Fanny Kaplan
Fanny Kaplan (Фани Каплан en macédonien - Fanì Kaplan en nissard) Hominine de la lignée des protivotsariens.
SommaireConfins lodomériensLorsque la République des Deux Nations — la Pologne et le duché de Lituanie[1] — se disloque sous les coups de boutoir de la Russie, de l'Autriche et de la Prusse à la fin du XVIIIème siècle après JCⒸ[2], ses fragments sont intégrés dans ces empires régionaux. La Russie étend son territoire vers l'ouest et incorpore de fait les différentes populations qui s'y trouvent. Celles-ci sont essentiellement des slavophones — polonais et petit-russes (ukrainiens) — et des germanophones — allemands et yiddish[3] — généralement adeptes des religions christiennes[4], à l'exception des yiddishophones moïsiens[4]. Alors que jusqu'ici les hominines moïsiens étaient peu nombreux dans l'empire russe, cantonnés dans quelques villes, illes deviennent de fait une part importante de la population de ce nouveau "far west" grand-russe et représentent environ 5 millions de personnes, soit la plus grande concentration de moïsiens en Europe. S'y ajoutent aussi les populations yiddish de Galicie et de Moldavie, dont les parties orientales sont intégrées à la Russie. Afin de limiter l'implantation de moïsiens sur tout le territoire russe, les autorités tsaristes créent en 1791 la "Zone de résidence" dans laquelle illes sont contraints de vivre. Interdiction est faite pour elleux de s'installer dans les grands centres urbains de la zone de résidence, tel Kiev, Yalta ou Sebastopol, et seules Odessa et Chisinau (Kichinev) leur sont permises. Seules de rares exceptions sont autorisées. Dans l'ensemble de la zone, les violences sporadiques à l'encontre des moïsiens se soldent par la destruction de villages, l'expulsion d'hominines ou leur mise à mort lors de lynchages collectifs. Le niveau de violence physique et les dégâts matériels sont tels que le terme russe pogrom "piller" devient le synonyme internationalement utilisé pour nommer les violences à l'encontre des moïsiens, mâles ou femelles. Quelques décennies avant goulag[5], de multiples langues empruntent à la langue russe son imaginaire répressif. Les raisons exactes de ces déchaînements violents sont floues, elles puisent dans l'imaginaire christien qui reproche aux moïsiens de ne pas être christiens et leur attribue tous les malheurs du monde. Pour autant, cette haine contre les moïsiens n'est pas l'apanage de la Russie, car l’antisémitisme[6] est un fumier prospère dans l'ensemble des mondes christiens et mahométiens[4]. Les lois de mai 1882 stipulent que les moïsiens doivent quitter les zones rurales et les villes de moins de 10000 habitants. Des quotas restrictifs sont mis en place pour l'accès aux études secondaires et universitaires, et à certaines professions. Il leur est interdit de voter ou de se présenter à des élections communales. Dans ce contexte, les pogroms anti-moïsiens s'intensifient entre 1881 et 1884 au sud de la Zone lors desquels des villages sont détruits et des milliers de personnes assassinées. La ségrégation, les violences et la misère pousseront plus d'un million et demi de moïsiens de la Zone à chercher refuge aux États-Unis d'Amérique et, dans une moindre mesure, en Argentine pendant les décennies suivantes. La "Zone de résidence" n'est supprimée qu'en 1917. Après avoir été intégrée au royaume de Pologne, puis disputée entre celui-ci et le royaume de Lituanie, la principauté de Lodomérie[7] est finalement absorbée lors de l'union des deux royaumes à la fin du XVIème siècle. Jusqu'en 1797 le territoire de l'ancienne principauté est une province de cette République des Deux Nations, avant de passer sous domination russe. Située dans le nord-ouest de l'actuelle Ukraine, la région est une vaste zone plate et boisée, parsemées de marécages. Elle est alors peuplée d'un peu plus de 2 millions d'hominines dont environ 70% sont des slavophones petit-russes et christiens, 15% de yiddishophones moïsiens, 6% de slavophones polonais et 5% de germanophones, christiens elleux-aussi. Les centres urbains les plus importants sont Kovel, Loutsk, Rivne ou encore Volodymyr — dont la province tire son nom — pour n'en citer que quelques-uns. Avec plus de 40000 hominines mâles et femelles, Kovel est la plus grande d'entre elles. Dès son intégration dans la Russie, la ville est raccordée à l'immense réseau ferré qui se monte progressivement entre les régions de l'empire. Elle devient le nœud ferroviaire du nord-ouest ukrainien d'où partent six lignes, la connectant ainsi directement à Lublin et Varsovie en Pologne, vers le nord, et au réseau ferré vers le sud jusqu'à la mer Noire.
Feïga Haïmovna Roïtblat naît dans un village de la région de Kovel dans une famille de moïsiens pratiquants composée de son père Haïm Roïtblat, professeur dans une école, de sa mère dont on ne connaît pas le nom, de quatre frères et trois sœurs. Sa date de naissance n'est pas certaine. La plupart de sources mentionnent 1890, mais selon le journal anarchiste Burevestnik[9] elle est née en 1887. Ce que confirment deux autres sources[10]. À part ces quelques détails biographiques, rien n'est connu de sa jeunesse. Conglomérat antitsarienL'empire tsariste doit faire face à de très fortes contestations sociales et politiques. L'absolutisme du tsar, le servage et la misère paysanne ou les conditions de travail dans le monde ouvrier urbain sont autant de point d'accroche pour, au minimum, revendiquer plus de droits ou pour réclamer un changement de régime politique. La seconde moitié du XIXème siècle est une période d'effervescence révolutionnaire[11] qui culmine le 13 mars 1881 avec l'assassinat du tsar Alexandre II par le groupe Volonté du Peuple[12]. Malgré la féroce répression et de timides tentatives de réformes, les oppositions au pouvoir tsariste se structurent autour de différents choix tactiques et approches théoriques qui se diffusent plus largement parmi la population. D'un côté les marxistes[13], de l'autre les socialistes révolutionnaires et les anarchistes. Si les premiers ne suscitent aucun intérêt protivophile, les deux autres tendances du mouvement révolutionnaire en Russie offrent des réflexions plus complexes sur les critiques et les méthodes de lutte contre le pouvoir en place ainsi que sur leurs visions même du pouvoir. Pour autant, les esseristes — adeptes du socialisme révolutionnaire — et les anarchistes divergent sur de nombreux points. Héritiers de la Volonté du Peuple et du mouvement narodniki (populiste), les socialistes révolutionnaires s'organisent à partir de 1901 en parti politique structuré — le Parti socialiste révolutionnaire (SR)[14] — afin, selon elleux, de contribuer au soulèvement du plus grand nombre — les paysans —, et se dotent d'une cellule clandestine chargée de commettre des attentats contre des figures du régime tsariste[15]. Conformément à leur refus de centralisation, les anarchistes créent plutôt de nombreux groupes autonomes les uns des autres qui agissent indépendamment sur le territoire de l'empire russe, non pas pour prendre le pouvoir mais pour le renverser[16]. Comme les esseristes, les anarchistes sont très présents dans les villes et les usines de l'ouest de la Russie, et participent à l'agitation sociale grandissante. Les réformes proposées par les autorités tsaristes ne répondent pas aux revendications sociales et les manifestations ouvrières et les grèves sont bien souvent réprimées par l'armée. Même s'illes divergent sur leurs théories politiques, esseristes et anarchistes se retrouvent sur leur volonté de voir aboutir au plus vite le renversement du régime tsariste et l'instauration immédiate d'un pouvoir révolutionnaire — contrairement aux autres tendances révolutionnaires qui veulent tempérer ces aspirations — mais aussi dans leurs pratiques. Pour faire face à la répression il est nécessaire de s'organiser dans la clandestinité pour imprimer journaux et tracts, et les actions armées contre les représentants du pouvoir central ou du patronat, qu'il faut financer par l'argent de braquages. Rapidement, de par ses choix tactiques, le Parti socialiste révolutionnaire est confronté à des dissensions internes qui poussent une partie de ses militants, mâles et femelles, à se rapprocher des anarchistes. Sporadiquement des groupes anarchistes et esseristes organisent ensemble des braquages, des tentatives de libération de prisonniers, des assassinats politiques ou des actions armées. Entre 1900 et 1905, les grèves et les contestations sociales ne cessent de prendre de l'ampleur dans les régions de l'empire. Les revendications portent sur l'amélioration des conditions de travail, l'augmentation des salaires et la libre-organisation en "syndicats". Que ce soit lors des révoltes ouvrières dans les centres urbains ou des soulèvements paysans dans les campagnes russes, la réponse violente des autorités cause des milliers de morts et blessés. La répression contre ces hominines en colère est le fait de l'armée régulière, de détachements cosaques ou de milices nationalistes. Entre 1903 et 1906 les pogroms reprennent de plus belle dans la Zone de résidence, faisant des milliers de morts et forçant des moïsiens à fuir à l'étranger pour échapper à la mort. L'année 1905 marque un tournant dans les luttes sociales et les contestations politiques vis-à-vis du pouvoir central. La répression sanglante d'une manifestation ouvrière à Saint-Pétersbourg le 22 janvier est le facteur déclenchant de multiples grèves, révoltes et manifestations à travers l'empire jusqu'en octobre, évènement généralement appelé "Révolution de 1905". Les groupes esseristes et anarchistes redoublent d'activité en cette année de révolte généralisée[17]. La lutte contre le tsarisme s'intensifie.
Au cours de cette année, Feïga Roïtblat se rapproche des anarchistes de Kiev et d'Odessa. Elle rencontre[19] Victor Garskiy[20] et rejoint le Groupe des anarchistes-communistes du Sud[21] dans lequel il est déjà actif. Elle opte alors pour le surnom de Dora. Comme le font le Groupe des Ouvriers Anarchistes-Communistes d'Ekaterinoslav[22] et les anarchistes besmotivni[23] du nord-ouest de la Russie, les anarchistes-communistes du sud s'organisent clandestinement pour trouver de l'argent nécessaire au financement de leurs activités de propagande et de leurs actions armées. En parallèle de la publication de journaux, ces différents groupes sont favorables au "terrorisme économique" et prônent l'assassinat d'industriels, de contre-maîtres, de politiciens, de délateurs ou d'espions infiltrés dans leurs rangs. Esseristes et anarchistes ne se contentent pas de lancer leurs offensives par les mots et les armes, illes tentent aussi de répondre à la répression qui envoient leurs proches en prison ou les tuent lors de tentatives d'arrestations. La lutte est acharnée et sanglante. L'apparition du premier conseil local — soviet en russe — lors des révoltes de 1905 fait tâche d'huile à travers l'empire. Des soviets s'organisent dans des usines et des quartiers, mais aussi dans des villages paysans ou parmi les hominines servant dans l'armée, afin de mener les luttes de manière autonome. Tout en soutenant les soviets, les différents groupes anarchistes clandestins prônent la continuation des actions armées pour intensifier la fragilisation de l’État, alors que les esseristes préfèrent plutôt miser sur les soviets qu'illes imaginent être l'embryon d'un futur État révolutionnaire. Les dissensions internes au Parti socialiste révolutionnaire sur ces questions tactiques aboutissent à la naissance de l’Union des socialistes révolutionnaires maximalistes[24]. Proches des anarchistes sur leur volonté de continuer à attaquer les structures et les personnalités liées à l'empire, ces maximalistes n'en restent pas moins des socialistes révolutionnaires pour qui l’État ne doit pas être détruit mais utilisé à des fins révolutionnaires. Moins narodniki — populistes — que le Parti socialiste révolutionnaire, les maximalistes se voient en petit groupe clandestin agissant. Quelques braquages, quelques tentatives de libération et plusieurs attentats contre des bâtiments ou des hominines sont menés par des groupes mixtes d'anarchistes, parfois ex-esseristes, et de maximalistes. En réponse aux pogroms, quelques pogromistes et responsables militaires sont assassinés[25].
Impossible de savoir quelles sont les activités de Feïga Roïtblat en cette année 1905. Il est parfois fait mention d'une hypothétique participation au braquage d'un magasin d'habillement à Kichinev (Chisinau - Moldavie) le 7 décembre 1905 avec un groupe d'anarchistes, dont Victor Garskiy. Horizons sibériensAvec des passeports au nom de Feïga Kaplan, née à Kiev, et de Tom Zelman, de nationalité roumaine, Feïga Roïtblat et Victor Garskiy louent le 18 décembre 1906 une chambre au troisième étage d'un hôtel de Kiev dans la rue Volintskaïa dans le quartier moïsien de Podol. Certaines sources précisent que le passeport de Feïga Roïtblat est celui d'une amie de Kiev, d'autres[10] disent qu'il est possible qu'elle est changée de nom à la suite de son mariage avec Max Kaplan[27]. Il y a effectivement une "tradition" révolutionnaire d'utiliser parfois le mariage pour fuir l'environnement familial ou déjouer un temps la surveillance policière. Avec Samuel Beylin[28], Polina Krasnoshchekova[29] et quelques autres anarchistes, le petit groupe se prépare à tuer Vladimir Soukhomlinov le gouverneur général de Kiev, de Podolie et de Lodomérie, pour se venger d'arrestations récentes contre des anarchistes de Kiev. Malheureusement, le 22 décembre, alors qu'illes sont en train de réaliser l'engin explosif, celui-ci explose dans la chambre. À l'exception de Feïga Roïtblat, incapable de fuir à cause de ses blessures, les autres parviennent à s'enfuir avec des blessures plus légères. Un pistolet lui est laissé, peut-être pour lui donner la possibilité de se tuer plutôt que d'être arrêtée. Incapable de bouger et gravement touchée aux yeux, elle est finalement arrêtée.
Laissée pour morte par ses complices en fuite, celle qui est dorénavant connue sous le nom de Fania Kaplan[31] – avec l'équivalence du prénom christien[32] — est jugée et condamnée à la prison à vie pour la mort d'une femme de ménage de l'hôtel. Elle refuse évidemment de dénoncer ses compagnons. En raison de sa minorité, sa sentence est commuée en prison à vie dans un camp d'internement sibérien. Presque aveugle et encore sous le coup de ses blessures aux jambes, elle est envoyée dans un premier temps à la prison d'Odessa, en attendant avec d'autres anarchistes son transfert vers des horizons sibériens. En décembre 1907, elle est au camp d'internement de Nerchinsk[33] en Sibérie dans la prison de Maltsev réservée aux hominines femelles. Elle y reste quatre années et y côtoie d'autres anarchistes, des démocrates et des socialistes révolutionnaires. Les premières années d'enfermement sont difficiles car elle souffre encore de ses blessures, de graves maux de tête et sa vue ne revient pas. Elle tente même de mettre fin à ses jours mais est prise en charge par les autres prisonnières. Les prisonnières s'organisent collectivement pour la nourriture, pour échanger des livres ou faire des discussions. Alors qu'il vient de se faire arrêter lors d'un braquage, et condamné à 12 années de prison, Victor Garskiy apprend en mai 1908 que Feïga Roïtblat a survécu. Il envoie une lettre au ministère de la justice à Moscou dans laquelle il tente de la disculper en s'attribuant la responsabilité de l'explosion de décembre 1906. Elle reste sans suite[17]. En 1909, Feïga Roïtblat / Fania Kaplan semble aller mieux mais reste quasi aveugle. Elle apprend le braille et regagne petit à petit de l'autonomie selon son amie Vera Bobrova-Tarasova[34]. Elle est transférée en 1912 à Akatui, une autre prison de Nerchinsk où sont regroupées une soixantaine de prisonnières dont une majorité sont des esseristes. Elle y rencontre la socialiste révolutionnaire Maria Spiridonovna. Selon ce que rapporte l'historien Semion Lyandres, Fania Kaplan se considère alors, selon ses propres mots, "socialiste sans affiliation particulière à un parti"[10]. Est-ce à dire anarchiste ? La confusion est possible car dans le mouvement révolutionnaire, socialiste et anarchiste sont parfois utilisés comme des synonymes. L’ambiguïté demeure. Ses pupilles réagissant de nouveau à la lumière, en août 1912, un docteur de la prison obtient du gouverneur militaire de la région l'autorisation de transférer Fania Kaplan vers l'hôpital de Tchita, dans le sud-est de la Sibérie, près du lac Baïkal, pour qu'elle soit opérée. En 1913, elle est envoyée à l'hôpital d'Irkoustk pour recevoir un traitement complémentaire post-opératoire. Celui-ci terminé, elle retourne à la prison d'Akatui. Sa peine est commuée en 20 ans de prison à l'occasion d'une amnistie générale décrétée par le tsar[17]. Après le renversement du tsar par un conglomérat antitsarien de marxistes, de socialistes révolutionnaires et d'anarchistes en février 1917, toutes les "prisonniers politiques", mâles et femelles, sont libérés. Avec les autres prisonnières, elle est envoyée à Tchita dans l'attente d'un retour organisé vers la Russie occidentale. Fania Kaplan arrive à Moscou en avril 1917. Ses parents ont immigré vers les États-Unis d'Amérique lorsqu'elle était en Sibérie. Elle s'installe dans un appartement avec Anna Pigit[35] et y vit environ un mois avant de partir en Crimée suivre un traitement pour sa vue dans un hôpital dédié aux anciens "prisonniers politiques". Dmitri Oulianov, le jeune frère de Lénine, est à l'initiative de ce projet dans lequel il est lui-même médecin[36]. Fania Kaplan est opérée avec succès en juillet. Lors de son séjour criméen, elle participe à des cours pour ouvriers. Après deux mois tchernomoriens, elle part pour Kharkov afin d'être à nouveau opérée. C'est à cette occasion qu'elle revoie Victor Garskiy mais les retrouvailles ne sont pas heureuses car depuis leur dernière rencontre en 1906, l'anarchiste est devenu bolcheviste, la pire espèce des marxistes. Celleux-là même qui font un coup d’État en octobre 1917 pour être les uniques meneurs de la révolution de février. Les soviets sont vidés de leur substance et accaparés par les nouveaux maîtres, place au soviétisme. Les bolchevistes sont soutenus par le Parti socialiste révolutionnaire qui explose entre — pour reprendre leur terminologie — les esseristes de gauche et de droite, les premiers, majoritaires, soutenant les bolchevistes dans le coup de force d'octobre, les autres le refusant. Les anarchistes sont aussi divisés sur ce qu'il faut penser et attendre de cette reprise en main des soviets. Des choix douloureux se font parmi les anarchistes. Les activités de Fania Kaplan au lendemain du coup d’État bolcheviste d'octobre 1917 sont inconnues. Elle arrive à Moscou fin février - début mars 1918 et s'installe avec Anna Pigit dans son appartement. Geste protivotsarienLes relations entre les bolchevistes et les socialistes révolutionnaires de gauche se dégradent rapidement en février/mars 1918. Après l'échec de janvier de faire élire l'esseriste Maria Spiridonova[37] à la présidence de l'Assemblée constituante, les bolchevistes, ne supportant pas la contradiction, la dissolvent. Sous les ordres de Vladimir "Lénine" Oulianov, le bolcheviste en chef, les bolchevistes s'accaparent tous les pouvoirs. Les esseristes de gauche quittent le gouvernement en mars et accusent leurs alliés de s'écarter de la révolution. Les anarchistes alliés s'éclipsent aussi. Les bolchevistes sont dorénavant seuls à tenir les rênes du nouveau pouvoir post-tsarien. Le lendemain de leur assassinat de l'ambassadeur d'Allemagne, plus de 2000 esseristes de gauche se lancent le 7 juillet 1918 dans une tentative d'insurrection à Moscou. Mais les bolchevistes parviennent à mater le soulèvement. Quelques tentatives dans d'autres villes russes se soldent aussi par leur écrasement. Le Parti socialiste révolutionnaire de gauche est interdit, ses membres et sa presse contraints à la fuite et au silence. Les arrestations s'enchaînent. Plusieurs centaines. Lénine sonne le glas de la révolution. Pour autant, l'affaire n'est pas totalement réglée. Aussi bien les forces armées fidèles à l'ancien pouvoir tsariste, les armées paysannes menées par des anarchistes en Ukraine[38] ou les insurrections paysannes, que les visées sibériennes de Ungern-Sternberg[39], sont toujours des menaces sérieuses qui fragilisent le pouvoir des bolchevistes. Les anarchistes qui ont refusé de s'allier et de faire confiance aux bolchevistes doivent faire face à une forte répression contre elleux. Mais des groupes résistent et d'autres s'organisent clandestinement pour maintenir le processus révolutionnaire hors de contrôle des bolchevistes.
Souriant comme un boucher qui vient d'égorger le petit veau qu'il trouvait si mignon, Lénine parade. L'ancien tsar et sa famille exécutés depuis juillet 1918, le nouveau tsar se balade. Le 30 août il est l'invité exceptionnel d'un meeting à l'usine d'armement Michelson dans la banlieue moscovite pour y vanter les bienfaits de ses décisions et du coup d’État. Penser le contraire est évidemment contre-révolutionnaire. Et une telle pensée peut mener à la mort ou à l'exil. Elle est comme ça la Nouvelle Star ! À la fin du meeting, dans la soirée, Fania Kaplan s'approche de lui. Elle sort un pistolet et tire à trois reprises, le blessant à l'épaule et au poumon. Elle parvient à prendre la fuite mais est arrêtée quelques rues plus loin par des ouvriers venus écouter le discours du nouveau tsar. Gravement atteint, le tsar bolcheviste est évacué en urgence. "Va-t-il crever ?" se dit "Он умрет ?" en russe. Si tant est que l'on peut leur faire confiance, selon les hominines chargés de l'interroger, elle aurait déclaré :
Son geste et ses quelques mots se suffisent à eux-mêmes. L'universalisme d'ACAB, "All Czars Are Bullshit !" Deux personnes sont arrêtées, suspectées d'avoir aidé Fania Kaplan, mais sont relâchées rapidement après interrogatoire par des miliciens bolchevistes. N'obtenant rien de plus de Fania Kaplan qui refuse de collaborer après son geste protivotsarien[42] — contre le tsarisme — et sans doute persuadés qu'elle a réellement agit seule, des bolchevistes l'exécutent d'une balle dans la nuque le 3 septembre 1918. Son cadavre est brûlé et ses restes dispersés. Un procès ne sert à rien. Place à Fanny Kaplan, nom sous lequel elle est maintenant internationalement reconnue comme celle qui a tenté de tuer le tsar rouge, Lénine. Même Le Petit Niçois du 2 septembre 1918 en fait sa Une[43]. Tous les propos qui lui sont prêtés sont à prendre avec prudence car ils sont relayés par ses bourreaux et les quelques témoignages d'hominines prétendant avoir assisté à son arrestation ou à sa mort sont contradictoires[10]. Dans L'archipel du Goulag, Alexandre Soljenitsyne recueille l'histoire de Berta Gandal qui raconte que ses deux frères étaient les complices de Fanny Kaplan et qu'ils l'attendaient dans une voiture pour s'échapper après l'assassinat de Lénine. Selon elle, ils sont rapidement tous les deux abattus par les miliciens bolchevistes. Arrivant de Riga peu après, elle-même est arrêtée à Moscou et condamnée à la prison à vie pour une supposée complicité. Elle est la seule à évoquer cela[44]. Cas prolétarienAvec le poumon perforé et la balle proche de la colonne vertébrale, Lénine refuse de quitter la résidence où il est réfugié de crainte d'un nouvel attentat. Mais il est inopérable sur place. Pour la plus grande tristesse des protivotsariens, il se remet petit à petit et survit à ses blessures dont il gardera néanmoins des séquelles toute sa vie. Prétextant l'assassinat à Saint-Pétersbourg par le poète Leonid Kannegisser[45] du bolcheviste Moïsseï Ouritski, le même jour que la tentative de Fanny Kaplan de le tuer, Lénine et ses partisans décrètent un période de terreur. Rouge celle-ci. Alors même que la direction du Parti socialiste révolutionnaire nie toute implication, Leonid Kannegisser et Fanny Kaplan sont dénoncés comme étant des socialistes révolutionnaires. La chasse est lancée contre les esseristes mâles et femelles qui, par leur opposition aux bolchevistes, sont dorénavant tous estampillés de droite. Une partie d'entre elleux s'organisent clandestinement et rejoignent les rangs bigarrés des anti-bolchevistes. Jusqu'en 1922, les bolchevistes se lancent dans des offensives sur de multiples fronts, confrontés à la guerre civile qui se déroule en Russie dans laquelle les armées anarchistes paysannes d'Ukraine et les armées pro-tsaristes sont les plus grosses forces à abattre[46]. Malgré leur résistance, les anarchistes et les esseristes, de gauche ou de droite, mâles et femelles, sont pourchassés, arrêtés, emprisonnés et parfois exécutés. Celleux qui le peuvent fuient à l'étranger. Les révoltes et les guérillas sont matées sur l'ensemble du territoire. L'histoire retiendra que Lénine a survécu et que les bolchevistes se sont totalement imposés dans les moindres rouages de l’État proclamé révolutionnaire. Fin de la révolution, place à la future Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). En juin 1922 s'ouvre à Moscou le procès contre plusieurs dizaines d'esseristes[47], mâles et femelles, membres de la direction du Parti socialiste révolutionnaire, accusés de menées "contre-révolutionnaires" et responsables de plusieurs insurrections dans le pays. La figure de Fanny Kaplan réapparaît au cours de ce procès. L'intention des bolchevistes est de mettre en relation sa tentative d'assassinat de Lénine et ses liens avec les esseristes. Pour cela, des bolchevistes ex-esseristes viennent témoigner pour expliquer que les actions de Leonid Kannegisser et Fanny Kaplan ont été commanditées par la direction du Parti socialiste révolutionnaire. Rufina Stavitskaia[48] se présente comme une ami de longue date de Fanny Kaplan. Selon elle, toutes deux ont participé au gouvernement anti-bolcheviste[49] mis en place par les socialistes révolutionnaires et pour lequel Fanny Kaplan est employée municipale à Simferopol en Crimée avec un très bon salaire. Le renversement par les bolchevistes de ce gouvernement entraîne la perte de sa situation sociale privilégiée et fait naître en elle son projet protivotsarien ! Tous les liens que Fanny Kaplan a conservé avec d'anciennes prisonnières esseristes sont pour les bolchevistes autant de preuves de sa proximité politique avec elles. Qu'elle n'est d'autres proches que les prisonnières avec lesquelles elle a passé plusieurs années est-il si surprenant ? Pour un dossier à charge, cela est un faisceau de preuves... Chacune de ses connaissances deviennent des évidences de son appartenance au Parti socialiste révolutionnaire. Qu'elle ait passé des années à côtoyer Maria Spiridonova[37] n'arrange rien. Les bolchevistes inaugurent par ce procès la longue liste de ceux qu'illes mèneront contre les "contre-révolutionnaires", avec pour méthode principale de produire des témoignages sur commande et faire ainsi dire n'importe quoi aux vivants et aux morts afin de justifier des verdicts décidés à l'avance. Si elle n'a pas été inventée par les bolchevistes, la déclaration de Fanny Kaplan qui se dit "favorable à l'Assemblée constituante et [l'être] toujours" fait taire les objections. L'écriture du scénario bolcheviste se conclut en 1924 avec l'arrestation, après l'avoir piégé, de Boris Savinkov[50], écrivain, membre du Parti socialiste révolutionnaire et fondateur de l'Organisation de Combat, sa branche militaire clandestine. Après de longues heures sous la torture il veut bien admettre qu'il a fourni l'arme à Fanny Kaplan pour qu'elle tue le tsar rouge, comme le lui demande avec insistance ses bourreaux. Il est retrouvé mystérieusement suicidé l'année suivante dans sa cellule. La fiction bolcheviste se clôt ainsi. Comme le note l'historien Semion Lyandres, des esseristes réfugiés à l'étranger confirment que Fanny Kaplan n'appartient à aucune organisation, et les textes et mémoires d'anciens esseristes écrits dans les décennies suivantes et qui mentionnent Fanny Kaplan semblent indiquer qu'illes ne connaissent pas directement Fanny Kaplan et que leurs témoignages sont de seconde-main[10]. Pour autant, ils participent aussi au mythe bolcheviste d'une Fanny Kaplan socialiste révolutionnaire qui, au fil des décennies, devient même la seule version historique. Pourtant, rien ne le dit. Si ce n'est la propagande bolcheviste.
Les imaginaires ont la vie dure. Malgré sa mort annoncée par les bolchevistes, des rumeurs circulent que Fanny Kaplan est toujours vivante. Quelques hominines témoignent l'avoir croisé dans différents camps de travail sibériens ou lors de transports de prisonniers. Dans L'archipel du Goulag, Alexandre Soljenitsyne relate même qu'elle a été vue à la prison moscovite de Boutyrka où elle est chargée de la bibliothèque[44]. Un ancien militaire soviétique témoigne dans les années 1980 que lors d'un voyage réalisé en 1956 en Carélie (Scandinavie soviétique) des hominines de la région lui montre une maison du village de Poduzhemye — sur les rives de la rivière Kem, non loin de la mer Blanche — dans laquelle, selon elleux, Fanny Kaplan a vécu une vingtaine d'années avant de mourir en 1953[10]. Le russe Konstantin Balmont[52] consacre son poème Lettre K à Moritz Konradi[53], Boris Koverda[54], Leonid Kannegisser et Fanny Kaplan, qui, malgré leurs différences politiques, ont en commun d'avoir tenté d'assassiner un dignitaire bolcheviste. Tel Vélimir Khlebnikov et sa poésie linguistique, ou Kroutchenykh pour qui "l’abondance de "K" dans la langue russe [...] fait dire [...] qu’elle porte en elle la scatologie"[55] — aka caca — Konstantin Balmont voit dans la lettre K une représentation lettriste anti-bolcheviste. Bolchevik ? La protivophilie note d'ailleurs que ACAB, en alphabet cyrillique, se transcrit AKAБ.
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