley Makower, Le miroir de la musique, dédicacée à la chanteuse de cabaret au Moulin Rouge parisien Yvette Guilbert. Jun Tsuji traduit en 1914 le livre de Cesare Lombroso intitulé L'homme de génie, publié en 1877 [145]. Dans cet ouvrage, le fondateur de la criminologie moderne affirme sa thèse controversée que le génie est lié à la folie et à la dégénérescence sociale d'hominines. Pour lui, l'inspiration artistique et scientifique est équivalente à de l'épilepsie [146] et que la délinquance et la criminalité sont des espaces où des hominines font preuves de génie. Il cherche de la folie chez le poète Charles Baudelaire ou le scientifique Isaac Newton et reconnaît le talent d'un François Villon ou d'un Lacenaire, malgré leurs vies criminelles. Dans un autre de ses ouvrages, il assure que "la criminalité, chez les poètes et les artistes, est malheureusement plus forte. Beaucoup, parmi eux, sont dominés par la passion, qui est le plus puissant aiguillon de leur verve ; ils n'ont pas, pour les retenir le critérium du vrai, les sévères déductions de la logique, dont sont armés les savants." [147]. La très grande différence entre Cesare Lombroso et Jun Tsuji est que l'un défend cela pour mieux le condamner, là où l'autre ne veux qu'exalter la folie créatrice. L'un fonde ses raisonnements sur des préalables racistes et des hiérarchisations sociobiologiques, à la recherche d'une criminalité de naissance, alors que l'autre prône l'alcool, le rien faire et le vagabondage. Les écrits de Friedrich Nietzsche et de Max Stirner bouleverse le cours de choses pour Jun Tsuji. Il découvre la pensée de Stirner grâce aux articles que Sakae Osugi fait paraître en 1912 dans sa revue Pensée moderne, deux articles critiques intitulés Les Egoïtistes et Différents aspects de l'individualisme moderne où il tente de lui donner une perspective sociale et collective dans ce qu'il appelle un "individualisme moderne" [148]. Comme en Europe, l'individualisme stirnerien est regardé avec méfiance dans les milieux politiques révolutionnaires nippons. En 1915, Jun Tsuji réalise et publie la première traduction en japonais de L'Unique et sa propriété de Max Stirner [149] sous le titre 自我経 (prononcer "jiga kyo") qu'il est possible de rendre en terme protivophile par Egodulie ou en français classique par Soutra de l'Ego. Dans la mythologie bouddhaïenne et la langue sanskrite, les soutras sont des traités de grammaire, de philosophie ou de théologie. Des recueils de règles et de préceptes [150], comme le Kamasutra pour la sexualité. Dans sa traduction, Jun Tsuji alterne avec trois formes pour désigner cet unique : 自我 (prononcer "jiga") qui se traduit par ego, 自分 (prononcer "jibun") par moi-même et 自己 (prononcer "jiko") par soi. Noe Ito quitte Jun Tsuji en mai 1916 pour se relationner et s'installer avec Sakae Osugi. Elle part avec l'aîné de leurs enfants et lui garde le cadet. Est-ce parce que l'Unique se retrouve plus solitaire, nul ne peut le dire, mais entre 1915 et 1923 Jun Tsuji enchaîne les traductions. Parmi les auteurs francophones, il traduit le conte philosophique Zadig de Voltaire [152], le roman L'enfer de Henri Barbusse [153], Poèmes de François Villon [154], le poème N'importe où hors du monde de Charles Baudelaire [155] et un poème dada [156] de Paul Morand. Parmi les anglophones, le récit autobiographique Confessions d'un mangeur d'opium anglais de Thomas de Quincey [157], De Profundis [158], la lettre d'Oscar Wilde à son jeune amant, la nouvelle Ombre d'Edgar Allan Poe [159], le roman Confessions d'un jeune anglais de George Moore [160] et un recueil de poésie d'Arthur Symons. Et quelques autres auteurs encore. [161] Les hominines de l'archipel nippon portent attention à ce qu'il se dit et s'écrit dans le reste du monde. Illes découvrent le cubisme, le dadaïsme, le futurisme italien et les futuriens russes. Et inversement, l'Asie fascine. Ses philosophies du rien attirent les hominines qui y voient une forme de nihilisme. D'autres misent sur une rencontre directe pour effacer les traces et séquelles des guerres passées entre la Russie et le Japon. En guise de réponse à des lettres de jeunes hominines du Japon publiées en octobre 1916 dans un journal russe, le poète futurien Velimir Khlebnikov publie l'année suivante une lettre à ses "Chers et lointains amis !" [162]. Pour lui, "cette idée commune, dont nous ne parlons pas, mais que nous sentons, c’est que l’Asie n’est pas seulement une terre septentrionale, habitée par un polynôme de peuples, mais aussi un morceau d’écriture, où doit surgir le mot "Je". Comme il n’est sans doute pas encore tracé, le destin ne doit-il pas, pour ainsi dire, prendre la plume pour inscrire ce mot si actuel ? La main de l’écrivain universel n’y a pas songé. Eh bien, arrachons un pin dans la forêt, trempons-le dans l’encrier des mers et écrivons le signe-enseigne "Moi, l’Asie"." Khlebnikov voit dans l'Asie "un projet transnational de libération personnelle et collective" car "en bon futurien Khlebnikov ne manque pas de remarquer que phonétiquement "Asia" se décompose en "az" + "ja" soit les "Je" en vieux slave et en russe moderne... Pour lui, l’ancien "az" correspond à un "Je libéré" ; en ouvrant le mot Asie, il indique la voie d’une libération non seulement individuelle (celle du Moi) mais également de tous les autres individus (celle du Nous) de cet espace géographique. Une raison plus que suffisante pour faire un "sien collectif" de cette entité géographique !" [163]. Le poète futurien David Bourliouk séjourne au Japon entre 1920 et 1922, lui qui aimait lorsqu'il était en Russie arborer un "Moi" écrit sur le front [164] [163], et influence le milieu culturel "underground" nippon. Pour les hominines qui y voient un quelconque intérêt, la poésie du rien est véritablement intarissable comme le rappellent très justement les rienistes russes :
En 1921, Jun Tsuji édite L’Affirmation est dadaïste de Takehashi Shinkichi [166]. Pour ce dernier, "Dada affirme tout, nie tout. L’infini et le néant sonne comme le tabac, le slip, les mots. Tout ce qui surgit de l’imagination existe dans le réel" ! Comptant parmi les précurseurs du mouvement dada au Japon [167], Jun Tsuji se situe quelque part entre le monde des artistes contestataires et celui du socialisme radical de Shusui Kotoku [168]. Entre, d'une part, le manifeste du groupe poétique dada Rouge et Noir (赤と黒, prononcer "aka to kuro") qui déclame en 1923 que "Un poème c’est une bombe. Les poètes sont des criminels obscurs qui lancent des bombes contre les murs épais de la prison", et de l'autre les écrits horrifiés d'hominines face à la guerre et au nationalisme nippon.
Jun Tsuji se nourrit autant de la philosophie du négatif et du chaos de Nietzsche que de la pensée négative bouddhaïenne avec son 無 (prononcer "mu") qui désigne le "rien" ou la "non-existence" [151]. À l'image du personnage principal du roman philosophique Ainsi parlait Zarathoustra de Friedrich Nietzsche, il veut être son propre refus du monde face à l'absurdité de celui-ci. Kyojiro Hagiwara [170], un poète dadaïste et ami de Jun Tsuji, rapporte que "les vagabonds et les travailleurs de la ville se rassemblent autour de lui. Les chômeurs défaits et les sans-le-sou trouvent en lui leur propre maison et religion... ses disciples sont les affamés et les pauvres de ce monde. Entouré d'eux, il prêche passionnément les bonnes nouvelles du nihilisme. Mais il n'est pas comme le Christ et il prêche ivre et sans sens. Les disciples l’appellent simplement "Tsuji", sans le respect dû, et lui tapent parfois sur la tête. C'est une étrange religion... Tsuji a malheureusement été dépeint comme un personnage religieux. Cela semble contradictoire mais Tsuji est un homme religieux sans religion... Tout comme l'art n'est pas une religion, la vie de Tsuji n'en est pas une. Mais dans un sens si... Tsuji se considérait lui-même comme un Unmensch [Non-humain]... Si le Zarathoustra de Nietzsche est une religion... alors l'enseignement de Tsuji est une meilleure religion que celle de Nietzsche, car Tsuji vivait en accord avec ses principes. Tsuji a choisi de s'exprimer à travers la vie et non avec une plume, par le biais de sa personnalité. Autrement dit, Tsuji lui-même était l'œuvre de son expression." [171] Il est en cela bien plus proche des questionnements d'Han Ryner que des fanfaronnades nietzschéennes :
Son mode de vie dépouillé est fait de vagabondages, de rencontres fortuites et de solitudes choisies, de pensées libres ou figées par l'écriture, comme il l'écrit lui-même en juillet 1921 dans Soliloque d'un bohémien :
Jun Tsuji est vu comme un original dont la parole est respectée car en conformité avec ses actes, une sorte de Diogène nippon qui carbure au saké. Kyojiro Hagiwara raconte que "Jun Tsuji est toujours ivre. S'il ne boit pas, il ne supporte pas la souffrance et la tristesse de la vie. En une rare occasion il est sobre... et ne voit plus le monde par les yeux d'un incompétent et d'un fou Unmenschien. Puis ses fervents disciples lui apportent du saké à la place d'une offrande cérémonielle, verse l'électricité dans son cœur de robot, et attendent qu'il commence à bouger... Pour enseigner l’Unmensch. C'est une religion pour les faibles, les prolétaires, les égoïstes et ceux à la personnalité brisée, et en même temps, c'est une religion plus pure et plus douloureuse pour les intellectuels modernes." Selon ses propres mots, Jun Tsuji veut "Vivre dans l'ivresse et mourir dans le rêve." [173] Fumiko Kaneko & Yeol ParkLes guerres entre l'armée nippone et la Chine entre 1894 et 1895, puis contre la Russie entre 1904 et 1905, marquent une nouvelle étape dans l'expansion de l'empire nippon hors de l'archipel. Les forces armées et l'administration prennent pied sur le continent après les signatures de traités interrégionaux et internationaux. Les régions de l'extrême-est — appelées Mandchourie — et la péninsule de Liaodong dans la baie de Corée occidentale deviennent progressivement nippones. Jusqu'alors sous influence chinoise et convoitée par la Russie, la péninsule coréenne est officiellement proclamée protectorat nippon en 1905. Outre les discriminations contre les aspects culturels coréens et le racisme sous-jacent, la colonisation de la péninsule entraîne d'une part un appauvrissement de la paysannerie locale, très largement expropriée, et, d'autre part, l'émigration d'hominines vers la métropole pour y alimenter les besoins d'une main-d'œuvre bon marché dans l'industrie nippone. Au prétexte que son gouverneur nippon est assassiné par un opposant coréen en 1909 [174], le protectorat est annexé en 1910 pour être transformé en province nippone sous le nom de province de Chosun. Sa population est alors estimée à 14 millions d'hominines. Les résistances coréennes à l'occupation nippone sont multiples dans leurs formes et leurs contenus : Des soulèvements paysans aux mouvements intellectuels et littéraires, des attaques armées d'unités irrégulières aux tentatives de former des gouvernements en exil, en passant par des mouvements étudiants ou religieux. Le 1er mars 1919, des centaines de milliers d'hominines se rassemblent à Séoul pour célébrer le défunt roi de Corée, mort en janvier, et demander pacifiquement l'indépendance de la Corée. Les manifestations s'étendent progressivement à toute la province et prennent une tournure ouvertement insurrectionnelle. La répression des autorités coloniales fait plus de 7000 morts et blesse environ 45000 hominines. Plus de 40000 arrestations ont lieu dans l'ensemble de la province. Celleux qui le peuvent fuient la péninsule coréenne pour se réfugier en Mandchourie ou sur l'archipel nippon. Né le 12 mars 1902 dans le sud de la Corée nippone, Yeol Park [175], alors étudiant à Séoul, est inquiété par les autorités qui le soupçonnent de participation aux manifestations violentes de mars. Il fuit la péninsule pour s'installer à Tokyo. Depuis l'annexion de la péninsule coréenne en 1910, les hominines de cette région ont officiellement la citoyenneté nippone. Mais dans les faits, illes se heurtent à de fortes discriminations et au racisme ambiant à leur encontre. Celleux qui résident sur le territoire métropolitain reçoivent le qualificatif de Coréen au Japon (在日韓国人, prononcer "zainichi kankokujin") simplifié par 在日 (prononcer "zainichi"), littéralement "au Japon". Entre 1905 et 1919, le nombre de zainichi est en constante augmentation. Cela s'explique par la politique de colonisation qui pousse toujours plus d'hominines de la péninsule à tenter leur chance ailleurs et par les incitations économiques des industries de l'archipel nippon qui proposent des emplois. Leurs conditions de vie et leur exploitation économique sont pires que celles des hominines originaires de l'archipel. Les violences patronales ne sont pas rares et mènent parfois à la mort. L'épisode le plus marquant se situe en juillet 1922 lors duquel des dizaines de zainichi, employés à la construction d'un barrage hydroélectrique et cantonnés dans des baraquements, sont tués par des contremaîtres et leurs corps coulés dans du béton, avant d'être jetés dans la rivière. Cela au prétexte qu'ils tentent de fuir le chantier. Les réflexes xénophobes d'une partie du monde ouvrier n'empêchent pas certaines structures syndicales nippones de se solidariser et de défendre leurs congénères zainichi.
Les milieux socialistes, communistes et anarchistes nippons sont eux aussi sensibles au sort des hominines zainichi et critiques vis-à-vis du colonialisme en Corée. Mais leur priorité reste le renversement de la situation au Japon et ils considèrent bien souvent que la lutte anti-coloniale est au second plan. Si évidemment des hominines de la péninsule coréenne se lient politiquement ou amicalement avec des autochtones de l'archipel nippon, illes s'organisent généralement de manière autonome. Dans les territoires colonisés, la lutte contre la présence nippone est multiforme et revêt des colorations politiques parfois très différentes qui vont du nationalisme coréen à l'anti-impérialisme nippon, du discours raciste anti-nippon à des questionnements sur les fondements sociaux et politiques de tous les impérialismes et de tous les nationalismes. Comme cela a pu être le cas au cours du XIXème siècle en Europe balkanique, où de nombreuses luttes de "libération nationale" sont menées contre les empires russe, austro-hongrois ou ottoman, les révolutionnaires de toutes tendances peinent à produire des réflexions à la hauteur des réalités. S'affrontent sur les positions à prendre et les modes de participation. Singulièrement, les anarchistes parviennent bien mieux à maintenir les bases de leurs critiques des sociétés d'hominines sans sombrer dans des discours qui se rapprochent toujours plus de ce qui est honni : frontières, États, hiérarchies, guerres, prisons, etc. Pour la protivophilie, les luttes en Macédoine ottomane à la fin du XIXème et au début du XXème siècles illustrent parfaitement le propos. Les actions explosives du groupe anarchiste des Bateliers à Salonique et l'éphémère Commune de Strandja [178] en 1903 sont un peu les sœurs aînées des groupes anarchistes coréens qui naissent à travers l'empire nippon dans le premier quart du XXème siècle et de l'expérience concrète d'une zone anarchiste dans le sud de la Mandchourie entre 1929 et 1931. Le premier groupe clandestin à tendance anarchiste et composé d'hominines de Corée apparaît vers 1920 [179]. Nommé Société des Braves, il mène plusieurs attaques à l'explosif contre les autorités nippones et des attentats contre des personnes les représentant. Essentiellement sur le territoire de la Corée coloniale et en Mandchourie. Sur l'archipel métropolitain, la première organisation anarchiste coréenne voit le jour à la même époque. Cette Société de la Vague Noire est alors composée d'hominines autochtones et zainichi, communistes et anarchistes. Dont Yeol Park. Ce dernier survit grâce à de petits boulots à Tokyo et côtoie les anarchistes qui gravitent autour de Sakae Osugi et Noe Ito. Il fait partie des anarchistes zainichi qui croisent leurs homologues autochtones. Dans le premier numéro de son journal Vague Noire, publié le 10 juillet 1922, il est clairement dit que les frontières entre Corée et Japon ne sont que des illusions à abattre et que les hominines de ces deux régions doivent se métisser. Le fond politique est un mélange d'émancipation sociale collective et d'individualisme. Les désaccords en décembre 1922 entre communistes et anarchistes se soldent dans les mois suivants par la création d'organisations distinctes. Née en janvier 1903 au sein d'une famille nippone de la ville de Yokohama, proche de Tokyo, Fumiko Kaneko ne peut prétendre à une scolarité normale car elle est née hors-mariage. De manière officieuse, elle parvient néanmoins à suivre des cours dans une école élémentaire. N'ayant aucune reconnaissance légale de par cette naissance, elle est finalement officiellement adoptée par sa grand-mère maternelle. Après avoir voulu la vendre à une maison close pour lui donner une chance d'échapper à la pauvreté, la mère de Fumiko Kaneko, qui élève seule sa fille, décide de l'envoyer en Corée auprès de sa grand-mère paternelle en 1912. Jouissant des avantages de la colonisation, la famille paternelle a un niveau de vie plus élevé. Fumiko Kaneko n'est pas véritablement traitée comme une membre de la famille. Sa scolarisation est minimale et elle devient en quelque sorte une des domestiques de la maison. Pendant ces quelques années à vivre dans la péninsule colonisée, elle voit de ses propres yeux le sort peu enviable réservé aux hominines originaires de Corée. De retour sur l'archipel nippon en 1919, Fumiko Kaneko s'installe chez sa grand-mère maternelle — devenue officiellement sa mère — puis en 1920 elle part habiter à Tokyo. En plus des petits boulots en journée pour survivre, Fumiko Kaneko suit des cours du soir. Elle y fait la rencontre de Niiyama Hatsuyo, une jeune hominine de deux ans son aînée, dont elle dit que "rétrospectivement, je crois que j'ai été influencée non pas tant par Hatsuyo elle-même que par ce que j'ai lu dans les livres qu'elle m'a offerts. J'avais toujours voulu lire des livres, mais je n'avais pas les moyens de me les offrir. Mais lorsque je suis devenue amie avec Hatsuyo, j'ai emprunté et lu presque tous ses livres. [...] Les livres qu'elle m'a fait découvrir et qui ont eu le plus d'influence sur ma pensée sont ceux des nihilistes. C'est à cette époque que j'ai appris l'existence de gens comme Stirner, Artsybashev et Nietzsche." [180] Sa rencontre avec Yeol Park se fait en deux moments distincts. Comme elle le raconte dans ses Mémoires de prison, en feuilletant une petite publication d'un anarchiste zainichi qu'elle connaît, elle découvre un poème signé de ce nom. "Oh, quel puissant poème c'était ! Chaque phrase m'a saisi. Au moment où j'ai terminé, j'étais pratiquement en extase. Mon cœur a fait un bond dans ma poitrine, et j'ai eu l'impression que mon existence même avait été élevée à de nouveaux sommets." Bref, elle adore. Selon ses propres mots, "ce n'est pas une chose en particulier, c'est le poème dans son ensemble. C'est plus que bon, c'est puissant ! J'ai l'impression d'avoir découvert dans ce poème quelque chose que je cherchais depuis longtemps." [180] Quelques mois plus tard, Fumiko Kaneko et Yeol Park se rencontrent directement. La discussion est franche. Tout en le rassurant sur le fait qu'elle n'a aucun préjugé raciste sur les hominines de Corée, elle lui demande ce qu'il pense du nationalisme coréen, de son positionnement dans la lutte anti-coloniale et s'il est célibataire.
Fumiko Kaneko, Yeol Park et quelques hominines zainichi créent la Société des Hors-la-loi (不逞社, prononcer "futeisha"), ainsi nommée en détournement de l'expression péjorative et xénophobe "coréen indiscipliné" (不逞鮮人, prononcer "futei senjin") qui stigmatise collectivement les hominines venant de la péninsule. La relation entre Fumiko Kaneko et Yeol Park prend une tournure amoureuse. Sans être mariée avec lui, elle signe parfois Fumiko Park, une manière pour elle de réaffirmer son rejet des nationalismes coréen et nippon et de visibiliser sa conception du métissage. ÉpilogueLe tremblement de terre du 1er septembre 1923 est un véritable désastre pour les hominines de la région. La catastrophe humanitaire qui s'en suit exacerbe encore plus la xénophobie ambiante vis-à-vis des zainichi, et le contexte de désordre exceptionnel incite des forces de police à régler leurs comptes à quelques hominines qu'elles considèrent de trop. Les vengeances sont de mise. Des milliers d'hominines zainichi subissent la mort lors de lynchages populaires et de traques policières. Une dizaine de syndicalistes et quelques anarchistes partagent le même sort. Sakae Osugi et Noe Ito sont tués. Sans que cela ait pu être confirmé lors de l'écriture de cet article, il est parfois fait mention du vol de la dépouille de Sakae Osugi par un groupe nationaliste nippon lors de ses funérailles. Yeol Park et Fumiko Kaneko partent en prison sous l'accusation de haute-trahison. La justice les accuse d'avoir voulu préparer un attentat contre la famille princière. Plusieurs hominines proches de la Société des Hors-la-Loi ou de la Société de la Vague Noire parviennent à fuir vers la Corée. Selon la version des autorités nippones, Fumiko Kaneko se donne la mort dans sa cellule le 23 juillet 1926.
La Société de la Guillotine (ギロチン社, prononcer "girochin-sha") est fondée au printemps 1922. Comme le laisse penser son nom, elle a des rêves de justice populaire et de régicide. La visite cette même année d'Edward, prince de Galles et futur Edward VIII, roi des britanniques et de leur empire, est un projet d'assassinat qui ne verra jamais le jour. Celui contre l'empereur nippon se prépare-t-il ? Les assassinats par la police militaire nippone de Sakae Osugi et Noe Ito en septembre 1923 viennent changer les plans initiaux. Dorénavant, il s'agit de se venger de ces deux morts. Les extorsions de fonds ou des braquages de banque sont nécessaires pour trouver l'argent mais cela engendre aussi des morts et des arrestations. Leurs différentes tentatives de vengeance en septembre 1924 sont des échecs. Le 10 septembre 1925, Daijiro Furuta [6] et Tetsu Nakahama [7] sont condamnés à mort, Genjiro Muraki [8] et Kyutaro Wada [9] à la prison à perpétuité. Les deux premiers sont exécutés par pendaison, Genjiro Muraki décède de maladie deux jours après sa condamnation et Kyutaro Wada se suicide dans sa cellule en 1928. Comme le fait remarquer son avocat à l'énoncé du verdict : "L'officier de la Kempetai [la police militaire] pendant le tremblement de terre et les incendies, Amakasu, a été libéré de prison sur parole après avoir tué trois personnes ? Hisa-san [surnom de Kyutaro Wada] est condamné à la prison à vie pour une tentative !" Les décisions de justice restent un sujet de blagues intarissable ! Déçus par la lenteur de la lutte politique et syndicale, Daijiro Furuta et Tetsu Nakahama semblent être à l'initiative de la Société de la Guillotine, ceci afin de franchir un pas dans la violence contre le système politique nippon et ses représentants. Anciens socialistes ayant opté pour l'anarchisme, tous deux sont férus de littérature et écrivent des poèmes. Un recueil des œuvres de Tetsu Nakahama est publié en 1925 sous le titre de Pain Noir [183]. Pour ne pas avoir à demander pardon ou obtenir la clémence de l'empereur, Daijiro Furuta et Tetsu Nakahama refusent de faire appel de leurs sentences. Après leur mort, plusieurs de leurs écrits sont édités : Confession avant la mort [184] de Daijiro Furuta, un texte écrit en prison, et en 1931 un recueil d'écrits de Tetsu Nakahama sous le titre de Liste Noire [185]. Un hommage rendu en 1927 dans un journal anarchiste chinois, fait de Daijiro Furuta une figure romantique révolutionnaire : "De la même façon, comme Vania dans Le Cheval blême qui écrit dans sa cellule de condamné à mort : "Le sang me tourmente", le récit écrit en prison par Daijiro Furuta, Confession avant la mort, est un fruit des larmes et du sang. Daijiro Furuta était un jeune homme pur et sensible. Il avait un père qui l’aimait, une sœur qui l’aimait, des amis qui l’aimaient, et l’amour qu’il leur portait était tout aussi profond. Il lui arrivait même d’avoir une pensée pour un chat ou pour un chien. C’était vraiment un homme qui aimait tout ! [...] Voici quelle a été sa fin : "Il est allé au gibet avec une photo d’un chien (nommé Taro) et celle d’un chat (nommé Kro, en hommage à Kropotkine), ainsi qu’une feuille séchée que lui avait envoyée ses sœurs. C’étaient un chien et un chat qu’il avait aimé de son vivant. Nous comprenons par-là que même au gibet il avait gardé un cœur rempli d’amour." [186] Un geste presque aussi touchant que celui d'Édouard Carouy, membre de la "bande à Bonnot" [187], qui, avec l'argent de ses cambriolages, achète des oiseaux dans des magasins parisiens pour pouvoir les relâcher. Il est condamné à la prison à perpétuité pour la mort d'un hominine nonagénaire et sa servante lors d'un cambriolage. Il échappe à la prison en prenant une pastille de cyanure. Membre de la Société de la Plèbe de Tokyo dès 1906, Genjiro Muraki est arrêté en 1908 lors de l'Affaire des Drapeaux Rouges et condamné pour cela à une année de prison ferme. Il se rapproche ensuite des anarchistes qui gravitent autour de Sakae Osugi et participe à la revue Mouvement Ouvrier. Atteint d'une tuberculose pulmonaire chronique, il bénéficie d'une libération provisoire à l'issue du procès de septembre 1925 et décède deux jours plus tard. En 1929, quelques proches publient Journal de prison d'un rebelle [188]. Passionné de poésie en haïkus [189] et organisateur d'un cercle littéraire, Kyutaro Wada lance en 1912 la revue Kimono de Papier. Quelques années plus tard, vivant de petits boulots et partisan d'un syndicalisme anarchiste, il se rapproche de Sakae Osugi et est très actif dans la revue Mouvement Ouvrier. Tout comme lui, il espère diffuser les idées anarchistes parmi les hominines du quartier pauvre de Nippori à Tokyo où ils se sont installés volontairement pour cela. Propagandiste voyageant à travers l'archipel, il rencontre Naoe Horiguchi, une prostituée avec laquelle il s'installe en 1923. Condamné à la prison à perpétuité, il renonce à faire appel de sa condamnation. En 1927, il fait publier un recueil de haïkus De la fenêtre de ma cellule [190] et en février 1928 il se pend dans cette même cellule. En guise d'adieu, il laisse le poème suivant : "Le vent chargé de neige efface tous les tourments". Yeol Park et Jun Tsuji survivent à cette hécatombe dans le milieu anarchiste de l'archipel nippon. L'un passe vingt deux ans dans les prisons nippones avant d'être libéré en octobre 1945. Yeol Park devient le président de l'association des zainichi [191]. Il retourne en 1949 sur la péninsule coréenne — devenue indépendante en 1945 mais divisée entre la Corée du Sud et la Corée du Nord depuis 1948. Installé dans un premier temps en Corée du Sud, pour des raisons qui restent encore mystérieuses il est en Corée du Nord à partir de 1950. Il y meurt le 17 janvier 1974. L'autre, Jun Tsuji, décide d'achever sa rupture avec le monde après les exécutions, les lynchages, le séisme et les milliers de morts de 1923. Il publie Mort d'un épicurien , une pièce de théâtre absurde et dadaïste [192] et prend le nom de Ryukitsu Mizushima. Il vagabonde et mendie avec sa flûte. Sa consommation régulière d'alcool, quelques séjours dans des hôpitaux psychiatriques et une vie de pauvreté détériorent sa santé. Il ne doit sa survie qu'à l'aide que lui apporte un Groupe de Soutien à Jun Tsuji (辻潤後援会, prononcer "tsuji jun koenkai"). Il est retrouvé mort de faim dans son logement de Tokyo le 24 novembre 1944.
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NominationsDifficile pour la mouvance anarchiste nippone de se remettre de ces deux décennies du début du XXème siècle marquées par la répression. L'histoire de la Russie soviétique et les prises de position politique des différents mouvements communistes nippons ont clairement inscrits ces derniers, au mieux dans l'opposition à l'anarchisme, au pire dans la catégorie "Ennemi". Au cours de la décennie qui suit 1923, la mouvance anarchiste se redessine entre, d'une part, les adeptes d'un syndicalisme anarchiste, et de l'autre, celleux qui se revendiquent d'un "pur anarchisme". Les différences entre elleux sont idéologiques et pratiques. Pour le syndicalisme anarchiste, il est nécessaire de s'appuyer sur les hominines des zones urbaines et industrielles alors que pour les autres il est préférable de se tourner vers les hominines des zones rurales qui représentent alors la grande majorité de la population nippone. Deux organisations apparaissent en 1926, la Ligue noire de la jeunesse (黒色青年連盟, prononcer "kokushoku seinen renmei"), appelée du diminutif Kokuren, et l’Union générale libre des syndicats ouvriers (全国労働組合自由総連合会, prononcer "zenkoku rodo kumiai jiyu rengokai"), simplifiée en Zenjiren. Les tensions entre elles sont parfois vives et donnent lieu à des ruptures. La Kokuren est très sensible aux approches du "pur anarchisme" théorisé par Shuzo Hatta [194] et Sakutaro Iwasa [195], pour qui la structure syndicale est autoritaire. Ils réaffirment qu'il n'est pas possible de se libérer avec des outils oppressifs, que ce soit pour un syndicat ou un parti politique. Même révolutionnaire. Pour Sakutaro Iwasa, la lutte des classes n'est pas suffisante pour renverser le pouvoir, d'autant plus dans un pays où la féodalité et la ruralité sont la réalité pour la plupart des hominines. Le "pur anarchisme" est un retour aux fondamentaux de l'anarchisme-communisme. Il est tourné vers les villages des régions rurales dont les hominines doivent prendre le contrôle, s'auto-organiser en marge de l’État et se fédérer. Des buts que se fixe en 1931 la Société de la jeunesse rurale (農村青年社, prononcer "noson seinen sha"), abrégé en Noseisha [196]. D'autres fondent le Parti communiste anarchiste japonais (日本無政府共産党, prononcer "nihon museifu kyosanto") [197], une structure clandestine chargée de répandre l'anarchisme parmi les hominines. Des suites d'un braquage de banque qui tourne mal, les activités et les projets du Parti sont révélés à la fin 1935. Quelques 400 anarchistes, toutes tendances confondues, y compris de Zenjiren, sont en état d'arrestation. Dix-sept personnes sont condamnées de quelques années d'emprisonnement à de la prison à vie pour l'un. En 1936, la répression s'abat de nouveau sur les anarchistes de l'archipel nippon. En lien avec les activités de l'ex-Noseisha, environ 350 hominines se font arrêter et une trentaine passent en jugement. À la veille de la Seconde guerre dite mondiale, la mouvance anarchiste est submergée par la politique nationaliste et militariste de plus en plus affirmée de l'empire nippon. Deux bombes nucléaires mettent fin à cette situation en août 1945. En Corée, la capitulation de l'empire nippon en 1945 amène à l'indépendance de la péninsule. En parallèle des autres tendances politiques qui luttent aussi contre le colonialisme nippon, les anarchistes de Corée tentent de maintenir leurs propres visions de la situation et leurs manières singulières de participer à cette guerre anti-coloniale. Les nationalistes coréens, les communistes russes, chinois et coréens n'apprécient pas cette participation à sa juste valeur. Parmi les hominines de la Vague Noire ou de la Société des Hors-la-loi qui ont réussi à fuir vers la péninsule, certains deviennent membres de la Ligue du Drapeau Noir ou de la Ligue de la Vérité et de la Fraternité, fondées en 1925. De multiples groupes anarchistes existent alors dans l'ensemble de la Corée. Et plus généralement dans tous les territoires colonisés par l'empire nippon. Il est même mentionné l'existence d'un Parti nihiliste en 1926 dont le programme se conclut ainsi : "Peuple souffrant d'une vie douloureuse sous l'oppression de l'ennemi violent ! Venez sous la bannière du Parti Nihiliste ! Détruisons l'ennemi d'un seul coup ! Vive la Révolution coréenne !" En 1929, une Fédération Communiste-Anarchiste Coréenne voit le jour. En Mandchourie, où vivent plus de 2 millions d'hominines venant de Corée, la Fédération Anarchiste Coréenne en Mandchourie est une composante importante de la lutte de guérilla contre l'armée nippone. Son importance est telle qu'elle parvient à mettre en place un administration autonome dans le sud de la Mandchourie à partir de 1929, sous le nom d’Association du Peuple Coréen en Mandchourie. Après l'assassinat de Jwa-jin Kim [199], l'un des dirigeants militaires anarchistes, en 1930 par un coréen pro-nippon, puis celui de Jon-Jim Kim [200] par les communistes russes en 1931, cette éphémère "Commune de Shimmin" [201] disparaît avec la prise de la Mandchourie par l'armée nippone. Les haïkus n'y changent rien.
ControversesComme cela se pratique dans de très nombreux pays du monde, l'historiographie officielle du Japon moderne fait grandement l'impasse sur les responsabilités de l’État, de son administration, de sa police et de sa justice dans la mort de milliers d'hominines. Un peu comme en France où les rafles du Vélodrome d'Hiver en 1942, la collaboration policière avec le régime hitlériste ou la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961, etc. furent longtemps invisibles. Sur l'archipel nippon, ce qui entoure les suites du séisme de septembre 1923 est encore aujourd'hui un sujet tabou. Le nombre de morts est minimisé, les causes directes de ces morts sont niées et la classe politique dirigeante se refuse depuis un siècle à aborder de front ces questions. Malgré les recherches et les travaux historiques existant, les plus nationalistes parviennent même à refuser l'existence de massacres de zainichi ! Plus généralement, les crimes de la colonisation nippone sont relativisés par l'historiographie. Dans les ex-colonies, devenues Chine, Taïwan, Corée du Nord et du Sud, le sentiment anti-nippon hérité de la colonisation est instrumentalisé par les autorités politiques de ces États. Comme peut le faire l'Algérie avec la France, par exemple. À contrario, les historiographies officielles aiment intégrer en leur sein des hominines qui n'ont rien demandé de tel [203]. Yeol Park est un bon exemple de cela. Anarchiste convaincu, pourfendeur des frontières et des États, il est récupéré par les deux Corée qui en font un héros national. La Corée du Sud, libérale et capitaliste, lui décerne en 1990 une médaille d'honneur pour son action politique anti-nippone et un petit mausolée est inauguré en 2012 dans sa ville natale. La Corée du Nord, dirigiste et socialiste, où il a vécu une vingtaine d'années n'a pas hésité à en faire aussi un héros. Idem pour Jwa-Jin Kim [199]. Lorsque cela est arrangeant, l'adage mensonger "Les ennemis de mes ennemis sont mes amis" est validé par les Histoires officielles. Il est à noter que peu importe que l'action qui lui est attribuée — organiser l'assassinat d'un membre de la famille royale nippone — soit vraie ou non, qu'elle soit véritablement son projet ou simplement une accusation sans fondement, elle est érigée en symbole. Les motivations de Yeol Park sont mises au second plan et son anarchisme est oublié. Une récupération qui enterre les réalités. Aussi vrai que 13 plus 12 font 1312, pour la protivophilie, il est inutile de nier les évidences et de tordre les réalités pour leur faire dire ce que l'on veut. Par exemple, hors de cet article, il n'y a clairement aucun lien entre la Société de la Guillotine et F. Merdjanov, et, malgré tout ce qui s'écrit à son sujet, de sa vie nous ne savons toujours rien. Notes
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