Johannes Holzmann
Johannes Holzmann (Јоханес Холцман en macédonien — Joanes Holzman en nissard). Unique parmi d'autres Uniques.
SommaireAvant-rienDifficile, même pour la protivophilie, de déterminer la date d'apparition des premières défiances d'hominines[1] envers les collectifs dans lesquels illes vivent. Sont-elles apparues dès les premiers regroupements indispensables à la survie ou plutôt lors de la constitution des premières formes d'organisations sociales ? Depuis quand les hominines perçoivent-illes que les avantages que procure le collectif sont en équilibre fragile avec les désavantages qu'il implique ? Avoir une place dans une société, quelle qu'elle soit, induit de se plier à ses règles. Les refuser, c'est prendre le risque de l'expulsion, de subir l'ostracisation, la punition ou même la mise à mort. La paléoanthropologie n'est pas en mesure, à ce jour, d'affirmer que les espèces d'hominines aujourd'hui disparues ne furent pas elles-aussi parcourues par cette problématique comme l'est aujourd'hui encore son unique survivance, l'être humain. Aux vues de son histoire connue, faîte de sacrifices et de meurtres, il semble que ce questionnement ne soit pas le propre de l'espèce hominine mais qu'au mieux il traverse des individualités. Les sources écrites et les traditions orales encore accessibles rapportent de nombreuses histoires, récits ou réflexions autour de la place de chaque hominine parmi les autres. La révolte individuelle est une source d'inspiration pour les conteurs, les philosophes, les poètes et autres bavardages. Que de personnages fictifs ou de témoignages dans lesquels la "geste individuelle" interroge sur les fondements mêmes des sociétés d'hominines : Quelle est la part d'acceptable pour chaque hominine ? Généralement, la révolte est contre une chose en particulier et non contre l'ensemble des contraintes exercées sur les hominines. Les avis sont très divergents quand aux sujets dignes d'intérêt et l'intensité des rejets qu'ils engendrent, ce qui fait que les personnages peuvent sembler contradictoires, voire antagonistes entre elleux. Il n'y a pas de cohérence dans la geste de la révolte individuelle. Juste une macédoine d'ingrédients qui oscille entre le fertile compost et le sac à vomi. Par exemple, rien n'empêche de vouloir se sacrifier pour sauver le monde lorsque l'on maltraite ses enfants, ou trouver magnifique que l'hominine puisse se laisser mourir — tel un petit chiot sur la tombe de son maître — pour cause d'amours interdites alors que l'on parle peut-être d'une brute épaisse dont les faits de guerre sont sanglants. La plupart du temps la révolte individuelle n'est pas une contestation globale, ni même partielle, mais bien plus une volonté de "retour" à un certain ordre des choses. Une simple demande. Qu'elle se base sur un passé regretté ou un futur espéré, cette révolte aspire à être le droit chemin et accéder à sa demande est la garantie d'un retour à une forme de normalité. Dans la littérature des hominines, la geste individuelle est souvent valorisée de telle façon qu'elle ne bouleverse jamais totalement l'existant. Ce n'est pas sa prétention. Elle est exaltée pour ses dimensions romantiques et sanctifiée pour son incapacité à influer profondément sur le réel. Pour autant, l'ensemble des sociétés d'hominines disposent de mécanismes permettant de faire taire toutes dissensions en leur sein, que ce soit des sociétés "simples et peu hiérarchisées" ou des sociétés "complexes et hiérarchisées". Il est généralement admis comme une évidence que l'individualité doit être soumise à la collectivité dont les intérêts sont jugés supérieurs. La nécessité pour les hominines de devoir vivre en collectif — par obligation biologique pour la survie ou les facilités que cela procurent — est un chantage permanent contre les individualités récalcitrantes. Stirner ? Rien !Dans un petit recoin du monde habité, Johann Caspar Schmidt, dit Max Stirner, publie en octobre 1844 après JCⒸ[2] sa cartographie du monde intitulée L'Unique et sa propriété[3]. Diplômé en langues anciennes, en allemand, en histoire, en philosophie et en instruction religieuse, Max Stirner est professeur dans une école berlinoise pour jeunes filles. Il fréquente le cercle de discussion des Libres — Freien en allemand — qui se réunit régulièrement dans des bars où jeunes universitaires et autres "intellos" de Berlin se voient pour discuter de religion, de politique et de philosophie. Dans la décennie 1840, les Freien sont une sorte de "Café philoⒸ". S'y rendent celleux qui veulent critiquer l'existant et réfléchir à des possibilités de changements. Parmi elleux, Bruno Bauer[4] le pourfendeur de Jésus, ou les futures stars internationales Friedrich Engels[5] et Karl Marx[6]. Max Stirner connaît les deux premiers mais pas le troisième. Lors de discussions des Freien, il rencontre Marie Dähnhardt[7] — sa future femme — à qui il dédie L'Unique et sa propriété. Friedrich Engels, qui se dit "bon ami" avec Max Stirner, publie en 1842 Le Triomphe de la foi, épopée héroïco-comique dans lequel il a pour lui quelques mots.
Interdit temporairement à sa sortie pour incitation à la subversion, L'Unique et sa propriété est autorisé à être librement diffusé car son contenu est finalement jugé "trop ridicule pour être dangereux". Les Freien prennent le livre de Max Stirner comme un pavé dans leur vitrine. Il attaque frontalement ce qu'il reste de religiosité et de moralisme dans les théories qui s’échafaudent lors des discussions et dans les écrits, et catalogue tout ce qui opprime Moi. Il propose une critique radicale. Dans un premier temps loué par Friedrich Engels, ce dernier se range rapidement parmi les adversaires des thèses défendues dans L'Unique. Le jeune Karl Marx et Friedrich Engels, devant l'ampleur de l'attaque de leurs propres conceptions et la fragilisation de leurs argumentaires, se lancent dans la rédaction à quatre mains de L'idéologie allemande afin d'apporter leurs critiques des positions philosophiques circulant parmi les Freien mais le texte ne trouve pas d'éditeur[9]. La partie consacrée à Max Stirner intitulée Saint Max représente les trois quart du texte[10]. Le ton sarcastique dissimule mal la difficulté pour ces deux auteurs à contrecarrer Max Stirner, et leur suffisance intellectuelle laisse imaginer celle qui sera la leur dans leurs futurs textes. Ils semblent tout deux si inquiets que leur réponse à L'Unique est beaucoup plus volumineuse que le texte critiqué. Ils y jettent les premières bases que de ce qu'ils appelleront plus tard le matérialisme historique et qui — non sans une certaine ironie — fera de Karl Marx un véritable saint pour ses adeptes ! Moses Hess[11], proche du duo Marx et Engels, écrit en 1845 dans Les derniers philosophes que l'ouvrage de Max Stirner marque la fin de la philosophie, sa mise à mort.
Dans L'Unique et sa propriété, Max Stirner développe l'idée que rien ne justifie que l'individu doive se plier ou se sacrifier à une quelconque cause ou collectif. Ce qu'il appelle l′Unique est le soi-même propre à chaque hominine, et non pas sa simple personne. Il ne tente pas de définir ce que chaque hominine est ou devrait être mais plutôt ce qui est contradictoire avec son intérêt individuel. Le livre s'ouvre et se finit sur cette fameuse maxime :
Max Stirner s'en prend directement à la religion qu'il voit comme un asservissement à des croyances infondées et à des morales contraignantes, mais aussi aux approches philosophiques qui, tout en en faisant la critique, ne parviennent pas à s'en détacher radicalement. Et en premier lieu les hominines qu'il fréquente lors des discussions des Freien. Adepte d'améliorations sociales et d'ajustements économiques progressifs dans les sociétés d'hominines, la pensée libérale y côtoie la pensée socialiste qui, elle, préconise plutôt des ruptures plus nettes afin d'hâter les réformes pour l'amélioration générale des conditions de vie des hominines. Dans le texte, L'Unique et sa propriété démonte l'argumentaire des pensées libérales et socialistes, leur reprochant de limiter leurs critiques de l'existant car encore trop imprégnés de morale. En cette fin de XIXème siècle, ces pensées se structurent dans un contexte politique où les régimes autoritaires, républiques et autres royaumes dirigent durement leurs populations et où les conditions sociales sont bouleversées par l'industrialisation toujours plus grande des sociétés d'hominines en Europe. Les outils de contrôle politique se sont améliorés grâce aux réorganisations administratives et politiques, et la dépendance économique s'est accrue pour une grande part de la population, celle qui intègre l'économie industrielle. Le débat se focalise entre réformisme et révolutionarisme, l'un proposant à l'Unique d'admettre qu'ille n'aura jamais totale satisfaction tout en enjoignant de croire que les lendemains peuvent être meilleurs qu'aujourd'hui, l'autre fait le pari que les lendemains ne peuvent qu'être meilleurs et qu'à ce titre l'Unique ne compte pour rien. Ou si peu. Reproduisant la morale religieuse, les pensées libérales et socialistes instaurent de la morale politique sensée être le nouveau carcan dans lequel s'enferme l'Unique. Par des procédés rhétoriques et des discours emberlificotés, ces deux pensées proposent un marché de dupe à chaque hominine. Pour résumer en quelques mots, disons que devant le constat que si rien n'est fait une personne va mourir, il est proposé comme une évidence que l'une d'entre elle doit pouvoir être tuée, ou se tuer, pour empêcher cela ! Pour sa fonction sociale l'Unique n'est pas irremplaçable, ce qui, pour soi-même, est en contradiction totale avec la réalité. Selon Max Stirner, toute idéologie, même politique, reste une prison pour l'Unique, pour soi. Contre cela, il prône des associations entre Uniques basées sur la franchise qu'elles sont motivées par des intérêts partagés. Max Stirner répond à ses détracteurs dans Les Critiques de Stirner[14] en 1845. Après les brefs remous que L'Unique et sa propriété suscite parmi les Freien et l'intelligentsia berlinoise, il sombre petit à petit dans la misère et ses quelques écrits circulent très peu[15]. Max Stirner meurt le 26 juin 1856 à Berlin d'une infection à l'anthrax mal soignée. Retour à rien.
Généalogie de l'amoralAprès la mort de Max Stirner, L'Unique et sa propriété disparaît de l'imaginaire berlinois. Nul ne sait quels furent les chemins pris par ses conceptions autour de l'Unique ? Quels parcours tortueux ont emprunté les idées et les réflexions après sa lecture par les hominines de son époque ? En Russie, alors qu'il est en prison, l'écrivain Nikolaï Tchernychevski écrit entre 1863 et 1864 le roman Que faire ?. Il met en scène de jeunes russes dont l'ambition principale est de mettre fin au régime en place, à tout prix. Publié, le succès auprès de la jeunesse russe est immense et la censure se rue dessus. Il inspire une génération de jeunes révolutionnaires, celle des années 1860, qui ne compte pas se contenter de ce qui lui est proposé[17]. Sans avoir eu besoin de lire L'Unique et sa propriété, de façon croisée, le nihilisme littéraire et la révolte radicale reprennent, à leurs manières, les questionnements qui le traversent. Ils interrogent tous les domaines de la vie. Rien ne peux être accepté sans condition, aucun dogme, quel qu'il soit, ne peut échapper à la critique. Il n'y a aucune exception à cela. Ce nihilisme n'est pas une affirmation ou une dévotion à rien mais un doute, permanent et indispensable, qui seul peut amener l'Unique à prendre conscience de tous les carcans qui l'entravent. La religion, l'autorité ou la morale pour ne citer que les plus célèbres sites pénitentiaires. Mais, contrairement à Max Stirner, les jeunes révolutionnaires russes de la fin du XIXème siècle acceptent l'idée de sacrifier leur propre vie pour sauver d'autres uniques. L'Unique devient leur cause. Une certaine forme de religiosité est palpable dans l'agitation nihiliste en Russie. Contrairement à ce que pourrait laisser penser son étymologie, le nihilisme ne base pas sa cause sur rien. Généralement, ce qualificatif n'est pas utilisé par les hominines qu'il est censé désigner car il est souvent dépréciatif dans la bouche de celleux qui l'emploient. Du Pères et enfants de Ivan Tourgueniev en 1862 qui est fasciné par sa radicalité aux Démons de Fiodor Dostoïevski en 1871 qui est révulsé par son extrémisme, la critique nihiliste est souvent caricaturée. Bien que plusieurs milliers de jeunes russes aient décidé de rompre et de combattre l'existant, seule la figure controversée du compagnon d'Albertine Hottin, Serge Netchaïev[18], est mise en avant par l'historiographie classique.
Vers la fin de la seconde moitié du XIXème les débats politiques dans les cercles révolutionnaires se structurent autour de l'opposition entre, d'une part, les écrits et gestes de Karl Marx et ses proches, et d'autre part, ceux de Mikhaïl Bakounine[20] et son entourage. L'un est favorable au renversement méthodique d'une classe sociale par une autre afin que, progressivement, toutes disparaissent alors que le second préfère envisager la lutte des hominines, sans distinction, contre l'ensemble des mécanismes de domination sociale. Lutte des classes vs Guerre sociale. Communisme ou anarchisme ? Pour celleux qui n'auront jamais le cœur à lire ces auteurs pour en appréhender les subtilités et les différences, la protivophilie renvoie à la lecture du Cycle de Fondation d'Isaac Asimov dans lequel il développe son concept clef de psychohistoire, une sorte de "matérialisme historique" du futur, ou plutôt aux mondes imaginés par Ursula K. Le Guin pour une vision moins scientiste et plus libertaire des sociétés d'hominines à venir. Pour les plus cinéphiles, précisons que les nuances entre Karl Marx et Mikhaïl Bakounine sont à peu près les mêmes qu'entre les Avengers et les Gardiens de la Galaxie. Mais nul obligation de visionner ces films ou lire ces livres pour comprendre la substance de Marx ou Bakounine, comme ces millions d'hominines marxistes ou anarchistes qui ne les ont jamais lu. "Naître esclave de tout ou n'être esclave de rien ?", telle est la question. Les pensées marxistes et anarchistes ne se réduisent nullement à ces deux auteurs phares, et chacune est composée d'une multitudes de courants et d'approches différentes. Une myriade de textes et réflexions sont produits par des hominines à travers tout le sous-continent européen pour alimenter la critique de l'existant et trouver une "bonne" solution pour y remédier. Max Stirner est mort et L'Unique et sa propriété est tombé aux oubliettes. Anarchisme et marxisme ne sont pas deux sphères étanches l'une à l'autre et s'alimentent aussi des mêmes évènements internationaux pour affûter leurs critiques, de la Commune de Paris de 1871 aux guerres balkaniques en passant par l'agitation nihiliste en Russie[21]. Même si personne ne pleurent l'assassinat du tsar russe en mars 1881, les décennies qui précèdent sont difficilement assumées par les théories qui se mettent en place[22]. Le foisonnement d'idées et d'expériences est difficilement analysable. Paradoxalement, la figure du compagnon d'Albertine Hottin, Serge Netchaïev, est le repoussoir absolu dont les marxistes feront une caricature de l'anarchiste, et les anarchistes un précurseur de l'autoritarisme et du machiavélisme des courants marxistes. Quoi qu'il en soit, Serge Netchaïev décède en décembre 1882 après 11 années de cachot, sans avoir revu Albertine Hottin, ni lu L'Unique et sa propriété. Quatre ans après la sortie de La généalogie de la morale par Friedrich Nietzsche[23], la publication, en allemand, en 1891 du roman Les anarchistes[24] de John Henry Mackay[25] puis en 1897 de son étude Max Stirner, sa vie, son œuvre font renaître le souvenir de Max Stirner. Il en propose une lecture qui fait de Max Stirner le précurseur de l'anarchisme individualiste (ou individualisme anarchiste). Bien que très critique vis-à-vis de l'anarchisme de Pierre-Joseph Proudhon[26], Max Stirner est ainsi associé à l'anarchisme de cette fin de XIXème qui s'éloigne de celui de Proudhon et s'enrichit de Mikhaïl Bakounine et Piotr Kropotkine[27]. Parmi les théories révolutionnaires naissantes de cette époque, l'anarchisme, par ses préoccupations sur l'individu, est sans conteste la plus proche des intérêts de l'Unique stirnerien. Néanmoins, l'anarchisme individualiste se différencie d'autres approches anarchistes, plus influencées par l'utopisme[28], le socialisme ou le marxisme et qui placent la société ou la collectivité au centre de leurs dynamiques politiques, au cœur de leurs analyses sociales. Pour elles, le collectif est vu comme la solution à l'individu plutôt que l'inverse, un allié plutôt qu'un ennemi de l'Unique.
L'anarchisme individualiste se nourrit autant des nombreuses expériences et critiques des communautés utopistes, des actions violentes de Ravachol[29] et "sa" bande que d'écrits d'hominines d'Europe ou des Amériques rejetant les sociétés telles qu'elles existent, qu'ils soient le fait d'utopistes, d'anarchistes ou d'individualistes. L'Unique et sa propriété est traduit en anglais[30] et en français à la fin du XIXème siècle. La redécouverte des écrits de Max Stirner plusieurs décennies après sa mort réintroduit ses idées dans les débats. Ses réflexions permettent de peaufiner la critique des théories politiques et d'y dénicher les relents de religiosité ou de morale. Elles interrogent l'ensemble des théories politiques utopistes, anarchistes ou communistes en tant que dogmes imposés à chaque individualité, une piqûre de rappel pour qui oublie que rien n'est au dessus de l'Unique. Les théories apportent des réponses alors que l'Unique pose des questions. L'apport des idées de Max Stirner permet ainsi de mieux remettre en cause les aspects du quotidien. L'anarchisme individualiste et l'égoïsme stirnerien — qu'il n'est pas toujours aisé de différencier — sont traversés par exemple par des réflexions sur le végétarisme, la nudité, les rôles genrés ou la sexualité. Johannes Holzmann naît le 30 octobre 1882 dans la ville de Tuchel — alors en Prusse et depuis polonaise sous le nom de Tuchola — au sein d'une famille moïsienne[31] et bourgeoise. Il part pour Berlin où il donne des cours sur la religion mais quitte son poste d'enseignant rapidement, dès 1902. Tout d'abord attiré par la politique du Parti social-démocrate d'Allemagne et le mysticisme de la théosophie[32] d'Helena Blavatsky, il s'en éloigne pour se consacrer à la défense de l'homosexualité. Depuis 1871, l'article 175 du code pénal allemand considère que "les actes sexuels contre nature qui sont perpétrés, que ce soit entre personnes de sexe masculin ou entre hommes et animaux, sont passibles de prison ; il peut aussi être prononcé la perte des droits civiques". Pour l'homosexualité féminine, l’ambiguïté demeure car aucun texte ne semble la viser directement. Plusieurs centaines par an d'hominines mâles sont ainsi emprisonnés en vertu de cet article. KampfGénéralement considéré comme le premier journal à défendre l'homosexualité masculine, L'Unique — Der Eigene[33] en allemand — est lancé en 1896 à Berlin par Adolf Brand[34]. Influencé par l'Unique stirnerien et proche de John Henry Mackay, Adolf Brand parvient à aborder ce thème de manière détournée, par la poésie ou la littérature, sans être directement confronter aux interdits du paragraphe 175. L'Unique aborde aussi des sujets tel le naturisme ou la gymnastique, avec toujours une pointe d'anarchisme. Sous-titré dans un premier temps "Gazette pour tous et personne" puis "Gazette de culture masculine", le journal, outre John Henry Mackay, ouvre ses colonnes autant au sexologue Benedict Friedlaender pour l'argumentaire scientifique, qu'à des illustrateurs ou des graveurs pour l'imagerie des corps masculins, ou bien à des poètes passé ou présent, dont l'homosexualité est un sujet d'intérêt ou leur propre pratique sexuelle[35]. Avec le sexologue Magnus Hirschfeld[36], quelques personnalités berlinoises et des membres de L'Unique, Adolf Brand participe en 1897 à la création du Comité scientifique-humanitaire — Wissenschaftlich-humanitäres Komitee (WHK) en allemand —, la première organisation à réclamer l'abolition du paragraphe 175[37] pénalisant l'homosexualité. Les discussions autour de la nature de l'homosexualité aboutissent en 1903 à l'éclatement du Comité entre, d'une part, Magnus Hirschfeld qui défend son caractère inné et donc non condamnable, et propose le concept de "troisième sexe" pour la définir, et d'autre part Adolf Brand et quelques uniques qui refusent cette conception "naturaliste". Ils fondent la Communauté de l'Unique — Gemeinschaft der Eigenen (GdE) en allemand — pour laquelle l'homosexualité, et plus généralement la sexualité des hominines, n'a pas à être justifiée mais simplement vécue librement par les Uniques : "Je n'ai basé ma cause sur rien". Pour critiquer les conceptions naturalistes de Magnus Hirschfeld sur l'homosexualité, Le troisième genre — Das dritte Geschlecht en allemand — est publié en 1904 par Adolf Brand et Johannes Holzmann. Ce dernier a lancé Combat ! — Kampf ! en allemand — en 1903, supplément du journal berlinois Montag-Post. Après cette première tentative, Combat est relancé en 1904 avec le sous-titre "Journal du sens commun". Johannes Holzmann agglomère autour de ce projet les écrivains Hanns Heinz Ewers[39] et Paul Scheerbart[40], la performeuse sado-maso Maria "Dolorosa" Eichhorn[41], la poétesse Else Lasker-Schüler[42], l'écrivaine Gisela Etzel[43] ou les futurs anarchistes Erich Mühsam[44] et Gustav Landauer[45] pour ne citer que quelques hominines. La plupart fréquentent la Nouvelle Communauté — Neue Gemeinschaft en allemand —, une mouvante communauté de vie d'Uniques dans le quartier berlinois de Schlachtensee où poésie, littérature et politique s'entrecroisent. Sur un ton résolument anarchiste individualiste, Johannes Holzmann — sous le pseudonyme de Senna Hoy, l'inverse de son prénom — prend la défense de l'homosexualité. Sans l'être lui-même, il réclame sa dépénalisation totale et plus généralement défend la liberté amoureuse et sexuelle, car qui peut sérieusement dire à l'Unique que sa sexualité n'est pas acceptable ? Entre 1904 et 1905, le journal s'imprime à toujours plus d'exemplaires. Jusqu'à 10000 au plus fort de la diffusion des 26 numéros édités. Johannes Holzmann y publie l'article L'homosexualité comme mouvement culturel — Die Homosexualität als Kulturbewegung en allemand — dans lequel il rappelle que "personne n'a le droit de s'immiscer dans les affaires privées d'autrui, de se mêler des opinions et orientations personnelles d'autrui, et qu'en fin de compte ce n'est l'affaire de personne ce que deux adultes librement consentants font chez eux". L'unique sens commun pour l'Unique. Selon l'anarchiste autrichien Rudolf Großmann — connu sous le pseudonyme de Pierre Ramus —, le succès de Combat est tel qu'il décrit Johannes Holzmann comme "le prolétaire bohémien le plus infatigable du mouvement anarchiste germanophone" ! Le journal se diffuse dans toute l'Allemagne. Courant 1904, Johannes Holzmann édite la nouvelle Käthe la dorée — Die goldene Käthe en allemand — dans laquelle il fait très largement référence à Else Lasker-Schüle. Pensant qu'un conflit armé se prépare contre le royaume britannique avec le soutien des sociaux-démocrates, et que cela annonce une grande tragédie pour les hominines d'Allemagne, Johannes Holzmann défend l'idée d'une libre association des Uniques dans les usines et les ateliers, plus à même d'empêcher cette guerre que les syndicats qu'il juge trop timorés. Ses positions politiques et son approche de l'homosexualité ne sont évidemment pas partagées par tous les journaux ou hominines anarchistes. Individualistes ou pas. Gustav Landauer prend ses distances dans le journal berlinois L'Anarchiste[46]. Idem pour Le Travailleur Libre[47]. En 1905, des hominines du journal font une tournée de présentation dans la région industrielle de la Ruhr, proche de la frontière franco-allemande, où des dizaines de milliers d'hominines originaires de Pologne travaillent dans les mines de charbon. Les activités des membres de Combat sont sous étroite surveillance de la police. Craignant d'être arrêté après une condamnation à quatre mois de prison pour ses écrit dans Combat, Johannes Holzmann quitte l'Allemagne pour la Suisse. En individualiste stirnerien, il suit à sa manière l'expression "Rêver à la Suisse" qui, en ce début de XXème siècle, signifie "Ne penser à rien"[48]. Arrivé clandestinement en pays helvète courant 1905, Johannes Holzmann participe avec quelques autres anarchistes à la version germanophone du journal anarchiste suisse Le Réveil — Der Weckruf en allemand — éditée à Zurich entre 1903 et 1907. Le journal est régulièrement inquiété par les autorités pour la propagande résolument antimilitariste dans ses colonnes et ses membres condamnés à de la prison et des amendes lorsqu'il s'agit d'helvètes et à l'expulsion du territoire lorsque les hominines sont "étrangers". Le 22 septembre 1905, les autorités helvétiques publient un décret d'expulsion le 22 septembre 1905 contre Johannes Holzmann — se faisant appeler Robanoff ou docteur Buckart — pour avoir "abusé de son séjour dans cette ville, où il portait les faux noms les plus divers, en se livrant à une propagande compromettante pour la sûreté intérieur de notre pays". Afin de brouiller les pistes, il fait courir le bruit qu'il a été tué lors d'une tentative d'évasion à Varsovie, une nouvelle reprise par la presse. Arrêté le 12 février 1906 à Zurich, Johannes Holzmann est armé d'un pistolet et d'un poignard selon les dires policiers et tente à deux reprises de s'échapper avant son arrivée dans la prison[49]. Il est expulsé du territoire suisse. Entré de nouveau clandestinement, il est arrêté en mai 1906[50] et emprisonné à Zurich. Battu par ses geôliers, il entame alors une grève de la faim pour protester contre sa situation mais y renonce après quelques jours face aux menaces d'être nourri de force. À la suite d'une tentative avortée d'évasion de la prison zurichoise de Winterthour le 21 juin[51], il est transféré à quelques kilomètres de là vers celle de Regensberg, plus sécurisée. Johannes Holzmann est condamné par la justice helvétique "pour infraction à un arrêté d’expulsion et pour résistance à la force publique à 6 mois de prison et 15 ans d’expulsion"[52]. Il est finalement expulsé le 26 octobre 1906 à la frontière franco-helvétique qui sépare les villages de Verrières-de-Joux et Les Verrières. Crépuscule de l'UniqueAprès la parution en 1892 de la traduction en français de Les Anarchistes[24] de John Henry Mackay et en 1899 celle de L'Unique et sa propriété — puis celle de 1900 — le lectorat francophone redécouvre Max Stirner grâce à Stirner et Nietzsche de Albert Levy[53] et L'individualisme anarchiste, Max Stirner de Victor Basch[54], tout deux parus en 1904. Les débats entre anarchistes et individualistes sont animés. Han Ryner publie Petit manuel individualiste en 1903[55] et Georges Palante, Combat pour l'individu[56] l'année suivante. Le crépuscule des idoles de Friedrich Nietzsche alimente les désirs de mettre fin à ce monde-prison pour les Uniques. En plus des textes publiés, différents journaux se fondent avec un leitmotiv individualiste ou anarchiste individualiste. De L'autonomie individuelle[57] en 1887 à L'anarchie[58] lancé par Albert Libertad[59] et Anna Mahé[60] en 1905, la distinction entre l'individualisme et l'anarchisme individualiste n'est pas toujours nette. D'après George Palante, "les mots anarchisme et individualisme sont fréquemment employés comme synonymes. Des penseurs, fort différents d’ailleurs les uns des autres, sont qualifiés un peu au hasard tantôt d’anarchistes, tantôt d’individualistes. C’est ainsi que l’on parle indifféremment de l’anarchisme ou de l’individualisme stirnerien, de l’anarchisme ou de l’individualisme nietzschéen, de l’anarchisme ou de l’individualisme barrésien"[61][62]. Si pour l'individualiste chaque anarchiste est un peu individualiste, l'inverse n'est pas une évidence. Néanmoins, illes se retrouvent sur leur rejet catégorique de l'existant, du présent. Selon E. Armand dans L’initiation individualiste anarchiste[63], "si tu es individualiste, toute association ne peut être pour toi qu'un pis-aller puisqu'en t'associant tu perds tant soit peu de ton indépendance. Un pis-aller — pour un temps déterminé, avec des individus déterminés, pour une besogne déterminée — sans lequel la besogne qui te tient au cœur ne pourrait être accomplie." Dans la France du début du XXème siècle, l'anarchisme individualiste est au croisement de projets de communautés de vie, éducation populaire, entraide sociale et journaux, de l'héritage de la propagande par le fait, attentats, expropriations et meurtres des décennies précédentes, mais aussi de positions non-violentes, végétariennes, nudistes. L'anarchisme individualiste n'est pas un monolithe, et les hominines s'en réclamant peuvent être en profond désaccord sur tel ou tel sujet. La question de l'utilisation de la violence, et plus généralement de l'illégalisme, est, par exemple, un sujet de discorde récurrent[64]. Parfois de ruptures. Les réflexions sur la sexualité ou l'amour libre sont aussi des sujets de discussions très présents parmi les anarchistes individualistes dont la mise en pratique est complexe et les expériences aboutissent parfois à de graves dissensions entre les hominines. Inspirée par L'Unique d'Adolf Brand, Akademos[65], la première revue à défendre directement le thème de l'homosexualité ne verra le jour qu'en 1909. Indésirable en Suisse, Johannes Holzmann part en direction de Paris. Installé dans la capitale française fin 1906, rien n'indique qu'il ait eu des contacts avec les milieux anarchistes individualistes parisiens, ni qu'il ait pu prendre connaissance des journaux ou des textes théoriques. N'étant pas francophone, il côtoie plutôt des groupes d'anarchistes constitués d'hominines originaires d'Allemagne ou de Russie, et parmi ces derniers, particulièrement des moïsiens[66] car il comprend un peu la langue yiddish[67][68]. Depuis le début de la seconde moitié du XIXème siècle, outre la Suisse ou le Royaume-Uni, le territoire français est un des lieux de refuge de révolutionnaires russes qui fuient la répression du régime tsariste. Nice est le lieu de rencontre entre le populiste Alexandre Herzen et la mort, et Paris de celle entre Serge Netchaiev et Albertine Hottin. Cet exil involontaire n'est pas un moment de villégiature. Selon leurs affinités politiques, des groupes s'organisent pour constituer des comités de soutien aux prisonniers des geôles tsaristes, publier des journaux qui transitent ensuite clandestinement vers la Russie, récolter des fonds pour soutenir les luttes ou encore préparer des actions clandestines et violentes contre les intérêts ou des personnalités russes. Leurs activités inquiètent, et les groupes et individus font l'objet d'une surveillance policière qui s'emmêle un peu entre les multiples tendances politiques des milieux révolutionnaires russes[69]. En 1905, après plus d'une année de combats, la Russie tsariste sort perdante de la guerre qui l'oppose au Japon[70]. Elle est amputée de la Mandchourie[71]. Les combats terrestres font plus de 85000 morts du côté japonais et 71000 du côté russe, et plus de 100000 blessés de chaque côté. La guerre est un désastre militaire et économique pour l'empire tsariste qui en sort très affaibli politiquement. De la répression sanglante d'une manifestation ouvrière en février à Saint-Pétersbourg à l'insurrection de Moscou en décembre, l'année 1905 est celle de toutes les contestations. L'ensemble du territoire de l'empire russe est parcouru de manifestations, de grèves et d'occupations. Dans les usines, l'armée ou les écoles, les hominines s'organisent de plus en plus en conseils, soviet en russe, pour réclamer collectivement de nouveaux droits ou s'opposer aux milices patronales ou à l'armée qui, au prix de nombreuses morts, tentent de faire taire les contestations. Dans le monde rural, des hominines occupent des terres et s'opposent aux grands propriétaires terriens. Le tsar est contraint de promulguer des réformes politiques et sociales pour libéraliser un peu l'État et octroyer des libertés supplémentaires à certaines couches de la population. Dans ce contexte politique et social mouvementé, des hominines socialistes-révolutionnaires[72] ou anarchistes décident de s'organiser clandestinement afin d'attaquer le pouvoir tsariste, défendre les soviets contre la répression et tuer les responsables politiques et économiques. Adeptes du parti centralisé, les socialistes-révolutionnaires forment l'Organisation de Combat[73], chargée des vols à main armée — les expropriations — et des actions violentes contre des représentants du pouvoir ou des militaires. Parmi les anarchistes, les choix d'organisation sont différents. Une myriade de groupes anarchistes clandestins apparaissent dans les régions industrielles du sud-ouest de la Russie et du nord-ouest, dans les territoires de l'ancien royaume de Pologne et de Lituanie[74]. Au sud, les villes d'Odessa, Kichinev, Kiev et Ekaterinoslav sont les épicentres de cette agitation anarchiste. Au nord, ce sont Varsovie, Lódz et Bialystok. Ces groupes multiplient les attaques à main armée pour financer leurs journaux et leurs logistiques, les assassinats ciblés contre des politiciens, des industriels, des militaires et des contre-maîtres d'usines. La répression est sévère. Des milliers d'arrestations, des centaines de morts et d'années de peines de prison. Parfois éphémères, démembrés par la répression policière, les groupes anarchistes sont autonomes les uns des autres, même si des individus naviguent de l'un à l'autre. Il n'y a pas de structure anarchiste mais un ensemble de groupes qui se recomposent en permanence, au rythme des morts et des arrestations, des choix individuels et des rencontres, des stratégies et des analyses politiques. Ils sont alors souvent qualifiés d’anarchistes-communistes, pour les différencier des tendances de l'anarchisme qui prônent d'autres méthodes pour renverser le pouvoir politique et l'ordre économique. Parmi les adeptes de la propagande par le fait et de l'action directe[75], les débats sont vifs entre anarchistes-communistes, syndicalistes révolutionnaires et anarchistes individualistes. Comme Genève en Suisse, Paris est depuis le milieu du XIXème siècle un lieu d'exil pour nombre d'hominines fuyant la répression du régime tsariste. Tous les courants révolutionnaires y sont présents, des bundistes[76] aux socialistes-révolutionnaires, des marxistes aux anarchistes, et toutes leurs tendances sont représentées. Lieu de répit, la ville est aussi celui où sont imprimés des journaux clandestins et des textes, ensuite envoyés clandestinement en Russie. Parmi les anarchistes russes de Paris, les anarchistes-communistes se démènent pour aider à distance leurs comparses encore en Russie. Lorsque Johannes Holzmann arrive à Paris fin 1906, le souvenir est encore frais de l'explosion accidentelle dans le bois de Vincennes de la bombe de l'anarchiste-communiste russe Vladimir "Striga" Lapidus en mai et le procès qui s'en suivit en juillet[77]. Vladimir Lapidus est tué lors de l'explosion et son comparse Alexander Sokolov blessé aux jambes. Membre à Odessa d'un groupe de révolutionnaires, Les Intransigeants, adeptes des écrits de Jan Waclav Makhaïski[78] qui proclame que "le socialisme révolutionnaire, éclairé par la science "prolétarienne" et infaillible des marxistes, est le serviteur le plus sûr et le plus fidèle de la bourgeoisie"[79], Vladimir Lapidus se rapproche des anarchistes-communistes de l'ouest russe. Il participe aux actions clandestines du Groupe des ouvriers anarchistes communistes[80] d'Ekaterinoslav et à celles du Drapeau Noir[81] à Bialystok. Regroupant plusieurs fédérations de métiers (tisserands, boulangers, tanneurs, menuisiers, tailleurs et cordonniers) ainsi qu'une quinzaine de groupes d'ouvriers dans des usines, Drapeau Noir est le groupe clandestin anarchiste le plus important en 1906 dans la région de Bialystok. Il réalise des vols à main armée, des extorsions de riches et des assassinats ciblés contre des industriels, des indicateurs de police ou des militaires responsables direct des morts de la répression. Le groupe se compose d'anarchistes, d'ex-socialistes-révolutionnaires et d'ex-makhaïskistes. Un certain nombre sont de familles moïsiennes[82]. Les débats internes à Drapeau Noir se polarisent entre, d'une part, les adeptes de l'intensification de la "terreur économique" — les besmotivny ("sans motif") — et d'autre part celleux préférant miser aussi sur un soulèvement populaire à l'image de la Commune de Paris de 1871 — les komunary. Le journal éponyme Drapeau Noir est imprimé à Genève en décembre 1905. Numéro unique, il est rapidement remplacé par Le mutin — Buntar en russe — dont le premier numéro paraît en décembre 1906 à Paris. Dans ce numéro est publiée une nécrologie consacrée à Vladimir Lapidus. Les trois numéros suivant seront imprimés à Genève. À la même période, le journal anarchiste L'oiseau-tempête — Burevestnik[83] en russe — et L'anarchiste[84] sont aussi lancés à Paris. L'un est critique vis-à-vis des stratégies des groupes clandestins anarchistes-communistes et défend plutôt une approche "anarcho-syndicaliste", l'autre se définit comme anarchiste-communiste et tente de concilier anarchisme indivualiste et critique du syndicalisme. De son côté, en 1906 et 1907, Johannes Holzmann publie dans le journal La Génération Libre — Die Freie Generation[85] en allemand — de Rudolf Großmann un article sur le malthusianisme[86] et un autre intitulé Sur Haeckel, Tolstoï et Stirner[87] Rien ne dit que Johannes Holzmann soit en contact avec des anarchistes russes lorsqu'il est en Suisse. S'il n'est pas russophone, ses sources d'informations sont sans doute les journaux anarchistes germanophones, et peut-être yiddishophones, ses proches et les hominines qu'il rencontre depuis sa fuite d'Allemagne. Pour beaucoup d'anarchistes d'Europe et des Amériques, la situation politique et sociale en Russie suscite depuis 1905 un intérêt grandissant. L'agitation des groupes révolutionnaires et la multiplication des mouvements sociaux ne cessent de perturber l'ordre tsariste qui se fissure doucement. En Europe de l'ouest et dans les Amériques, la presse révolutionnaire relate régulièrement l'actualité russe. Début 1907, Johannes Holzmann annonce à son ami Rudolf Großmann sa décision de se rendre en Russie pour prendre part aux luttes qui s'y déroulent. L'Unique en lutte pour les uniques.
En provenance de Bruxelles, Johannes Holzmann arrive en Russie en mars 1907 avec un passeport au nom d'August Waterloo. Il est porteur de 500 roubles destinés aux anarchistes-communistes de Lódz et de Varsovie. Très actif depuis 1905 dans les grèves et accusé de divers explosions et dégradations, le groupe anarchiste-communiste Internacjonal subit de plein fouet la répression. Onze hominines sont condamnés à mort et fusillés en janvier 1906 à Varsovie et, à Lódz, neuf autres sont condamnés en décembre à des peines de travaux forcés en Sibérie. À Bialystok, Johannes Holzmann participe à plusieurs vols à main armée afin de récupérer l'argent nécessaire à imprimer les journaux et financer l'achat du matériel utile aux attaques à l'explosif ou aux assassinats ciblés. Il se rend ensuite à Varsovie, puis à Lódz au milieu de l'année 1907. Depuis que les marxistes bolchevistes et les socialistes-révolutionnaires ont accepté de prendre part aux institutions, les anarchistes sont plus directement dans le viseur de la répression. Afin d'optimiser leurs forces, plusieurs groupes anarchistes-communistes organisent une rencontre début juillet 1907 à Kovno (Kaunas en Lituanie actuelle) entre des représentants de différentes villes, dont Lódz, Varsovie, Bialystok et Vilna, proches de Drapeau Noir et de Internacjonal. Johannes Holzmann y est présent. Le constat du manque de moyens financiers et de la nécessité de se réorganiser collectivement afin de pouvoir continuer à mener des actions violentes contre le pouvoir tsariste pousse les hominines à constituer la Fédération des anarchistes-communistes de Pologne et Lituanie. Le 17 juillet 1907, quatre hominines s'introduisent dans la maison d'un riche marchand de la région de Lódz pour lui extorquer de l'argent. Tué accidentellement, celui-ci n'a pas le temps de répondre à la demande et les quatre hominines repartent sans rien. Dans leur fuite, seul Johannes Holzmann est arrêté par la police. La répression s'abat sur les hominines ayant participé à la réunion de Kovno et en septembre 1908 se tient à Varsovie le procès de 23 hominines pour leur appartenance à la Fédération des anarchistes-communistes de Pologne et Lituanie. Comme les autres, Johannes Holzmann est condamné à quinze ans de travaux forcés pour son appartenance à la Fédération et à douze années de prison pour sa participation à la tentative d'extorsion malheureuse. En avril 1909, un nouveau procès condamne 18 hominines de Lódz à des peines de travaux forcés sur les mêmes accusations d'appartenance subversive. Internacjonal et la Fédération des anarchistes-communistes de Pologne et Lituanie sont démantelés[89]. Les conditions de détention sont épouvantables et nombre d'hominines sombrent dans la démence. Johannes Holzmann est transféré en 1911 vers la citadelle de Varsovie pour y être enfermé dans l'aile psychiatrique. Pour échapper à son quotidien, il se remet à écrire de la poésie. Un de ses poèmes, intitulé Ibsen[91] paraît dans le numéro de mi-avril 1910 du journal anarchiste christien[31] français L'Ère nouvelle[92] et un article consacré à Erich Mühsam sort dans le numéro 5 de L'Action du 20 mars 1911[93]. Un recueil de Senna Hoy sera publié sous le titre Sans autorité. Écrit alors qu'il est en prison, le roman L’œil du tigre. D'après les expériences d'un gentleman détective[94] est édité en 1912 à Berlin. Étant de nationalité allemande, ses proches et particulièrement Else Lasker-Schüler[42] plaident pour son transfert vers une prison allemande. Elle publie en 1913, Ballades hébraïques[95], un recueil de poèmes dans lequel plusieurs sont directement consacrés à celui qu'elle appelle le "Prince Sascha" de Moscou et dédicacé "À mon tant aimé compagnon de jeu, Senna Hoy". Malgré qu'elle soit sans le sou, Else Lasker-Schüler parvient à réunir une petite somme auprès d'autres hominines qui la soutiennent pour se rendre à Moscou en 1913. Elle obtient des autorités russes que Johannes Holzmann soit envoyé en Allemagne. Mais, pour des questions de politique intérieure, ce pays s'oppose à ce retour et Johannes Holzmann est bloqué en Russie[96]. Malade et affaibli, Johannes Holzmann meurt le 28 avril 1914 en Russie. Sa dépouille est rapatriée en Allemagne et enterrée au cimetière moïsien de Weißensee à Berlin. La revue littéraire L'Action — Die Aktion[97] en allemand — de Franz Pfemfert consacre une grande partie de son numéro du 9 mai 1914 à Johannes Holzmann — au poète Senna Hoy — et publie son poème Vers de prison ainsi que le texte Goutte de sang. Après Fjodor Sologub[98]. Puis le 30 mai 1914, un texte intitulé Marusja. Souvenirs de la révolution russe[99] et le 17 avril 1915 un essai écrit en 1912. Son amie Else Lasker-Schüler lui rend hommage dans le poème Senna Hoy[100] publié dans le numéro de L'Action daté du 25 septembre 1915. Elle lui dédicacera la seconde édition en 1919 de son roman Les nuits de Tino de Bagdad. Le journal anarchiste français Le Libertaire du 16 mai 1914 publie le poème Lucifer[101] et, apprenant sa mort, fait une nécrologie dans les numéros du 23[102] et du 30 mai[103]. Comme tant d'autres avant lui, l'Unique est mort.
Le Gai SachoirBien que publié l'année de sa naissance, en 1882, le Gai Savoir aristocratique de Friedrich Nietzsche semble avoir bien moins d'influence que le gai sachoir populaire de Max Stirner sur Johannes Holzmann. L'un s'adresse aux adeptes du surhumain, à celleux qui se sentent investis individuellement de nier l'existant, l'autre visent l'ensemble des hominines, les Uniques, qui cherchent à s'en affranchir. Sans exceptions. Là où le premier se pose en pourfendeur de la philosophie et produit pour cela une œuvre philosophique du néant, le second met à mort cette philosophie en la réduisant à néant car, pour lui, tout peut se résumer à cette formule : "Rien n'est au-dessus de moi". Indirectement, Max Stirner rejoint les débats sur l'anti-intellectualisme qui traversent les milieux révolutionnaires, et particulièrement anarchistes. La défiance est grande envers les blablabla et autres théories car si le savoir est une arme, elle est celle des hominines qui le détiennent :
Le rejet radical par Max Stirner de ce qui n'est pas en conformité avec les intérêts de l'Unique ouvre, pour les hominines qui s'en réclament, la porte à toutes les interrogations sur l'existant. L'Unique et son égoïsme s'insinuent partout. Pour ne citer que quelques exemples du début du XXème siècle, du journal L’Égoïste[106] de la féministe britannique Dora Mardsen à la tentative de colonie individualiste de Mastatal au Costa Rica[107], du journal L'Unique[108] publié par des ouvriers du canal de Panama réunis en une Fédération individualiste internationale à la publication de Combat par Johannes Holzmann et sa défense de l'homosexualité, les pensées sur l'Unique explorent les multiples facettes de ce qui entrave les hominines. La liste est loin d'être exhaustive. Rien n'est une limite pour les Uniques. Pour la protivophilie, il est évident que F. Merdjanov se rattache, d'une manière ou d'une autre, à la pensée individualiste. Que ce soit dans Analectes de rien[109] ou dans les textes qui lui sont attribués, l'Unique est toujours présent en filigrane. Max Stirner n'est que brièvement cité et il ne constitue pas l'unique base de réflexion pour F. Merdjanov. Rien ne dit que la lecture de L'Unique et sa propriété soit son hobby préféré plutôt que le Tac-Tac. Peut-être même que sa connaissance de Max Stirner n'est dû qu'à une bonne connexion internet à la médiathèque municipale de Nice et se résume à quelques lectures rapides via un moteur de recherche ? Inutile d'avoir lu Max Stirner pour entrevoir soi-même la profonde problématique que pose le rapport avec les autres individus. Seul l'intellectualisme de quelques hominines prétend qu'il est indispensable de "philosopher" pour voir en quoi le monde tel qu'il est peut être jugé détestable. Nul besoin de théories politiques ou d'analyses sociologiques pour comprendre que les morales collectives, les organisations sociales et les croyances religieuses sont des carcans pour les hominines les refusant ! L'homosexualité et toutes les formes de sexualité chez les hominines sont des sujets — parmi tant d'autres — sur lesquels la collectivité s'arroge des droits et encadre les envies des Uniques. Au mieux, elle en fait une catégorie sociale "acceptée", une donnée sociologique, qu'elle préserve dans un système discriminatoire qui maintient des inégalités entre ces hominines et les autres[110].
Néanmoins, il serait abusif de réduire la pensée de F. Merdjanov au simple qualificatif d'individualiste, tant ce terme est une amphibologie, mal-compris, disqualifié ou péjoratif. L'étude de Analectes de rien et des textes qui lui sont attribués ne montre pas de sa part une volonté de s'attribuer ce qualificatif. Tout au plus y note-t-on l'emploi de quelques termes pouvant être assimilés à des synonymes, tel egosolisme, acrate, égaux ou égos[112], et la création du néologisme êtr'xistant[111] qui tente d'exprimer le rapport de l'être à l'existant, entre soi-même et ses alentours, en prétextant que "l’expérience mène à la connaissance, la pratique de soi mène à la conscience de soi. Je suis passé de l’état de plus grande naïveté vers l’état de plus grande conscience en perdant toute illusion. Conscient, donc désabusé face à la masse qui s’invente des illusions de seconde main (politique), je me suffis à moi-même ; à la Loi de la Cité j’oppose celle de ma nature, à moi-même j’oppose ma propre mue, à tout répond mon rire". Ces quelques mots incitent souvent à penser qu'accoler le mot nihiliste est satisfaisant pour qualifier F. Merdjanov et ses écrits mais il n'en est rien. Au sens strict nihiliste est un oxymore, c'est-à-dire qu'il est construit sur la contradiction entre la racine nihil (rien) et le suffixe iste qui sous-tend une adhésion à la racine concernée : Être nihiliste n'est pas être contre, mais être pour. Ce qui semble être aux antipodes de F. Merdjanov. Si la protivophilie n'avait rien d'autre à faire, elle approfondirait l'idée d'un néologisme pour tenter de nommer la pensée de F. Merdjanov sur la centralité de l'Unique et ses possibilités. Afin de renforcer l'idée qu'il n'y a rien de plus à en dire, les discussions entre les Uniques de la communauté protivophile penchent plutôt en faveur de la création d'un néologisme constitué à partir du privatif a- — comme dans amoral ou anormal — aggloméré à l'étymon grec phil qui signifie "pour" dans le sens de "attiré par" — comme dans zoophile ou philosophe — pour former aphile. En ce qui concerne la sexualité des hominines, F. Merdjanov ne dit rien. Qu'y-a-t-il à ajouter à ce qui a déjà été dit sur ce sujet ? Les Uniques sont libres de faire leurs propres choix sexuels, s'ils sont mutuellement consentis. La sexualité même de F. Merdjanov reste un mystère. Les quelques travaux qui y sont consacrés ne parviennent pas à en sachoir plus[113]. Étant donné que son sexe biologique ou son genre sont inconnus pour ses biographes, il est au mieux possible d'affirmer que sa sexualité — si l'on se cantonne à celle avec des hominines — est probablement androphile, gynophile, ambiphile ou skoliophile, c'est-à-dire une attirance pour les hominines mâles, femelles, les deux ou les trans et autre non-binaires. Pour toutes ? Tout d'abord soutenue par les biographes de F. Merdjanov pour qualifier la sexualité de sa génitrice de mère[114], l'hypothèse privilégiée jusqu'à maintenant par la protivophilie est celle de sa pansexualité, une attirance pour les hominines, quelles que soient leur sexe, leur genre ou toutes autres considérations. D'Uniques à Uniques. Notes
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