Modeste : Différence entre versions
m |
m |
||
(106 révisions intermédiaires par le même utilisateur non affichées) | |||
Ligne 2 : | Ligne 2 : | ||
|- | |- | ||
| | | | ||
− | '''Modeste''' (''скромен'' en [[macédonien]] - ''modèst'' <ref>Alors que ''modeste'' est un adjectif épicène en français, en nissard ''modèst'' est le masculin et ''modèsta'' le féminin</ref> en [[nissard]]) Euphémisme quotidien | + | '''Modeste''' (''скромен'' en [[macédonien]] - ''modèst'' <ref>Alors que ''modeste'' est un adjectif épicène en français, en nissard ''modèst'' est le masculin et ''modèsta'' le féminin</ref> en [[nissard]]) Euphémisme (du) quotidien |
− | |||
− | |||
− | |||
== Étymons == | == Étymons == | ||
− | Comme beaucoup de mots de la langue [[Français|française]], ''modeste'' est issu du latin. On retrouve ''modestus'' sous différentes formes dans d'autres langues ouest-européennes actuelles influencées elles-aussi par le latin, tel ''modesto'' en italien, en castillan, en portugais ou en galicien. Tel ''modest'' en catalan et en roumain, ou ''modèst'' en nissard. Contrairement aux autres langues germaniques qui se basent sur un étymon différent, l'anglais moderne retient ''modest'' sous l'influence de l'anglo-normand <ref>L'invasion de l'Angleterre par Guillaume de Normandie dans la seconde moitié du XI<sup><small>ème</small></sup> siècle bouleverse les pratiques linguistiques sur l'île. Les hominines qui y vivent parlent des langues celtiques ou germaniques, et la nouvelle aristocratie qui s'installe pratique un "français" de Normandie. Cet anglo-normand se mêle au "vieil anglais" pour constituer le "moyen anglais" entre le XII<sup><small>ème</small></sup> et la fin du XV<sup><small>ème</small></sup> siècle. Le vocabulaire d'origine anglo-normande ou française représente un énorme pourcentage de la langue anglaise actuelle. Sur les liens entre langues française et anglaise, voir Henriette Walter, ''Honni soit qui mal y pense'', Robert Laffont, 2011 </ref>. Grand spécialiste des cultures et des langues anglaises et françaises, et de leurs interactions, le britannique Rowan Atkinson tente dans son essai ''Johnny English'' de définir au mieux les nuances | + | Comme beaucoup de mots de la langue [[Français|française]], ''modeste'' est issu du latin. On retrouve ''modestus'' sous différentes formes dans d'autres langues ouest-européennes actuelles influencées elles-aussi par le latin, tel ''modesto'' en italien, en castillan, en portugais ou en galicien. Tel ''modest'' en catalan et en roumain, ou ''modèst'' en nissard. Contrairement aux autres langues germaniques qui se basent sur un étymon différent, l'anglais moderne retient ''modest'' sous l'influence de l'anglo-normand <ref>L'invasion de l'Angleterre par Guillaume de Normandie dans la seconde moitié du XI<sup><small>ème</small></sup> siècle bouleverse les pratiques linguistiques sur l'île. Les hominines qui y vivent parlent des langues celtiques ou germaniques, et la nouvelle aristocratie qui s'installe pratique un "français" de Normandie. Cet anglo-normand se mêle au "vieil anglais" pour constituer le "moyen anglais" entre le XII<sup><small>ème</small></sup> et la fin du XV<sup><small>ème</small></sup> siècle. Le vocabulaire d'origine anglo-normande ou française représente un énorme pourcentage de la langue anglaise actuelle. Sur les liens entre langues française et anglaise, voir Henriette Walter, ''Honni soit qui mal y pense'', Robert Laffont, 2011 </ref>. Grand spécialiste des cultures et des langues anglaises et françaises, et de leurs interactions, le britannique Rowan Atkinson tente dans son essai ''Johnny English'' de définir au mieux les nuances entre le français ''modeste'' et l'anglais ''modest''. Se basant sur les liens profonds qui interpénètrent linguistiquement et historiquement les deux rives de la Manche, il propose pour cela une définition imagée et sensible : "''Je crois que j'aimerais mieux qu'on m'empale le derrière sur un cactus géant plutôt que d'échanger des platitudes avec ce parvenu de français prétentieux. Si vous voulez mon avis, les seuls convives que les français sont bons à accueillir sont des envahisseurs.''" <ref name="#joh" /> Moins féru de botanique, Pierre Vandrepote préfère une approche plus pratique de ''modeste'' : |
[[Fichier:Johneng.jpg|200px|vignette|droite|Modeste lexique français-anglais <ref name="#joh">''Johnny English'', réalisé en 2003 par Peter Howitt. Bande-annonce [https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18674254&cfilm=44903.html en ligne]</ref>]] | [[Fichier:Johneng.jpg|200px|vignette|droite|Modeste lexique français-anglais <ref name="#joh">''Johnny English'', réalisé en 2003 par Peter Howitt. Bande-annonce [https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18674254&cfilm=44903.html en ligne]</ref>]] | ||
<blockquote>''Transformer le monde n’est pas une entreprise à la mesure de l’Unique, il n’entretient aucune illusion là-dessus ; il sait aussi qu’il n’y a pas à "changer la vie" mais à créer de la vie, à créer sa vie, ce qui est — comme on voudra — plus modeste ou plus ambitieux. L’Unique n’attend rien ni des idéologies politiques ni des mythes collectifs, il ne croit qu’à ce qu’il est capable d’impulser lui-même.'' <ref>Pierre Vandrepote, ''Max Stirner chez les Indiens'', Éditions du Rocher, 1994. Citation glanée dans le pot-pourrien d'Adrien Neir, ''Autoportrait d’un inconnu à partir de rien écrit par d’autres'', inédit.</ref></blockquote> | <blockquote>''Transformer le monde n’est pas une entreprise à la mesure de l’Unique, il n’entretient aucune illusion là-dessus ; il sait aussi qu’il n’y a pas à "changer la vie" mais à créer de la vie, à créer sa vie, ce qui est — comme on voudra — plus modeste ou plus ambitieux. L’Unique n’attend rien ni des idéologies politiques ni des mythes collectifs, il ne croit qu’à ce qu’il est capable d’impulser lui-même.'' <ref>Pierre Vandrepote, ''Max Stirner chez les Indiens'', Éditions du Rocher, 1994. Citation glanée dans le pot-pourrien d'Adrien Neir, ''Autoportrait d’un inconnu à partir de rien écrit par d’autres'', inédit.</ref></blockquote> | ||
− | Dans toutes ces langues, ''modeste'' a des sens qui sont des variations autour de la thématique de l'absence d'excès, de la retenue ou de la simplicité. ''Modestus'' dérive du latin ''modus'' qui a le sens de "mesuré", c'est-à-dire dont les limites ont été | + | Dans toutes ces langues, ''modeste'' a des sens qui sont des variations autour de la thématique de l'absence d'excès, de la retenue ou de la simplicité. ''Modestus'' dérive du latin ''modus'' qui a le sens de "mesuré", c'est-à-dire dont les limites ont été définies. Cet étymon donne au latin de très nombreux mots de vocabulaire que le français a conservé avec ''modique'', ''modération'' ou ''modicité'' — relatif à ce qui est modique —, pour n'en citer que quelques uns, qui définissent une taille réduite ou une restriction. Le glissement de ''modus'' vers le sens restrictif de "règle" ou de "cadre" est encore présent en français dans les locutions latines ''modus vivendi'' et ''modus operandi'', respectivement "mode de vie" et "mode opératoire". En français, un ''mode'' est une manière de faire. Et le faire ''grosso modo'' <ref>"Grosso modo" sur le ''Wiktionnaire'' - [https://fr.wiktionary.org/wiki/grosso_modo En ligne]</ref>, c'est le faire à gros traits, approximativement. Une ''mode'' est une manière de voir ou d'être. Être ''moderne'', c'est être à la mode du moment. L'adjectif aujourd'hui disparu ''modeux'' et ''modeuse'' est utilisé pour désigner le caractère habituel de quelque chose. Avec le sens de règle, la langue française possède, par exemple, ''moduler'' ou ''modifier''. L'origine de l'étymon latin est discutée parmi les étymologistes. Il est parfois rattaché au grec antique ''μῆδος'' (mêdos) qui a le sens de "conseil" et forme les mots ''méditer'' ou ''remède'' et leurs dérivés. Lorsqu'illes <ref>Née dans un environnement misogyne, le français est une langue à la grammaire sexiste. L'utilisation de ''illes'' pour ''ils'' et ''elles'' permet d'inclure les deux genres grammaticaux qui sont le reflet de la division culturelle et politique entre mâle et femelle chez les hominines. Habituellement, le masculin est le genre par défaut et sous-entend le général. </ref> étendent leur raisonnement, les étymologistes tentent de rapprocher cette racine grecque de celle qui forme les mots ''médecine'' et ''médicament'', et leurs nombreux dérivés, et qui a le sens de "prendre soin". |
− | L'adjectif ''modeste'' est constitutif du nom féminin ''modestie'', de l'adverbe invariable ''modestement'' et de l'adjectif ''modestissime''. S'y ajoutent les antonymes ''immodeste'', ''immodestie'' et ''immodestement''. La ''modeſteté'' ou ''modesteté'' <ref>'' | + | L'adjectif ''modeste'' est constitutif du nom féminin ''modestie'', de l'adverbe invariable ''modestement'' et de l'adjectif ''modestissime''. S'y ajoutent les antonymes ''immodeste'', ''immodestie'' et ''immodestement''. La ''modeſteté'' ou ''modesteté'' <ref>"Modesteté" dans ''Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle'', 1888 - [https://archive.org/details/GodefroyDictionnaire5/page/n365/mode/2up En ligne]</ref> n'est plus listée dans les dictionnaires actuels, au seul profit de ''modeste''. Idem pour les formes nominales ''modestin'' et ''modestine'' qui n'existent plus qu'en tant que prénom désuet, comme l'est Modeste. Attesté depuis le milieu du XIV<sup><small>ème</small></sup> siècle après JC<sup>Ⓒ</sup> <ref>Jésus aka Christ<sup>Ⓒ</sup> est un personnage de fiction qui proclame qu'il y a sept vices primaires — appelés péchés capitaux — dont l'orgueil, qui est l'absence de modestie. Il ne s'inclut pas dans cette liste, lui qui pourtant déborde d'immodestie en se proclamant fils d'une divinité ! Pas totalement idiot, le mensonge n'est pas dans sa liste. </ref> dans le vocabulaire de l'ancien français <ref>La terminologie "ancien français" n'est pas une langue unique mais regroupe les langues romanes de la famille des langues d'oïl parlées entre les VIII<sup><small>ème</small></sup> et XIV<sup><small>ème</small></sup> siècles dans la moitié nord du territoire français actuel, dans le sud de la Belgique actuelle et dans le Jura suisse romand. Elles sont issues de la fragmentation de l'ère linguistique latine dans ces régions, influencées par les langues germaniques et celtiques.</ref>, le verbe ''amodester'' <ref>"Amodester" dans ''Dictionnaire de l'ancienne langue française...'', tome premier, 1880 - [https://archive.org/details/GodefroyDictionnaire1/page/n283/mode/2up En ligne]</ref> avec le sens de "tempérer" n'ai pas retenu dans la première édition du Dictionnaire de l'Académie française, datée de 1694. Selon les travaux des lexicographes, la ''modestance'' ne semble pas avoir été utilisée, contrairement à ''modérance'' <ref name="#gdf">"Modérance" dans ''Dictionnaire de l'ancienne langue française...'', 1888 - [https://archive.org/details/GodefroyDictionnaire5/page/n365/mode/2up En ligne]</ref> et ''amodérance'' <ref>"Amodérance" dans ''Dictionnaire de l'ancienne langue française...'', 1880 - [https://archive.org/details/GodefroyDictionnaire1/page/n283/mode/2up En ligne]</ref> qui ont aussi le même sens de "action de tempérer". |
== Usages == | == Usages == | ||
− | === Des simples === | + | Les lexicographes et autres spécialistes des langues classent généralement le vocabulaire et les pratiques linguistiques selon ce qu'illes appellent les "registres de langue" : familier, courant et soutenu. Les subtilités entre "''Rien à cirer''", "''J'en ai rien à faire''" et "''Rien ne me chaut''". Lorsque le souteneur François-Marie "Voltaire" Arouet dit "''Peu me chaut d’où elle est sortie. Je ne comprends rien à votre galimatias.''" <ref>Voltaire, ''Les originaux'', Acte II, Scène X - [https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Originaux_ou_Monsieur_du_Cap-Vert En ligne]</ref> il est possible de le traduire par "''J'me fout d'où elle sort. J'comprends rien à vot' charabia''". À ces trois niveaux, il faut ajouter les registres vulgaire et argotique. L'un utilise souvent un vocabulaire lié à la sexualité et le second peut sembler être une autre langue. "''Rien à branler''" et "''Keud' à treuf''" <ref>Apocope de ''Que dalle'' et verlan de ''Foutre'' avec le sens de "faire"</ref> sont les équivalents vulgaire et argotique du "''J'en ai rien à faire''" courant. Cette séparation en plusieurs registres de langue est assez subjective car elle dépend très largement du milieu social des hominines <ref>Individuellement ou collectivement, les hominines sont les membres d'une espèce totalement dépourvue de modestie. Pour s'en convaincre, il suffit de voir toutes ses mythologies, ses savoirs et ses cultures qui la placent au centre du vivant : créature préférée des divinités, forme la plus évoluée du vivant et primauté de ses besoins sur ceux des autres espèces </ref>. Dans des sociétés hiérarchisées et pyramidales, le vocabulaire du registre soutenu est celui des hautes sphères sociales, politiques, économiques et intellectuelles qui sont numériquement les moins nombreuses et le familier est celui de l'écrasante majorité des hominines pour qui il est simplement la langue de tous les jours. Pour elleux, la distinction nette entre familier et courant n'est pas une réalité langagière. Pour se persuader de la dimension sociale qui se joue dans un dictionnaire, il suffit d'en consulter un et de voir comment sont qualifiés les mots répertoriés. Les catégories "populaire", "argotique" ou "vulgaire" remplissent ce rôle discriminant. Même problématique avec le vocabulaire vulgaire qui n'est pas le même suivant la place de l'hominine dans la hiérarchie sociale. Si le "''[[Salope]]''" peut être interclassiste, le "''Putain de toi''" l'est beaucoup moins. Les registres de langue ne concernent pas que le vocabulaire. La grammaire est largement impactée par la réalité sociale des hominines qui parlent. Par exemple, "''Rien à faire''", "''J'en ai rien à faire''" et "''Je n'en ai rien à faire''" — qui représentent respectivement les registres familier, courant et soutenu — n'utilisent pas le négatif de la même manière. Dans la première locution la négation est implicite et induite par le choix des mots, dans la seconde elle est explicite et est marquée par le seul ''rien''. Dans la dernière locution la construction est conforme à la règle grammaticale qui impose la présence de ''ne'', ''ni'' ou ''n’'' et d'une seconde négation — ''pas'', ''plus'' ou ''rien'' — pour marquer une négation entière. En plus de ces discriminants de grammaire et de vocabulaire, la normalisation linguistique invisibilise toutes les manières de prononcer selon la condition sociale ou la géographie. Outre qu'il peut ne pas avoir le même sens, ''rien'' ne se prononce pas exactement de la même manière dans les quartiers riches et pauvres. Idem pour les différentes régions où se parle le français. Pour un même "''[[Rien]]''", la prononciation n'est pas identique entre les parties nord et sud de la France. [ʁjɛ̃] dans l'une, [ʁjẽ] dans l'autre. Selon la poétique du marseillais Julien "Jul" Mari ''modeste'' rime autant avec ''gueux'' ou ''dégueu'' <ref>L'historien Gérémy Crédeville a montré qu'il en est de même dans le nord de la France avec son étude ''Parfait & modeste'' - [https://www.youtube.com/watch?v=0CHimcEaQr0 En ligne]</ref> qu'avec ''peste'' ou ''déteste'' car selon l'accent de sa région le "e" final est sonore. Les discriminations liées aux pratiques linguistiques, au registre de langue ou à la prononciation se nomment glottophobie. Elle touche nombre d'hominines. Préférant modifier son prénom pour conserver son anonymat, le rappeur Jacques Tardieu restitue le témoignage de ''La môme Néant'' : |
+ | |||
+ | <blockquote> | ||
+ | ''Quoi qu’a dit ? – A dit rin.''<br /> | ||
+ | ''Quoi qu’a fait ? – A fait rin.''<br /> | ||
+ | ''A quoi qu’a pense ? – A pense à rin.''<br /> | ||
+ | |||
+ | ''Pourquoi qu’a dit rin ?''<br /> | ||
+ | ''Pourquoi qu’a fait rin ?''<br /> | ||
+ | ''Pourquoi qu’a pense à rin ?''<br /> | ||
+ | |||
+ | ''– A’ xiste pas.'' <ref>"La môme Néant" dans Jean Tardieu, ''Monsieur Monsieur''. Cité à l'entrée "riz +hun" dans F. Merdjanov, ''Analectes de rien'', 2017</ref><br /> | ||
+ | </blockquote> | ||
+ | |||
+ | ''Modeste'' n'échappe pas aux phénomènes qui touchent les autres mots du vocabulaire français. Son emploi et ses significations diffèrent selon les hominines qui l'emploient et selon la situation sociale qui est la leur. | ||
+ | |||
+ | === Simples === | ||
+ | |||
+ | Le terme ''modeste'' est d'un usage courant et, selon le ''Trésor de la langue française'', sa signification est généralement "''Qui a de la modération, de la retenue''" et "''Qui ne cherche pas à se mettre en valeur, à faire étalage de ses qualités ou de son savoir''". Suivant cet usage populaire, est modeste une personne qui ne "''se la raconte pas''", qui fait preuve de ''modestie''. Ses synonymes les plus proches sont la discrétion, l'effacement ou la réserve, à l'opposé de l'orgueil, de la vanité, de la fierté ou de la prétention. Ce que tente d'expliciter le collectif de sociologues Fonky Family dans ''Ça ou rien'' : | ||
+ | |||
+ | <blockquote> | ||
+ | ''Cette vie ressemble à un combat''<br /> | ||
+ | ''La rue à un ring, chaque jour à un round''<br /> | ||
+ | ''On fait avec en se serrant les coudes''<br /> | ||
+ | ''On sait que ça tient à rien''<br /> | ||
+ | ''Pour aller loin faut se donner les moyens''<br /> | ||
+ | ''Ni plus ni moins, c’est ça ou rien'' <ref>Fonky Family, "Ça ou rien" sur l'album ''Marginale musique'', 2006 - [https://www.youtube.com/watch?v=K9N0WVNvpB4 En ligne]</ref><br /> | ||
+ | </blockquote> | ||
+ | |||
+ | En français, modeste est épicène, c'est-à-dire que sa forme est identique au masculin et au féminin grammatical. Dans la réalité des faits d'une organisation sociale binaire et discriminatoire, l'hominine mâle est taxé de modeste lorsqu'il est connu pour être raisonnable, alors que l'hominine femelle l'est lorsqu'elle demeure effacée, discrète. L'un est dans la retenue, l'autre dans la timidité. Monsieur est un extraverti qui se contrôle et madame est une introvertie qui se soigne. À définition similaire, l'usage est toujours chargé de sous-entendus ou de constructions sociales sous-jacentes. Cela est moins évident avec les termes épicènes. Cela l'est plus avec, pour quelques exemples parmi tant d'autres, ''chaud'' et ''chaude'', ''ouvert'' et ''ouverte'' ou ''bon'' et ''bonne'', qui peuvent induire une connotation sexuelle dans l'emploi au féminin. Ainsi, un "homme facile" est une personne accessible et gentille alors qu'une "femme facile" est une personne qui succombe aisément aux propositions sexuelles. Au cours des XVII<sup><small>ème</small></sup> et XVIII<sup><small>ème</small></sup> siècles, dans le style vestimentaire de leur époque, les hominines femelles des hautes classes sociales portent trois jupons, celui "''de dessus s'appelle la modeste, [celui] de dessous la secrète, et l'entre-deux la friponne''" <ref>Jules Quicherat, ''Histoire du costume en France depuis les temps les plus reculés jusqu'à la fin du XVIIIe siècle'', 1875 - [https://numelyo.bm-lyon.fr/f_view/BML:BML_00GOO0100137001103460700/IMG00000518 En ligne]</ref>. Un modeste est alors aussi un "''petit mouchoir placé à l'encolure d'un corsage pour en voiler le décolleté''" <ref>Selon "modeste" sur le ''Trésor de la langue française'' - [https://www.cnrtl.fr/definition/modeste En ligne]</ref>. Au XIX<sup><small>ème</small></sup> siècle encore, un hominine mâle modeste est humble alors qu'une hominine femelle modeste est pudique. Deux siècles plus tard, la dimension sexuelle ou morale semble avoir disparu de l'usage courant <ref>Le sens de "pudique" est réintroduit dans les années 2000 dans l'expression ''mode modeste'', via l'anglais ''modest fashion'', qui désigne des modes vestimentaires destinées, selon les plus rigoristes, à respecter les interdits moraux et les restrictions des religions moïsienne, christienne et mahométienne. Cela va de tenues amples qui ne dessinent pas les formes du corps jusqu'au burkini, en passant par la systématisation des manches longues et l'absence de vêtements courts. En France, plusieurs marques existent, dont ''Modestissime''. </ref>. | ||
+ | |||
+ | [[Fichier:Organ.jpg|200px|vignette|droite]] | ||
+ | Un des usages de ''modeste'' est celui de la locution ''fausse modestie''. Elle est utilisée pour décrire une attitude où l'hominine simule une grande modestie, voir se dénigre, pour susciter chez les autres des envies de compliments, pour avoir son orgueil flatté. Le faire de manière outrancière est une façon détournée de se vanter. Ou humoristique. Pour le dire en termes protivophiles, la fausse modestie consiste à dire "''Je suis tout !''" pour s'entendre répondre que ce n'est pas vrai : "''Tu n'es rien !''" Se vanter, c'est affirmer "''Je suis rien''" alors qu'en fait "''Je ne suis rien''". | ||
+ | |||
+ | La notion relative du "presque rien" se retrouve dans ''modeste'' lorsqu'il est utilisé pour parler d'un cadeau, d'un don ou d'une contribution, par exemple. Celleux qui ont peu mesurent l'importance de ce qui est modeste. Le geste est plus important que la valeur réelle ou supposée. Presque rien n'est pas rien. Et celleux qui pensent ne rien valoir se trompent. | ||
+ | |||
+ | <blockquote>''Dans nos familles, on boit dans des verres à moutarde. Nous ne sommes pas des aristocrates. Nous manquons d’élégance ; et notre race est incertaine. Mais nous n’oublions rien.''<ref>[[Alain Chany]], ''L'ordre de dispersion'', Gallimard, 1972. Cité à l'entrée "Un plat qui se mange froid" dans F. Merdjanov, ''Analectes de rien'', 2017</ref></blockquote> | ||
+ | |||
+ | Le prénom Modeste et ses dérivés que sont Modestin et Modestine sont rares. Même s'il est épicène, Modeste est le plus souvent utilisé pour des hominines femelles que pour des mâles. Hormis quelques cas de fanatiques christiens qui n’intéressent pas la [[protivophilie]], l'histoire récente n'a retenu que très peu d'hominines portant ces prénoms. Ainsi, les plus célèbres Modeste sont l'ancienne esclave Modeste Testas qui vécut au XVIII et XIX<sup><small>ème</small></sup> siècle entre l'Afrique de l'est et Haïti, et le personnage littéraire de Modeste Mignon de La Bastie, une jeune aristocrate sortie de l'esprit de l'écrivain Honoré de Balzac dans la première moitié du XIX<sup><small>ème</small></sup> siècle <ref>Honoré de Balzac, ''Modeste Mignon'', 1844 - [https://fr.wikisource.org/wiki/Modeste_Mignon En ligne]</ref>. La première est enlevée en Afrique de l'est à l'âge de 14 ans, vendue et envoyée vers 1780 dans la colonie française de Saint-Domingue — futur Haïti — sur l'île d'Hispaniola pour travailler dans une plantation sucrière. Son esclavagiste français, François Testas, la baptise sous les prénoms Marthe Adélaïde Modeste et lui donne son propre nom. Elle se fait appeler simplement Modeste. Ensemble, illes ont deux enfants. À la mort du maître en 1795, Modeste est affranchie par testament, reçoit en héritage une soixantaine d'hectares de la plantation et doit se marier avec un autre esclave affranchi de François Testas. Presque une dizaine d'enfants naissent de cette union. À l'indépendance d'Haïti en 1804, cette nouvelle famille dirige la plantation et rejoint la classe dominante qui émerge <ref>Dans un pays qui peine à se stabiliser, l'un de ses petits-fils sera le seizième et éphémère président dans la fin des années 1880. Destitué, il quitte le pays avec sa famille et s'exile pendant deux décennies.</ref>. Modeste meurt plus que centenaire en 1870. L'histoire fictive de Modeste Mignon de La Bastie est tout autre. Née dans une riche famille d'aristocrates de France au début du XIX<sup><small>ème</small></sup> siècle, elle se passionne pour la poésie et la littérature. Signant "O. d'Este M.", elle se lance dans une correspondance avec le poète Melchior de Canalis dont elle apprécie énormément l'œuvre. Plein de fatuité — l'opposé de la modestie —, ce dernier ne daigne pas lui répondre lui-même et confie cette tache à son secrétaire Ernest de La Brière. Leurs échanges épistolaires sont intenses et Ernest succombe à la jeune inconnue. Découvrant la supercherie de ce pseudo-Melchior, Modeste tombe en [[amour]] pour lui et les deux décident finalement de se marier. Dorénavant elle est Modeste Mignon de La Bastie La Brière, jeune égérie du milieu littéraire mondain parisien. Un scénario digne de la collection Harlequin. | ||
+ | |||
+ | Modestin et Modestine sont plus communément employé en tant que nom de famille qu'en tant que prénom. La communarde Louise Modestin <ref>Sur le célèbre photo-montage de la prison des Chantiers à Versailles, réalisé par Eugène Appert et daté d'août 1871, Louise Modestin est la première personne à gauche, debout avec un verre de vin à la main - [https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/b7/Prison_des_Chantiers%2C_le_15_ao%C3%BBt_1871%2C_Versailles-Eug%C3%A8ne_Appert.jpg En ligne]</ref>, par exemple, dont on ne sait quasiment rien, si ce n'est cette précision sur sa photo de prison : "''Barricadière a fait le coup de fusil''". Elle est condamnée à perpétuité et, comme les autres, est amnistiée en 1880. Mais la plus connue des Modestine reste sans conteste celle avec qui Robert Louis Stevenson partage son périple entre les petites villes du Monastier-sur-Gazeille dans le département de la Haute-Loire et Saint-Jean-du-Gard dans la région des Cévennes. Selon le biographe de cette ânesse, "''nous ignorons tout de Modestine avant l’irruption d’un Écossais dans sa vie ! Svelte, brun, moustachu, bohème, souffreteux, mais grand marcheur à pas vifs et amoureux de la France, ce calviniste de presque vingt-huit ans, bientôt célèbre écrivain, est venu arpenter les Cévennes pour découvrir le pays des camisards, éprouver son corps, oublier un amour déçu, méditer sa condition. Leur rencontre a lieu le 18 septembre 1878 au marché du Monastier en Haute-Loire.''" <ref name="#bar">Éric Baratay, "Modestine, voyage avec un Stevenson dans les Cévennes (1878)", ''Biographies animales. Des vies retrouvées'', Le Seuil, 2017 - [https://analectes2rien.legtux.org/images/PDF/modestine.pdf En ligne]</ref> Elle est décrite comme "''une ânesse minuscule, pas beaucoup plus haute qu'un chien, à la robe couleur de souris, l'œil doux et la mâchoire inférieure très prononcée. Elle avait en elle quelque chose de gentil, de distingué, une simplicité élégante qui plurent tout de suite à Stevenson quand il la vit sur la place du marché.''" <ref>"Voyage à travers les Cévennes avec un âne", adaptation française par A. Moulharac dans ''Mémoires du Club Cévenol'', tome I, n°3, 1901 - [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9645866f En ligne].</ref> Pour cela, il décide alors de l'appeler Modestine. Achetée quelques dizaines de francs à son propriétaire, elle porte pendant une dizaine de jours le nécessaire de survie du futur auteur de ''L'Île au trésor'', de ''L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde'', ou du merdjanovo-compatible ''Will du Moulin'' <ref>Robert Louis Stevenson, ''Will du Moulin'', 1877 - [https://fr.wikisource.org/wiki/Will_du_moulin En ligne]</ref>. Ayant fait le choix de ne dessiner que les paysages, nous ne disposons pas de représentation de Modestine. Selon Éric Baratay dans ''Modestine, voyage avec un Stevenson dans les Cévennes (1878)'', elle est "''d’un âge méconnu ou tu. Elle semble [...] appartenir [...] à la population asine de l’époque au centre de la France : une taille de 65 centimètres à un mètre au garrot, une tête plus grosse en proportion que le corps, une robe grise [et] parfois une raie cruciale sur le dos.''" <ref name="#bar" /> Bien qu'illes apprennent à se connaître au long de ce voyage, les relations entre l'hominine et l'ânesse ne sont pas faciles. Surtout pour elle. Tel des trekkers avec leurs sherpas dans l'Himalaya <ref>"Toujours plus vite, toujours plus haut, toujours plus gore", ''Nunatak'', n°7, octobre 2021 - [https://revuenunatak.noblogs.org/files/2021/11/Nunatak7-complet.pdf En ligne]</ref>, Stevenson ne s'embête pas avec son matériel et le fait porter par Modestine. Trouvant qu'elle n'avance pas assez vite, avec son lourd chargement sur le dos, il n'hésite pas à la frapper de coups de trique ou de poing. Ne connaissant rien à l’éthologie asine, il maltraite Modestine, pensant qu'elle n'est pas intelligente, qu'elle met de la mauvaise volonté ou qu'elle est faignante. Voulant donner son propre rythme et ne connaissant pas vraiment la route à suivre, Stevenson l'épuise. Auparavant, Modestine était employée à tirer de petites charrettes sur des chemins et le délire pédestre de Stevenson est une rupture radicale dans sa vie personnelle <ref>Michel Lompech, Daniel Ricard, Laurent Rieutort, "L’âne en France, ses usages et ses territoires", ''Géocarrefour'', n° 92/3, 2018 - [https://doi.org/10.4000/geocarrefour.11698 En ligne]</ref>. Examinée par un palefrenier le lendemain de leur arrivée début octobre à Saint-Jean-du-Gard, Modestine est jugée "''inapte à voyager''" et nécessitant "''au moins deux mois de repos''" <ref name="#bar" />. N'ayant plus besoin d'elle, et sans attendre qu'elle se repose, le tortionnaire revend Modestine qui retourne par la suite à une activité de traction de charrettes. Les contacts entre elle et lui sont rompus définitivement. Il disparaît de sa vie. Rien n'est connu sur elle après ce triste épisode. De retour au Royaume-Uni, Robert Louis Stevenson retravaille les pages du journal quotidien qu'il a tenu pendant son voyage. L'hominine Stevenson n'hésite pas à minimiser son comportement brutal et les maltraitances et réécrit sous un jour plus favorable pour lui sa relation avec l'ânesse Modestine. Les deux mois de convalescence se transforment en deux jours ! Après cette réécriture, il publie ''Voyage avec un âne dans les Cévennes'' en 1879 <ref name="#cev">Robert Louis Stevenson, ''Voyage avec un âne dans les Cévennes'', 1879</ref>. Il y raconte la "difficulté" pour lui de battre Modestine. Après s'être fait mal au bras à force de la frapper avec un bâton, il opte pour un aiguillon. "''À nous une escrime discrète de gentleman ! Et qu'importe si, de temps en temps, une goutte de sang perlait sur le pelage gris souris qui recouvrait les côtes saillantes de Modestine !''" <ref name="#cev" /> Fini d'avoir mal aux bras. Enfin. Aujourd'hui, le "Chemin de Stevenson" est une activité touristique et des randonnées avec des ânes sont organisées régulièrement. Le discours fait aux touristes vante les aspects bénéfiques pour les hominines d'une balade au grand-air, sur les traces d'un écrivain venu se ressourcer. Rien sur la maltraitance à l'encontre de Modestine. À Saint-Jean-du-Gard, il est même possible de déguster un petit gâteau à son nom composé de pâte sablée amande noisette, de compote de fruits rouges et de miel de châtaignier, ainsi que toucher l'anneau métallique où elle était attachée lors de son passage <ref>Au 125 Grand Rue à Saint-Jean-du-Gard.</ref> et boire dans la même fontaine qu'elle. Le "Chemin de Stevenson" n'est officiellement pas le "Calvaire de Modestine". Acte individuel, un hommage lui est rendu en 1997 avec la publication de ''Voyage avec un anglais à travers les Cévennes ou les mémoires de Modestine'' <ref>Roger Lagrave, ''Voyage avec un anglais à travers les Cévennes ou les mémoires de Modestine'', Éditions Gévaudan Cévennes, 1997</ref>. | ||
+ | |||
+ | === Simplistes === | ||
+ | |||
+ | En parallèle des usages simples, qui sont les plus répandus, existent aussi des emplois plus marginaux de ''modeste'' et ses dérivés. L'un est une forme de fausse modestie déguisée, l'autre est une euphémisation de la réalité. | ||
+ | |||
+ | En français, la locution ''nous de modestie'' désigne une manière d'écrire ou de parler qui utilise le pronom pluriel ''nous'' à la place du ''je'', alors même qu'une seule personne s'exprime. Cela se retrouve dans les publications scientifiques, les traités politiques ou les écrits littéraires et philosophiques. Selon le wiktionnaire, cela est motivé "''par esprit de généralisation et pour gommer le côté trop individualiste de je''" <ref>"Nous de modestie" d'après le ''Wiktionnaire'' - [https://fr.wiktionary.org/wiki/nous_de_modestie En ligne]</ref>. Ce "nous de modestie" implique une grammaire différente. L'accord en genre et en nombre se fait, non pas sur la valeur pluriel du ''nous'', mais sur le singulier du ''je'' et selon le genre grammatical auquel la personne se rattache. Ainsi "''Nous sommes unique''" et non "''Nous sommes uniques''", et dans le cas où l'hominine qui s'exprime est femelle, il est préconisé d'écrire "''Nous sommes seule''" plutôt que "''Nous sommes seul''". Pour l'utilisation de ce nous de modestie il faut donc appliquer un accord selon le sens et non selon la grammaire : un accord sylleptique. Rien à voir avec la schizophrénie où l'hominine dit nous en pensant je, et pense nous en disant je. Dans ce cas, la règle grammaticale n'est pas clairement définie. Il semble plus juste d'écrire ou de dire "''Nous suis unique''" ou "''Je sommes uniques''", selon les moments. Mais pour des raisons qui dépassent la [[protivophilie]], le nous de modestie ne s'est pas construit ainsi. Il en est de même avec le ''nous de majesté''. Celui-ci est structuré comme le nous de modestie — absence d'accord en nombre et accord en genre <ref>Comme pour le vouvoiement de politesse. Par exemple, "''Vous êtes unique''"</ref>. Son emploi est réservé aux personnes importantes ou ayant une autorité officielle. Si vous êtes sur un trône royal, si vous êtes une divinité ou un rouage de l'administration, il convient de parler de vous-même en employant ce nous de majesté. Dans ces trois cas, le nous singulier-pluriel est un paravent du pouvoir et un rappel que l'autorité est indiscutable. Et comme tout jargon, il doit être décrypté. Pour le pouvoir royal, "''Nous voulons''" est une manière détournée pour une personne d'affirmer ce qu'elle, et elle seule, veut. Pour une divinité, "''Nous vous aimons''" est la meilleure façon de justifier ses horreurs et d'être crainte, pour l'administration "''Nous vous demandons''" est une obligation sous peine de sanctions. Tout ceci est bien loin du domaine de la modestie et bien plus proche de l'argument d'autorité. Par un biais de communication, le ''nous'' donne l'impression qu'il est issu de plusieurs hominines et que par conséquent il est plus légitime que le simple ''je'' de la personne à qui il est adressé. En cela, le "nous de majesté" est similaire au "nous de modestie". Ce dernier existe-t-il vraiment ? N'est-il pas plutôt un nous de majesté qui use de fausse modestie pour asseoir une légitimité ? Il semble que le nous de modestie soit un nous de majesté qui s'exprime dans un contexte où ce n'est pas le rapport de force qui est l'argument. Pour qui se targue de l'être, la neutralité, la scientificité ou la rigueur intellectuelle ne réclament pas systématiquement l'usage de la force pour imposer des points de vue. Elles utilisent d'autres méthodes. Se prétendre modeste en est une. L'utilisation du pronom pluriel nous renforce le poids des arguments et évite de donner l'impression d'un simple face à face entre deux hominines. Un peu comme si l'argument du nombre avait une quelconque valeur ! Pour prendre des exemples caricaturaux, "''Nous pensons que dieu existe''" ou que la Terre est plate n'est évidemment pas suffisant en soi pour fonder un argumentaire solide. Selon une définition classique, le "''nous de modestie [...] rappelle que l’auteur du mémoire, de la thèse ou de l’article scientifique n’est pas parti de rien : C’est une manière de rendre hommage à ses maîtres, aux travaux des autres auteurs sur lesquels il s’est appuyé (fût-ce pour les contester)... et de prendre (un peu) de distance avec l’égo (je).''" <ref>"Nous (accord avec)" sur feu ''Langue-fr.net'' - [https://web.archive.org/web/20101103123819/http://www.langue-fr.net/spip.php?article125 En ligne]</ref> Malgré que cela ne soit pas clairement spécifié, cette définition fonctionne évidemment aussi avec les hominines femelles. Cette vision de ce qui constitue ce ''nous de modestie'' n'est pas antagoniste avec un ''je''. Hormis à croire que ce qui fonde une singularité ne se nourrit pas des autres ! Renoncer au ''je'' au profit d'un ''nous'' c'est comme croire que le vouvoiement est réellement une marque de respect et non une illusion des conventions. "''Se faire des illusions est un problème dans la mesure où, justement, il est question d’une illusion''" <ref>Ouverture du documentaire ''[[Los Porfiados]]'', réalisé en 2002 par Mariano Torres Manzur. Cité dans la biographie de Roberto Arlt dans F. Merdjanov, ''Analectes de rien'', Gemidžii Éditions, 2017</ref> aiment à répéter les protivophiles. | ||
+ | |||
+ | <blockquote> | ||
+ | ''Au seuil de la science est assis ce principe :''<br /> | ||
+ | ''Rien n’est sorti de rien. Rien n’est l’œuvre des dieux.'' <ref>Lucrèce, ''De la nature des choses'', livre I, I<sup><small>er</small></sup> siècle av. JC<sup>Ⓒ</sup> - [https://fr.wikisource.org/wiki/De_la_nature_des_choses_(traduction_Lef%C3%A8vre)/Livre_I En ligne]. Cité à l'entrée "devinette" dans F. Merdjanov, ''Analectes de rien'', 2017</ref><br /> | ||
+ | </blockquote> | ||
+ | |||
+ | Parmi tous les usages et les définitions de ''modeste'', il en est un qui revêt une dimension particulière. Il est répandu parmi les hominines des couches les plus favorisées de la société pour parler des autres. Pour qualifier celleux de la base de la pyramide sociale. Ainsi il convient de dire "''les plus modestes''" ou "''les ménages modestes''" pour désigner les plus pauvres. L'euphémisation est une méthode pour édulcorer, pour adoucir une description de la réalité. Ce phénomène n'est pas nouveau dans les pratiques langagières et n'est pas exclusif au domaine de la pauvreté. Au fil des siècles, par exemple, pour désigner les hominines mâles et femelles s'approchant de la fin de leur vie, il est employé ''vieillards'', puis ''vieux'', avant de devenir des ''personnes âgées'' puis du ''troisième âge''. Dorénavant les anciennes catégorisations latines sont caduques. Les hominines mâles de plus de 60 ans ne sont plus simplement des ''decrepitus senex'', "vieux décrépi" — d'où le français ''sénile'' ou ''sénateur'' — et les hominines femelles de la ménopause à leur mort sont autre chose que des ''anus decrepita'', "vieille décrépie" <ref>Contrairement à ce que peut laisser penser une lecture trop rapide, il ne s'agit pas de les classer selon l'état de leur sphincter vieillissant mais se rapporte à ''anus'', "vieille" — une racine que l'on retrouve dans l'allemand ''ahne'' "ancêtre" </ref>. L'euphémisme n'est pas (nécessairement) motivé par des intentions malveillantes. Dans le cas des ''vioques'' <ref>''Vioque'' ou ''vioc'' signifie "vieux". Le nom désigne les personnes âgées ou ses parents. L'adjectif qualifie ce qui est touché par la vieillesse. L'étymologie est incertaine. Peut-être sur ''vieux'' et le suffixe ''-oc'' ou ''-oque'' ou bien à rapprocher du provençal ''velhaco'' qui a le même sens.</ref>, il s'agit de sortir de la dimension péjorative que sous-tend le suffixe ''-ard'', puis de les extraire de l'étiquette ''vieux'' afin qu'illes ne soient pas réductibles à cette seule catégorie. En effet, il est possible d'intégrer cette catégorie tout en étant aussi autre chose. Grande, petit, roux ou drôle. En devenant des personnes âgées, elles sortent de la généralité et se voient reconnaître une individualité distincte des autres hominines des mêmes tranches d'âge. Maintenant ''personnes du troisième âge'', les vioques aspirent à être la suite logique des deux précédents âges — enfance et adulte <ref>Ce découpage en trois âges de la vie est relatif. Au moyen-âge, l'adolescence est considérée comme le second, suivi de la maturité puis de la vieillesse. Parfois le découpage va jusqu'à six : enfance, puérilité, adolescence, jeunesse, virilité et vieillesse. </ref> — mais n'assument pas totalement d'être le dernier. Avec l'allongement de l'espérance de vie dans certains pays, il a été ajouté la catégorie ''senior'' pour différencier les soixantenaires des nonagénaires. Ce même glissement c'est opéré avec les ''vioqueries'' — les maisons pour vioques — qui passent de ''mouroir'' à ''gériatrie'', puis ''maison de retraite'' et ''établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes'' — les EHPAD. Les canicules et les maltraitances ont démontré efficacement que l'euphémisation n'est pas un phénomène lié à l'amélioration réelles des conditions de vie. Ce qui est aussi le cas pour "les plus modestes". La disparition ou la ringardisation de ''prolétariat'' et ses sous-catégories, de ''servitude'' et de ''pauvre'' n'ont pas fait disparaître la pauvreté. Les plus modestes le savent bien <ref>Pour un rappel, voir La Canaille, "Le fric" sur l'album ''Une goutte de miel dans un litre de plomb'', 2009 - [https://www.youtube.com/watch?v=tsBVLRLkvGY En ligne]</ref>. Illes n'utilisent pas ce mot pour s'auto-définir mais préfèrent plutôt l'euphémisme "''pas riches''". Être "pas riche" donne l'impression que ce n'est pas tout à fait la même chose que "être pauvre". Mais rien à voir avec la modestie. Si les pauvres dépensent peu ou n'étalent pas leurs richesses, cela n'est pas à cause de leur débordement d'humilité mais bien plutôt par manque cruel de moyens financiers. Le petit cadre accroché au mur avec écrit dessus "''Mieux vaut rire dans une chaumière que pleurer dans un château''" n'est probablement qu'une forme d'humour noir. La confusion de sens dans l'emploi de modeste n'est pas nouvelle. Selon les huit dictionnaires officiels de l'EHPAD linguistique qu'est l'Académie française <ref>Cercle de séniles qui regardent la langue du haut de la pyramide, l'Académie française est une institution du troisième âge. "La VÉRITÉ sur l'Académie française" dans ''Linguisticae'', juillet 2019 - [https://www.youtube.com/watch?v=hfUsGmcr1PI En ligne] </ref>, parus entre 1694 et la première moitié du XX<sup><small>ème</small></sup> siècle, ''modeste'' signifie tout autant "''Qui a de la retenue, de la modération, qui ne donne dans aucun excès''" pour les hominines, que "''Médiocre, simple, sans éclat''" pour les choses et les situations <ref>Évolution de la définition de ''modeste'' selon l'Académie française - [https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9M2458 En ligne]</ref>. Entre les précédentes et la huitième édition, datée de 1935, un glissement sémantique s'est opéré. Dorénavant, peuvent être modestes, une condition sociale, un emploi ou un prix. La neuvième édition ne fait plus dans la nuance. Une des définitions pour modeste est "''humble, simple, sans éclat''" et les exemples donnés sont "''Une existence modeste. Un modeste logis. Être de condition modeste, d’origine modeste''". Elle renoue avec cette définition que l'on trouve déjà au milieu du XVI<sup><small>ème</small></sup> siècle dans les textes religieux christiens où les pauvres et les humbles se nomment les modestes. Là encore l'ambiguïté est entretenue par la multiplicités des sens pour les mots. ''Humble'' dérive de l'étymon ''humus'', "près du sol", dont le français a fait, par exemple, les mots ''humus'' <ref>"Humus" selon le ''Trésor de la langue française'' - [https://www.cnrtl.fr/definition/humus En ligne]</ref>, qui désigne la décomposition de déchets végétaux ou animaux au niveau du sol, ''humilité'' qui est la "''disposition à s'abaisser volontairement (à faire telle ou telle chose) en réprimant tout mouvement d'orgueil par sentiment de sa propre faiblesse''" <ref name="#hum">"Humilité" selon le ''Trésor de la langue française'' - [https://www.cnrtl.fr/definition/humilit%C3%A9 En ligne]</ref>, ainsi que ''humilier'' <ref>"Humilier" sur le ''Trésor de la langue française'' - [https://www.cnrtl.fr/definition/humilier En ligne]</ref> qui est au sens figuré l'action de mettre au plus bas. Cela rejoint la définition de ''humilité'' dans le contexte du discours christien qui affirme qu'elle consiste à "''humilier son esprit devant Dieu''" <ref name="#hum" />. L'humilité est un acte de dévotion aux responsables de sa propre condition et une marque d'acceptation résolue de celle-ci. Selon la religion christienne, être humble c'est admettre que dieu a probablement de très bonnes raisons de faire mourir de faim des hominines plutôt que d'autres. Même s'il s'agit de soi et de nos proches. Pour les humbles, il leur faut accepter leur sort comme un cadeau merveilleux offert par la divinité. Idem dans un contexte social. Les pauvres et les humbles, bref les plus modestes, doivent faire au mieux pour profiter de leur condition et savoir se saisir de la chance qui leur est donnée de vivre une telle situation. Ce que les riches n'auront jamais la possibilité de connaître. Une vraie tragédie pour elleux comme l'illustre en 1888 le grand spécialiste de la rousseur Jules Renard dans ''Tu ne seras rien'' : | ||
+ | |||
+ | <blockquote> | ||
+ | ''Tu ne seras rien. Tu as beau faire : tu ne seras rien.''<br /> | ||
+ | ''Tu n’as pas le souci de l’argent, du pain à gagner. Te voilà libre, et le temps t’appartient. Tu n’as qu’à vouloir. Mais il te manque de pouvoir.''<br /> | ||
+ | ''Tu ne seras rien. Pleure, emporte-toi, prends ta tête entre tes mains, espère, désespère, reprends ta tâche, roule ton rocher. Tu ne seras rien.'' <ref>Jules Renard, ''Tu ne seras rien'', 1888 - [https://posturesetrecits.wordpress.com/2016/03/27/tu-ne-seras-rien-jules-renard/ En ligne]</ref><br /> | ||
+ | </blockquote> | ||
+ | |||
+ | [[Fichier:Modest.jpeg|300px|vignette|droite|Modeste œuvre d'art]] | ||
+ | Déjà dans les premières décennies du XVIII<sup><small>ème</small></sup> siècle, le nutritionniste Jonathan Swift <ref>Jonathan Swift (1667 - 1745). Ses écrits les plus célèbres sont ''Le conte du tonneau'' en 1704, le conte philosophique ''Les voyages de Gulliver'' en 1726 - [https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Voyages_de_Gulliver En ligne] et le pamphlet ''Instructions aux domestiques'' en 1745 - [https://fr.wikisource.org/wiki/Instructions_aux_domestiques En ligne].</ref>, auteur des ''Voyages de Gulliver'', rédige sa ''Modeste proposition'' <ref name="#mod">Jonathan Swift, ''Modeste proposition'', 1729 - [https://fr.wikisource.org/wiki/Opuscules_humoristiques_(Wailly)/Modeste_proposition En ligne]</ref> dans laquelle il invite les pauvres à se nourrir de leurs propres nourrissons. Gagner son autonomie alimentaire est primordiale. Le titre complet est ''Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à charge à leurs parents ou à leur pays et pour les rendre utiles au public''. Pour les hominines qui ne sont pas modestes cela n'a pas de sens et pourrait même être considéré comme de l'anthropophagie, alors que pour celleux qui le sont, il ne s'agit que de bon sens et de cette intelligence collective qui naît dans les situations extrêmes. Cette proposition modeste incite aussi à régler le problème des vêtements en optant pour la peau d'enfant pour en faire des habits. Mais Swift n'est pas naïf <ref>Constance Faure, "Ambiguïté et message satirique dans ''La Modeste Proposition'' de Jonathan Swift", ''L'atelier des savoirs'', juillet 2018 - [https://eriac.hypotheses.org/343 En ligne] </ref> et, malgré ses calculs, il sait très bien qu'un agneau ou un veau mal nourri ne fournit pas toute la viande nécessaire et que la qualité n'est pas toujours satisfaisante. "''La population de ce royaume [d'Irlande] étant évaluée d’ordinaire à un million et demi, je calcule que sur ce chiffre il peut y avoir environ deux cent mille couples dont les femmes sont fécondes ; de ce nombre je soustrais trente mille couples, qui sont en état de pourvoir à la subsistance de leurs enfants (quoique je ne pense pas qu’il y en ait autant, dans l’état de détresse où est ce royaume) ; mais en admettant ceci, il restera cent soixante-dix mille femmes fécondes. Je soustrais encore cinquante mille pour les fausses couches ou pour les enfants qui meurent d’accident ou de maladie dans l’année. Restent par an cent vingt mille enfants qui naissent de parents pauvres. La question est donc : comment élever cette multitude d’enfants et pourvoir à leur sort ?''" <ref name="#mod" /> Une astucieuse proposition reprise en 1999 par les autorités françaises qui lancent lʼ''Opération Poucet'' avec ce slogan choc : "''Pour 1 enfant mangé, c'est 5 enfants que vous sauvez de la pauvreté''" <ref>Voir le spot promotionnel ''Proposition de manger les enfants'' réalisé par Brice Reveney, 14 minutes, 1999 - [https://www.youtube.com/watch?v=NZ17oumAyEA En ligne]</ref> | ||
+ | |||
+ | Pour les hominines qui regardent le monde du haut de la pyramide sociale, les modestes sont un peu partout, sans véritablement parvenir à les situer et les identifier clairement. Dans un monde qu'illes ne connaissent que par l'intermédiaire de leurs lectures. Romans, journaux, contes, etc. Voire dans les séries pour les plus modernes. Quelque soit leur sensibilité politique, les hominines des hautes sphères de l'immodestie se retrouvent sur une définition qui tourne autour de rien. Pour reprendre les mots du supporter de football et ancien boxeur Emmanuel Macron en 2017, pour voir en chair et en os des hominines modestes, il faut aller dans "''une gare, [car] c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. Parce que c’est un lieu où on passe. Parce que c’est un lieu que l’on partage''" <ref>Extrait d'un discours d'Emmanuel Macron le 29 juin 2017 - [https://www.youtube.com/watch?v=B-SBJjIjqYY En ligne]</ref> avec elleux. Interrogé en 1993 sur la question de savoir où se terrent les plus modestes pour qui désire en observer, François Mitterrand, un immodeste hominine de la petite ville de Jarnac, affirme que "''quand je regarde bien autour de moi, aujourd’hui, je vois la misère, qu’on pourrait confondre, mais ce ne serait pas suffisant, avec la pauvreté. C’est-à-dire ceux qui n’ont rien ou qui n’ont pas le moyen de se faire reconnaître, ni pour vivre, ni pour faire vivre ceux qu’ils aiment, ni même enfin pour se développer bien entendu ; ils ne sont rien, ils restent rien.''" <ref>Interview accordée par François Mitterrand, président de la république française, à la radio ''Europe 1'' le 19 octobre 1993 - [https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fdiscours.vie-publique.fr%2Fnotices%2F937011500.html En ligne]</ref> Grands amateurs de musique et de littérature, tout deux semblent n'avoir pas porté d'intérêt sérieux aux travaux du poète et musicologue Eugène Pottier. Plus proche de Louise Modestine que n'importe qui parmi les immodestes, il parvient très bien à localiser les plus modestes des hominines. En 1871 dans ''L'Internationale'', un slam optimiste mis en musique, il dit clairement que, pour l'ensemble des immodestes, illes ne sont ni dans des lieux partagés, ni autour de soi. Selon lui, il suffit de baisser les yeux et de regarder en direction de la base de la pyramide. Vers le sol, vers l'humus social. | ||
+ | |||
+ | <blockquote> | ||
+ | ''Le monde va changer de base :''<br /> | ||
+ | ''Nous ne sommes rien, soyons tout !'' <ref>Eugène Pottier, ''L'Internationale'', 1871 - [https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Internationale En ligne]</ref><br /> | ||
+ | </blockquote> | ||
+ | |||
+ | Les travaux de Pottier ne sont pourtant pas d'une grande originalité et ne font que rappeler une évidente réalité sociale pour le plus grand nombre des hominines. Sa démonstration est simple et efficace. Imparable et percutante comme un argumentaire de l'horloger et saltimbanque Jean-Philippe "Johnny Hallyday" Smet : "''Tu te rends compte ? Si on avait pas perdu une heure et quart... on serait là depuis une heure et quart.''" <ref>''Dakar : Johnny Hallyday'', 10 janvier 2002, archive de l'INA - [https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/1917305001052/dakar-johnny-halliday En ligne]</ref> Si, pour des raisons de risque d'anachronisme, il n'est pas possible de faire l'hypothèse de l'influence de l'horloger sur le poète — ni l'inverse ? — il se peut que Pottier, dans le domaine des évidences, ait été influencé par un proverbe chinois paru dans des [[Analecte|analectes]] en français quinze ans avant l'écriture de son célèbre poème ''L'Internationale''. | ||
+ | |||
+ | <blockquote>''Qui n’a rien dans son assiette, regarde au plat'' <ref>Charles Cahier, ''Quelque six mille proverbes et aphorismes usuels empruntés à notre âge et aux siècles derniers'', 1856 - [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9780380s/f139.item En ligne]</ref></blockquote> | ||
+ | |||
+ | Malgré les apparences pacifiées, il arrive que les modestes et les plus modestes fassent part de leur mécontentement, et se permettent même de menacer. Individuellement ou collectivement. "''Les personnes que vous recherchez sont celles dont vous dépendez. On prépare vos menus, on enlève vos ordures, on vous relie par téléphone, on conduit vos ambulances, on vous protège pendant votre sommeil. Jouez pas aux cons avec nous !''" <ref>Extrait de ''Fight Club'' de David Fincher, 1999 - [https://youtu.be/bN-_-XbjbKA En ligne]. Adapté du témoignage du même nom de Chuck Palahniuk - [http://ekladata.com/b5nMa8O4Ma5kGIqnEPRcTOzzdgg/palahniuk-chuck-fight-club.pdf En ligne]</ref> La vie-réalité relate régulièrement de tels faits et de nombreux témoignages sont récoltés à ce sujet. ''Grosso merdo'' <ref>Forme "populaire" humoristique dérivée de ''grosso modo''</ref>, la réponse principale est de faire semblant de changer réellement les choses. Depuis que les pauvres et les très pauvres sont les modestes et les plus modestes, leurs occupations de subalternes ont aussi été renommées, euphémisées. Dorénavant l'éboueur est un agents de collecte, le concierge est gardien d'immeuble, la caissière est hôtesse de caisse, l'aide ménagère est auxiliaire de vie, le balayeur ou la femme de ménage sont technicien·nes de surface, etc. Les exemples sont nombreux. Époque moderne, il existe des formulations épicènes ou des formes genrées. L'aide-soignant est auxiliaire de vie et la concierge est gardienne d'immeuble. Les termes ''ouvrier'' et ''ouvrière'', ainsi que ''travailleur'' et ''travailleuse'', sont beaucoup moins présents dans la langue immodeste, alors que ''employé'' et ''employée'' n'ont pas totalement disparus malgré leur dimension ouvertement utilitariste <ref>Nuria Rodríguez Pedreira, "Les néologismes euphémiques dans les dénominations d’emploi", ''La linguistique'', vol. 52, n°2, 2016 - [https://doi.org/10.3917/ling.522.0201 En ligne]</ref>. | ||
+ | |||
+ | Pour autant, dans le monde de l'immodestie, la question de savoir à qui s'applique exactement les qualificatifs de "modeste" et "plus modeste" n'est pas tranchée. Où sont les nuances ? Qui est qui ? Les mondes de l'immodestie et de la modestie sont si distants qu'il convient de trouver une méthode de conversion pour conserver l'échelle entre les deux réalités. Penser qu'une banane scotchée à un mur blanc avec un adhésif gris est une œuvre d'art évaluée à 120000 dollars étasuniens fait d'une personne une partisane émérite de l'immodestie. Les hominines qui viennent s'émerveiller devant l'œuvre appartiennent déjà à l'autre monde, celui des modestes. Parce que son prix est hors de toute possibilité raisonnable de pouvoir l'acheter. Pour des hominines, cette somme peut être celle d'une vie de minimum sociaux ou d'économies. Et il y a celleux qui n'y voient qu'une banane et la mange, ce sont les plus modestes <ref>"La banane de Maurizio Cattelan à 120000 dollars a encore été mangée", ''Huffpost'', mai 2023 - [https://www.huffingtonpost.fr/culture/article/la-banane-de-maurizio-cattelan-a-120-000-dollars-a-encore-ete-mangee_217322.html En ligne]</ref>. Dans leur monde, la banane est à environ 2 euros le kilo. Pour prendre une autre échelle qui parle à l'immodestie, la cravate de luxe est un bon repère. Pour les modestes, elle est un cadeau occasionnel et non un ustensile du quotidien. Pour les plus modestes, une telle cravate représente un tiers de leur revenu mensuel en se basant sur les minima sociaux, ou le budget alimentation mensuel d'une personne ayant le salaire minimum de croissance (SMIC) pour revenu. Du point de vue immodeste, les "''ménages modestes''" et "''les plus modestes''" sont à peu près la même chose alors que les différences entre ces deux catégories peuvent être importantes. Les critères de modestie sont flous lorsque on est à l'extérieur. Depuis maintenant quelques années la catégorisation s'est peaufinée, toujours un peu plus euphémisée. Les hominines de l'ancienne "classe moyenne supérieure" appartiennent maintenant aux "catégories socio-professionnelles supérieures", les CSP+, et représentent la partie la plus aisée des hominines modestes. Les différences entre ces CSP+ et le reste des hominines modestes peuvent être énormes, assurant une vie confortable dans un cas et une vie de labeur et de privation dans l'autre. Cette euphémisation invisibilise la réalité incontournable des CSP+ qui ne sont finalement que les plus pauvres des moins riches des immodestes. Généralement, les hominines de ces catégories socio-professionnelles supérieures ne s'appliquent jamais ce qualificatif de modestes. Non pas par pudeur, mais parce qu'illes pensent être parmi les immodestes. L'illusion est tenace. Les bénéfices de leur situation sociale sont la garantie de leur humilité et de leur attachement à ce qui les fait vivre confortablement. Il n'est en effet pas totalement absurde de bien récompenser la matonerie — les ex-geôliers, gardiens de prison, puis personnel pénitentiaire — et le reste du personnel pour s'assurer de leur dévouement. Tellement de chance de pouvoir s'acheter une cravate de luxe par semaine si l'envie venait ou de s'imaginer manger des bananes à chaque repas. Récemment le découpage des catégories socio-professionnelles (CSP) a été modifié afin de ne plus proposer des hiérarchies entre elles, place aux PCS, professions et catégories socioprofessionnelles <ref>''Nomenclatures des professions et catégories socioprofessionnelles'' sur le site de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) - [https://www.insee.fr/fr/information/2406153 En ligne]</ref>. Au delà de ces différentes tentatives de segmenter, en se fiant à la strict différence de construction entre ''immodeste'' et ''modeste'', le privatif ''in-'' — "sans" en latin — indique que ce qui définie l'immodestie c'est l'impossibilité de prendre la mesure des choses et l'absence de nécessité de compter alors que les modestes doivent prendre la mesure du réel et compter toute leur vie. Les plus modestes encore plus que les autres. Renouant avec le sens de "règle" ou de "cadre" de ''modus'', s'illes sont modestes c'est aussi parce qu'illes se doivent d'être mesuré dans leur manière d'être, de rester à leur place (sociale) sans (trop) contester. Il ne faudrait pas que les plus modestes s'en prennent à ce qui les maintient au plus bas de la structure sociale existante ! Le terme ''modeste'' est vraiment très riche. | ||
+ | |||
+ | Existe-t-il un humour immodeste ? Des blagues sur les modestes autour des cravates et des bananes ? Des charades et des jeux de mots ? Des choses simples, du style "Combien faut-il de... ?" ou "Monsieur et madame ont un fils ou une fille..." pour que les enfants aussi puissent rire des modestes. "''Combien faut-il vendre de bananes pour nourrir plusieurs familles modestes toute une année ?''" Réponse : "Une !" Ou "''Monsieur et madame Ival de la Cravate ont une fille, comment s'appelle-t-elle ?''" Réponse : "Modeste". La célèbre mode estivale de la cravate. Rien n'est connu sur l'existence ou non de l'équivalent d'un pathétique bouffon comme Jean-Marie Bigard dans le monde immodeste. Que donnent les blagues salaces et sexistes sur les modestes ? Mystère. Où sont les anagrammes et jeux de langue à la Pierre Desproges : "''Méditons que Modestin est en demi-tons quand la démoniste Modestine est distémone !''" Évidemment ! — si l'on connaît la signification de ces mots <ref>Méditons, Modestin et demi-tons sont des anagrammes — fait des mêmes lettres. Comme démoniste, Modestine et distémone. Une démoniste est celle qui croit dans les esprits, bons ou mauvais. Est distémone ce qui a deux étamines, l'organe mâle de la plante.</ref>. | ||
+ | |||
+ | Les dictionnaires ne sont bien souvent que le reflet de l'image que les immodestes se font d'une langue "bien parlée". Les distinctions entre les différents niveaux de langue et autres registres prennent en référence leurs propres situations sociales. Rien de surprenant. Même lorsque les démarches des lexicographes essaient de s'ouvrir. La plupart des mots employés au quotidien par les jeunes hominines ne sont pas répertoriés, idem pour le riche vocabulaire des nombreuses sous-cultures musicales ou sportives par exemple, les régionalismes et les sociolectes argotiques. Lorsque certains sont intégrés dans des lexiques officiels, ils le sont avec un commentaire particulier ou classés selon de nouveaux registres. Les contraintes liées à la compilation pour les dictionnaires sont de plusieurs ordres. Par définition, il n'est possible de lister que ce qui nous est connu. Ainsi, malgré son existence et son usage intense par les hominines qui l'utilisent, ''[[protivophilie]]'' n’apparaît dans aucun dictionnaire. Pour des raisons logistique, un nombre fixe de mots est choisi et par conséquent tout ajout implique un retrait. Et pour des raisons pratiques, il n'est pas possible de réagir en temps réel. Beaucoup plus inclusif que ses concurrents, le dictionnaire ''Le Robert'' propose 500000 mots pour 350000 significations dans sa version complète contre 60000 mots et 300000 significations dans sa version courte, sans parvenir à inclure une grande partie de la langue parlée au quotidien. Le nombre de mots serait démultiplié si ce dictionnaire était en capacité de les récolter. Les pratiques linguistiques du quotidien sont bien plus riches que ne l'indiquent les dictionnaires et autres lexiques qui, pour certains, pensent que "''le corpus des linguistes n'est pas la langue de la société mais la langue de la littérature''" <ref>"Le Figaro en roue libre" sur ''Linguisticae'', mai 2023 - [https://www.youtube.com/watch?v=6mpjaF3smTA En ligne]</ref>. Cela ne tient pas à de mauvaises intentions de la part des hominines qui font ces collectes mais à la nature même d'un projet de dictionnaire. Constructions linguistiques ayant une histoire, les langues se font sur des variations de son et des glissements de sens, et non seulement sur la répétition d'une norme. Il a fallu des étapes pour que le ''formage'' du XII<sup><small>ème</small></sup> siècle, du latin ''forma'' "forme", deviennent le ''fromage'' de maintenant. ''Formi'' ou ''froumi'' sont autant de manières de désigner la ''fourmi'' qui n'ont plus leur place dans les lexiques du "français correct", si ce n'est dans l'adjectif ''formique''. Au mieux, un dictionnaire est un instantané, un polaroid trop flou, pris quelque part dans les parages de la pointe de la pyramide sociale. Il ne peut prétendre incarner une langue unique et totalement normée. Même avec la meilleure volonté, un tel projet est impossible. Il faut savoir rester modeste. "''Le dictionnaire est un observatoire, pas un conservatoire''" selon Alain Rey, rédacteur en chef des publications des dictionnaires Le Robert, pour qui "''la faute d'orthographe d'aujourd'hui est la norme de demain''" <ref>"La faute d'orthographe d'aujourd'hui est la norme de demain", ''Le journal du dimanche'', mai 2015 - [https://www.lejdd.fr/Societe/Alain-Rey-Le-dictionnaire-est-un-observatoire-pas-un-conservatoire-733792 En ligne]</ref>. Se fier aux dictionnaires et les prendre comme unique source d'une langue, c'est risquer de perdre en variabilité et en innovation <ref>Les linguistes atterré·es, ''Le français va très bien, merci'', Tracts Gallimard, mai 2023</ref>. Ou d'oublier des formes anciennes qui sont toujours présentes dans les pratiques linguistiques des hominines modestes, et surtout des plus modestes. Qui a dit que la ''modesteté'' n'existe plus ? | ||
+ | |||
+ | Pour les adeptes des dictionnaires utopiques, il est possible de chambouler les catégorisations pour rééquilibrer en faveur des modestes et des plus modestes. Par exemple, supprimer le registre "populaire" qui accompagne une multitude de mots et préférer mettre "pyramidal" lorsque les usages de tel ou tel mot sont exclusivement ou très majoritairement ceux des hominines des hautes couches sociales. Par exemple, que "''Merde !''" ne soit plus vulgaire et "''Zut !''" familier mais que "''Flûte !''" soit étiqueté pyramidal. Ou tout autre qualificatif qui précise qu'il n'est pas d'un usage si courant que cela, plutôt parmi les moins modestes, même s'il est compréhensible pour le plus grand nombre. Au prétexte fallacieux que ''mot-dièse'' est l'anagramme de ''modestie'', un hashtag protivophile #modestie propose que, en parallèle de ses autres définitions, ''modeste'' soit dorénavant catégorisé injurieux, pour ce qui est communément appelé du mépris de classe, et que sa définition soit enrichie. "''Désigne de manière euphémique les hominines plus pauvres, pauvres et les plus pauvres dans l'esprit des bénéficiaires de leur pauvreté. S'applique aussi bien aux hominines mâles que femelles. Emploi courant dans les médias radiophoniques, télévisuels ou dans la presse écrite, chez les analystes et responsables politiques, les spécialistes d'économie, les sociologues et autres universitaires.''" Ce que ne dément pas l'analyste du rien Jean-Philippe "Johnny Hallyday" Smet dans cette phrase qu'il n'a — peut-être — jamais prononcé : | ||
+ | |||
+ | <blockquote>''Y'a rien sans rien''</blockquote> | ||
+ | |||
+ | == Simplifications == | ||
+ | |||
+ | Le qualificatif de ''modeste'' peut-il être accolé à [[F. Merdjanov]] ? L'absence presque totale de mention de son existence semble indiquer que oui. Cette invisibilité peut s'expliquer de deux manières. D'une part en considérant que F. Merdjanov ne voit aucun intérêt à en dire plus que ce qui est déjà dit dans ses ''Analectes de rien'', d'autre part en posant que cela n'intéresse sans doute personne. Moins-que-rien mais plus que rien, F. Merdjanov a probablement conscience que son existence ne change rien. Et donc à ce titre membre des modestes. Dans tous les sens du terme : l'absence de prétention et la petitesse de la condition sociale. De ces hominines qui ont leurs propres dictionnaires : "''Je suis à un LIDL de ma vie... C'est comme un carrefour de ma vie, mais avec moins de choix.''" Dans le monde immodeste, la présence de F. Merdjanov ne sert à rien, tout comme ses pensées et ses envies sur rien. Plutôt que d'essuyer un refus catégorique de sa part en lui proposant, jamais sa présence n'a même été envisagée dans un "Journal télévisé de 20 heures" ou dans une quelconque émission grand public. Même pas ''Fort Boyard'' ou ''LOL : qui rit, sort !'' <ref>''LOL : qui rit, sort !'' est une émission TV de divertissement dans laquelle 10 hominines célèbres, pour la somme de 200000 euros chaque, sont réunis pendant plusieurs heures et sortent du jeu s'illes rient. La personne gagnante donne 50000 euros à une association caritative et les autres 5000. L'intensité humoristique est telle que la plus drôle est celle qui a refusé d'y participer pour la future saison 4. Blanche Gardin le fait savoir dans un texte public - [https://www.facebook.com/blanchegardinad2/posts/781835386636863/ En ligne]</ref> Aucun projet d'une série Netflix avec un titre qui rime en rien et qui raconte sa passionnante vie. Pas plus qu'une source d'inspiration pour une chanson triste comme ''Rien à branler'' de Jérémie "Lorenzo" Serrandour, l'auto-proclamé empereur du sale. | ||
− | = | + | <blockquote> |
+ | ''J'lance une bouteille à la mer.''<br /> | ||
+ | ''Une vague la ramène à mes pieds.''<br /> | ||
+ | ''J'en ai rien à branler.'' <ref>Lorenzo, "Rien à branler" sur l'album éponyme, 2018 - [https://www.youtube.com/watch?v=EOennv8iHcw En ligne]</ref><br /> | ||
+ | </blockquote> | ||
== Notes == | == Notes == | ||
<references /> | <references /> |
Version actuelle datée du 9 octobre 2023 à 09:35
Modeste (скромен en macédonien - modèst [1] en nissard) Euphémisme (du) quotidien
ÉtymonsComme beaucoup de mots de la langue française, modeste est issu du latin. On retrouve modestus sous différentes formes dans d'autres langues ouest-européennes actuelles influencées elles-aussi par le latin, tel modesto en italien, en castillan, en portugais ou en galicien. Tel modest en catalan et en roumain, ou modèst en nissard. Contrairement aux autres langues germaniques qui se basent sur un étymon différent, l'anglais moderne retient modest sous l'influence de l'anglo-normand [2]. Grand spécialiste des cultures et des langues anglaises et françaises, et de leurs interactions, le britannique Rowan Atkinson tente dans son essai Johnny English de définir au mieux les nuances entre le français modeste et l'anglais modest. Se basant sur les liens profonds qui interpénètrent linguistiquement et historiquement les deux rives de la Manche, il propose pour cela une définition imagée et sensible : "Je crois que j'aimerais mieux qu'on m'empale le derrière sur un cactus géant plutôt que d'échanger des platitudes avec ce parvenu de français prétentieux. Si vous voulez mon avis, les seuls convives que les français sont bons à accueillir sont des envahisseurs." [3] Moins féru de botanique, Pierre Vandrepote préfère une approche plus pratique de modeste :
Dans toutes ces langues, modeste a des sens qui sont des variations autour de la thématique de l'absence d'excès, de la retenue ou de la simplicité. Modestus dérive du latin modus qui a le sens de "mesuré", c'est-à-dire dont les limites ont été définies. Cet étymon donne au latin de très nombreux mots de vocabulaire que le français a conservé avec modique, modération ou modicité — relatif à ce qui est modique —, pour n'en citer que quelques uns, qui définissent une taille réduite ou une restriction. Le glissement de modus vers le sens restrictif de "règle" ou de "cadre" est encore présent en français dans les locutions latines modus vivendi et modus operandi, respectivement "mode de vie" et "mode opératoire". En français, un mode est une manière de faire. Et le faire grosso modo [5], c'est le faire à gros traits, approximativement. Une mode est une manière de voir ou d'être. Être moderne, c'est être à la mode du moment. L'adjectif aujourd'hui disparu modeux et modeuse est utilisé pour désigner le caractère habituel de quelque chose. Avec le sens de règle, la langue française possède, par exemple, moduler ou modifier. L'origine de l'étymon latin est discutée parmi les étymologistes. Il est parfois rattaché au grec antique μῆδος (mêdos) qui a le sens de "conseil" et forme les mots méditer ou remède et leurs dérivés. Lorsqu'illes [6] étendent leur raisonnement, les étymologistes tentent de rapprocher cette racine grecque de celle qui forme les mots médecine et médicament, et leurs nombreux dérivés, et qui a le sens de "prendre soin". L'adjectif modeste est constitutif du nom féminin modestie, de l'adverbe invariable modestement et de l'adjectif modestissime. S'y ajoutent les antonymes immodeste, immodestie et immodestement. La modeſteté ou modesteté [7] n'est plus listée dans les dictionnaires actuels, au seul profit de modeste. Idem pour les formes nominales modestin et modestine qui n'existent plus qu'en tant que prénom désuet, comme l'est Modeste. Attesté depuis le milieu du XIVème siècle après JCⒸ [8] dans le vocabulaire de l'ancien français [9], le verbe amodester [10] avec le sens de "tempérer" n'ai pas retenu dans la première édition du Dictionnaire de l'Académie française, datée de 1694. Selon les travaux des lexicographes, la modestance ne semble pas avoir été utilisée, contrairement à modérance [11] et amodérance [12] qui ont aussi le même sens de "action de tempérer". UsagesLes lexicographes et autres spécialistes des langues classent généralement le vocabulaire et les pratiques linguistiques selon ce qu'illes appellent les "registres de langue" : familier, courant et soutenu. Les subtilités entre "Rien à cirer", "J'en ai rien à faire" et "Rien ne me chaut". Lorsque le souteneur François-Marie "Voltaire" Arouet dit "Peu me chaut d’où elle est sortie. Je ne comprends rien à votre galimatias." [13] il est possible de le traduire par "J'me fout d'où elle sort. J'comprends rien à vot' charabia". À ces trois niveaux, il faut ajouter les registres vulgaire et argotique. L'un utilise souvent un vocabulaire lié à la sexualité et le second peut sembler être une autre langue. "Rien à branler" et "Keud' à treuf" [14] sont les équivalents vulgaire et argotique du "J'en ai rien à faire" courant. Cette séparation en plusieurs registres de langue est assez subjective car elle dépend très largement du milieu social des hominines [15]. Dans des sociétés hiérarchisées et pyramidales, le vocabulaire du registre soutenu est celui des hautes sphères sociales, politiques, économiques et intellectuelles qui sont numériquement les moins nombreuses et le familier est celui de l'écrasante majorité des hominines pour qui il est simplement la langue de tous les jours. Pour elleux, la distinction nette entre familier et courant n'est pas une réalité langagière. Pour se persuader de la dimension sociale qui se joue dans un dictionnaire, il suffit d'en consulter un et de voir comment sont qualifiés les mots répertoriés. Les catégories "populaire", "argotique" ou "vulgaire" remplissent ce rôle discriminant. Même problématique avec le vocabulaire vulgaire qui n'est pas le même suivant la place de l'hominine dans la hiérarchie sociale. Si le "Salope" peut être interclassiste, le "Putain de toi" l'est beaucoup moins. Les registres de langue ne concernent pas que le vocabulaire. La grammaire est largement impactée par la réalité sociale des hominines qui parlent. Par exemple, "Rien à faire", "J'en ai rien à faire" et "Je n'en ai rien à faire" — qui représentent respectivement les registres familier, courant et soutenu — n'utilisent pas le négatif de la même manière. Dans la première locution la négation est implicite et induite par le choix des mots, dans la seconde elle est explicite et est marquée par le seul rien. Dans la dernière locution la construction est conforme à la règle grammaticale qui impose la présence de ne, ni ou n’ et d'une seconde négation — pas, plus ou rien — pour marquer une négation entière. En plus de ces discriminants de grammaire et de vocabulaire, la normalisation linguistique invisibilise toutes les manières de prononcer selon la condition sociale ou la géographie. Outre qu'il peut ne pas avoir le même sens, rien ne se prononce pas exactement de la même manière dans les quartiers riches et pauvres. Idem pour les différentes régions où se parle le français. Pour un même "Rien", la prononciation n'est pas identique entre les parties nord et sud de la France. [ʁjɛ̃] dans l'une, [ʁjẽ] dans l'autre. Selon la poétique du marseillais Julien "Jul" Mari modeste rime autant avec gueux ou dégueu [16] qu'avec peste ou déteste car selon l'accent de sa région le "e" final est sonore. Les discriminations liées aux pratiques linguistiques, au registre de langue ou à la prononciation se nomment glottophobie. Elle touche nombre d'hominines. Préférant modifier son prénom pour conserver son anonymat, le rappeur Jacques Tardieu restitue le témoignage de La môme Néant :
Modeste n'échappe pas aux phénomènes qui touchent les autres mots du vocabulaire français. Son emploi et ses significations diffèrent selon les hominines qui l'emploient et selon la situation sociale qui est la leur. SimplesLe terme modeste est d'un usage courant et, selon le Trésor de la langue française, sa signification est généralement "Qui a de la modération, de la retenue" et "Qui ne cherche pas à se mettre en valeur, à faire étalage de ses qualités ou de son savoir". Suivant cet usage populaire, est modeste une personne qui ne "se la raconte pas", qui fait preuve de modestie. Ses synonymes les plus proches sont la discrétion, l'effacement ou la réserve, à l'opposé de l'orgueil, de la vanité, de la fierté ou de la prétention. Ce que tente d'expliciter le collectif de sociologues Fonky Family dans Ça ou rien :
En français, modeste est épicène, c'est-à-dire que sa forme est identique au masculin et au féminin grammatical. Dans la réalité des faits d'une organisation sociale binaire et discriminatoire, l'hominine mâle est taxé de modeste lorsqu'il est connu pour être raisonnable, alors que l'hominine femelle l'est lorsqu'elle demeure effacée, discrète. L'un est dans la retenue, l'autre dans la timidité. Monsieur est un extraverti qui se contrôle et madame est une introvertie qui se soigne. À définition similaire, l'usage est toujours chargé de sous-entendus ou de constructions sociales sous-jacentes. Cela est moins évident avec les termes épicènes. Cela l'est plus avec, pour quelques exemples parmi tant d'autres, chaud et chaude, ouvert et ouverte ou bon et bonne, qui peuvent induire une connotation sexuelle dans l'emploi au féminin. Ainsi, un "homme facile" est une personne accessible et gentille alors qu'une "femme facile" est une personne qui succombe aisément aux propositions sexuelles. Au cours des XVIIème et XVIIIème siècles, dans le style vestimentaire de leur époque, les hominines femelles des hautes classes sociales portent trois jupons, celui "de dessus s'appelle la modeste, [celui] de dessous la secrète, et l'entre-deux la friponne" [19]. Un modeste est alors aussi un "petit mouchoir placé à l'encolure d'un corsage pour en voiler le décolleté" [20]. Au XIXème siècle encore, un hominine mâle modeste est humble alors qu'une hominine femelle modeste est pudique. Deux siècles plus tard, la dimension sexuelle ou morale semble avoir disparu de l'usage courant [21]. Un des usages de modeste est celui de la locution fausse modestie. Elle est utilisée pour décrire une attitude où l'hominine simule une grande modestie, voir se dénigre, pour susciter chez les autres des envies de compliments, pour avoir son orgueil flatté. Le faire de manière outrancière est une façon détournée de se vanter. Ou humoristique. Pour le dire en termes protivophiles, la fausse modestie consiste à dire "Je suis tout !" pour s'entendre répondre que ce n'est pas vrai : "Tu n'es rien !" Se vanter, c'est affirmer "Je suis rien" alors qu'en fait "Je ne suis rien". La notion relative du "presque rien" se retrouve dans modeste lorsqu'il est utilisé pour parler d'un cadeau, d'un don ou d'une contribution, par exemple. Celleux qui ont peu mesurent l'importance de ce qui est modeste. Le geste est plus important que la valeur réelle ou supposée. Presque rien n'est pas rien. Et celleux qui pensent ne rien valoir se trompent.
Le prénom Modeste et ses dérivés que sont Modestin et Modestine sont rares. Même s'il est épicène, Modeste est le plus souvent utilisé pour des hominines femelles que pour des mâles. Hormis quelques cas de fanatiques christiens qui n’intéressent pas la protivophilie, l'histoire récente n'a retenu que très peu d'hominines portant ces prénoms. Ainsi, les plus célèbres Modeste sont l'ancienne esclave Modeste Testas qui vécut au XVIII et XIXème siècle entre l'Afrique de l'est et Haïti, et le personnage littéraire de Modeste Mignon de La Bastie, une jeune aristocrate sortie de l'esprit de l'écrivain Honoré de Balzac dans la première moitié du XIXème siècle [23]. La première est enlevée en Afrique de l'est à l'âge de 14 ans, vendue et envoyée vers 1780 dans la colonie française de Saint-Domingue — futur Haïti — sur l'île d'Hispaniola pour travailler dans une plantation sucrière. Son esclavagiste français, François Testas, la baptise sous les prénoms Marthe Adélaïde Modeste et lui donne son propre nom. Elle se fait appeler simplement Modeste. Ensemble, illes ont deux enfants. À la mort du maître en 1795, Modeste est affranchie par testament, reçoit en héritage une soixantaine d'hectares de la plantation et doit se marier avec un autre esclave affranchi de François Testas. Presque une dizaine d'enfants naissent de cette union. À l'indépendance d'Haïti en 1804, cette nouvelle famille dirige la plantation et rejoint la classe dominante qui émerge [24]. Modeste meurt plus que centenaire en 1870. L'histoire fictive de Modeste Mignon de La Bastie est tout autre. Née dans une riche famille d'aristocrates de France au début du XIXème siècle, elle se passionne pour la poésie et la littérature. Signant "O. d'Este M.", elle se lance dans une correspondance avec le poète Melchior de Canalis dont elle apprécie énormément l'œuvre. Plein de fatuité — l'opposé de la modestie —, ce dernier ne daigne pas lui répondre lui-même et confie cette tache à son secrétaire Ernest de La Brière. Leurs échanges épistolaires sont intenses et Ernest succombe à la jeune inconnue. Découvrant la supercherie de ce pseudo-Melchior, Modeste tombe en amour pour lui et les deux décident finalement de se marier. Dorénavant elle est Modeste Mignon de La Bastie La Brière, jeune égérie du milieu littéraire mondain parisien. Un scénario digne de la collection Harlequin. Modestin et Modestine sont plus communément employé en tant que nom de famille qu'en tant que prénom. La communarde Louise Modestin [25], par exemple, dont on ne sait quasiment rien, si ce n'est cette précision sur sa photo de prison : "Barricadière a fait le coup de fusil". Elle est condamnée à perpétuité et, comme les autres, est amnistiée en 1880. Mais la plus connue des Modestine reste sans conteste celle avec qui Robert Louis Stevenson partage son périple entre les petites villes du Monastier-sur-Gazeille dans le département de la Haute-Loire et Saint-Jean-du-Gard dans la région des Cévennes. Selon le biographe de cette ânesse, "nous ignorons tout de Modestine avant l’irruption d’un Écossais dans sa vie ! Svelte, brun, moustachu, bohème, souffreteux, mais grand marcheur à pas vifs et amoureux de la France, ce calviniste de presque vingt-huit ans, bientôt célèbre écrivain, est venu arpenter les Cévennes pour découvrir le pays des camisards, éprouver son corps, oublier un amour déçu, méditer sa condition. Leur rencontre a lieu le 18 septembre 1878 au marché du Monastier en Haute-Loire." [26] Elle est décrite comme "une ânesse minuscule, pas beaucoup plus haute qu'un chien, à la robe couleur de souris, l'œil doux et la mâchoire inférieure très prononcée. Elle avait en elle quelque chose de gentil, de distingué, une simplicité élégante qui plurent tout de suite à Stevenson quand il la vit sur la place du marché." [27] Pour cela, il décide alors de l'appeler Modestine. Achetée quelques dizaines de francs à son propriétaire, elle porte pendant une dizaine de jours le nécessaire de survie du futur auteur de L'Île au trésor, de L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, ou du merdjanovo-compatible Will du Moulin [28]. Ayant fait le choix de ne dessiner que les paysages, nous ne disposons pas de représentation de Modestine. Selon Éric Baratay dans Modestine, voyage avec un Stevenson dans les Cévennes (1878), elle est "d’un âge méconnu ou tu. Elle semble [...] appartenir [...] à la population asine de l’époque au centre de la France : une taille de 65 centimètres à un mètre au garrot, une tête plus grosse en proportion que le corps, une robe grise [et] parfois une raie cruciale sur le dos." [26] Bien qu'illes apprennent à se connaître au long de ce voyage, les relations entre l'hominine et l'ânesse ne sont pas faciles. Surtout pour elle. Tel des trekkers avec leurs sherpas dans l'Himalaya [29], Stevenson ne s'embête pas avec son matériel et le fait porter par Modestine. Trouvant qu'elle n'avance pas assez vite, avec son lourd chargement sur le dos, il n'hésite pas à la frapper de coups de trique ou de poing. Ne connaissant rien à l’éthologie asine, il maltraite Modestine, pensant qu'elle n'est pas intelligente, qu'elle met de la mauvaise volonté ou qu'elle est faignante. Voulant donner son propre rythme et ne connaissant pas vraiment la route à suivre, Stevenson l'épuise. Auparavant, Modestine était employée à tirer de petites charrettes sur des chemins et le délire pédestre de Stevenson est une rupture radicale dans sa vie personnelle [30]. Examinée par un palefrenier le lendemain de leur arrivée début octobre à Saint-Jean-du-Gard, Modestine est jugée "inapte à voyager" et nécessitant "au moins deux mois de repos" [26]. N'ayant plus besoin d'elle, et sans attendre qu'elle se repose, le tortionnaire revend Modestine qui retourne par la suite à une activité de traction de charrettes. Les contacts entre elle et lui sont rompus définitivement. Il disparaît de sa vie. Rien n'est connu sur elle après ce triste épisode. De retour au Royaume-Uni, Robert Louis Stevenson retravaille les pages du journal quotidien qu'il a tenu pendant son voyage. L'hominine Stevenson n'hésite pas à minimiser son comportement brutal et les maltraitances et réécrit sous un jour plus favorable pour lui sa relation avec l'ânesse Modestine. Les deux mois de convalescence se transforment en deux jours ! Après cette réécriture, il publie Voyage avec un âne dans les Cévennes en 1879 [31]. Il y raconte la "difficulté" pour lui de battre Modestine. Après s'être fait mal au bras à force de la frapper avec un bâton, il opte pour un aiguillon. "À nous une escrime discrète de gentleman ! Et qu'importe si, de temps en temps, une goutte de sang perlait sur le pelage gris souris qui recouvrait les côtes saillantes de Modestine !" [31] Fini d'avoir mal aux bras. Enfin. Aujourd'hui, le "Chemin de Stevenson" est une activité touristique et des randonnées avec des ânes sont organisées régulièrement. Le discours fait aux touristes vante les aspects bénéfiques pour les hominines d'une balade au grand-air, sur les traces d'un écrivain venu se ressourcer. Rien sur la maltraitance à l'encontre de Modestine. À Saint-Jean-du-Gard, il est même possible de déguster un petit gâteau à son nom composé de pâte sablée amande noisette, de compote de fruits rouges et de miel de châtaignier, ainsi que toucher l'anneau métallique où elle était attachée lors de son passage [32] et boire dans la même fontaine qu'elle. Le "Chemin de Stevenson" n'est officiellement pas le "Calvaire de Modestine". Acte individuel, un hommage lui est rendu en 1997 avec la publication de Voyage avec un anglais à travers les Cévennes ou les mémoires de Modestine [33]. SimplistesEn parallèle des usages simples, qui sont les plus répandus, existent aussi des emplois plus marginaux de modeste et ses dérivés. L'un est une forme de fausse modestie déguisée, l'autre est une euphémisation de la réalité. En français, la locution nous de modestie désigne une manière d'écrire ou de parler qui utilise le pronom pluriel nous à la place du je, alors même qu'une seule personne s'exprime. Cela se retrouve dans les publications scientifiques, les traités politiques ou les écrits littéraires et philosophiques. Selon le wiktionnaire, cela est motivé "par esprit de généralisation et pour gommer le côté trop individualiste de je" [34]. Ce "nous de modestie" implique une grammaire différente. L'accord en genre et en nombre se fait, non pas sur la valeur pluriel du nous, mais sur le singulier du je et selon le genre grammatical auquel la personne se rattache. Ainsi "Nous sommes unique" et non "Nous sommes uniques", et dans le cas où l'hominine qui s'exprime est femelle, il est préconisé d'écrire "Nous sommes seule" plutôt que "Nous sommes seul". Pour l'utilisation de ce nous de modestie il faut donc appliquer un accord selon le sens et non selon la grammaire : un accord sylleptique. Rien à voir avec la schizophrénie où l'hominine dit nous en pensant je, et pense nous en disant je. Dans ce cas, la règle grammaticale n'est pas clairement définie. Il semble plus juste d'écrire ou de dire "Nous suis unique" ou "Je sommes uniques", selon les moments. Mais pour des raisons qui dépassent la protivophilie, le nous de modestie ne s'est pas construit ainsi. Il en est de même avec le nous de majesté. Celui-ci est structuré comme le nous de modestie — absence d'accord en nombre et accord en genre [35]. Son emploi est réservé aux personnes importantes ou ayant une autorité officielle. Si vous êtes sur un trône royal, si vous êtes une divinité ou un rouage de l'administration, il convient de parler de vous-même en employant ce nous de majesté. Dans ces trois cas, le nous singulier-pluriel est un paravent du pouvoir et un rappel que l'autorité est indiscutable. Et comme tout jargon, il doit être décrypté. Pour le pouvoir royal, "Nous voulons" est une manière détournée pour une personne d'affirmer ce qu'elle, et elle seule, veut. Pour une divinité, "Nous vous aimons" est la meilleure façon de justifier ses horreurs et d'être crainte, pour l'administration "Nous vous demandons" est une obligation sous peine de sanctions. Tout ceci est bien loin du domaine de la modestie et bien plus proche de l'argument d'autorité. Par un biais de communication, le nous donne l'impression qu'il est issu de plusieurs hominines et que par conséquent il est plus légitime que le simple je de la personne à qui il est adressé. En cela, le "nous de majesté" est similaire au "nous de modestie". Ce dernier existe-t-il vraiment ? N'est-il pas plutôt un nous de majesté qui use de fausse modestie pour asseoir une légitimité ? Il semble que le nous de modestie soit un nous de majesté qui s'exprime dans un contexte où ce n'est pas le rapport de force qui est l'argument. Pour qui se targue de l'être, la neutralité, la scientificité ou la rigueur intellectuelle ne réclament pas systématiquement l'usage de la force pour imposer des points de vue. Elles utilisent d'autres méthodes. Se prétendre modeste en est une. L'utilisation du pronom pluriel nous renforce le poids des arguments et évite de donner l'impression d'un simple face à face entre deux hominines. Un peu comme si l'argument du nombre avait une quelconque valeur ! Pour prendre des exemples caricaturaux, "Nous pensons que dieu existe" ou que la Terre est plate n'est évidemment pas suffisant en soi pour fonder un argumentaire solide. Selon une définition classique, le "nous de modestie [...] rappelle que l’auteur du mémoire, de la thèse ou de l’article scientifique n’est pas parti de rien : C’est une manière de rendre hommage à ses maîtres, aux travaux des autres auteurs sur lesquels il s’est appuyé (fût-ce pour les contester)... et de prendre (un peu) de distance avec l’égo (je)." [36] Malgré que cela ne soit pas clairement spécifié, cette définition fonctionne évidemment aussi avec les hominines femelles. Cette vision de ce qui constitue ce nous de modestie n'est pas antagoniste avec un je. Hormis à croire que ce qui fonde une singularité ne se nourrit pas des autres ! Renoncer au je au profit d'un nous c'est comme croire que le vouvoiement est réellement une marque de respect et non une illusion des conventions. "Se faire des illusions est un problème dans la mesure où, justement, il est question d’une illusion" [37] aiment à répéter les protivophiles.
Parmi tous les usages et les définitions de modeste, il en est un qui revêt une dimension particulière. Il est répandu parmi les hominines des couches les plus favorisées de la société pour parler des autres. Pour qualifier celleux de la base de la pyramide sociale. Ainsi il convient de dire "les plus modestes" ou "les ménages modestes" pour désigner les plus pauvres. L'euphémisation est une méthode pour édulcorer, pour adoucir une description de la réalité. Ce phénomène n'est pas nouveau dans les pratiques langagières et n'est pas exclusif au domaine de la pauvreté. Au fil des siècles, par exemple, pour désigner les hominines mâles et femelles s'approchant de la fin de leur vie, il est employé vieillards, puis vieux, avant de devenir des personnes âgées puis du troisième âge. Dorénavant les anciennes catégorisations latines sont caduques. Les hominines mâles de plus de 60 ans ne sont plus simplement des decrepitus senex, "vieux décrépi" — d'où le français sénile ou sénateur — et les hominines femelles de la ménopause à leur mort sont autre chose que des anus decrepita, "vieille décrépie" [39]. L'euphémisme n'est pas (nécessairement) motivé par des intentions malveillantes. Dans le cas des vioques [40], il s'agit de sortir de la dimension péjorative que sous-tend le suffixe -ard, puis de les extraire de l'étiquette vieux afin qu'illes ne soient pas réductibles à cette seule catégorie. En effet, il est possible d'intégrer cette catégorie tout en étant aussi autre chose. Grande, petit, roux ou drôle. En devenant des personnes âgées, elles sortent de la généralité et se voient reconnaître une individualité distincte des autres hominines des mêmes tranches d'âge. Maintenant personnes du troisième âge, les vioques aspirent à être la suite logique des deux précédents âges — enfance et adulte [41] — mais n'assument pas totalement d'être le dernier. Avec l'allongement de l'espérance de vie dans certains pays, il a été ajouté la catégorie senior pour différencier les soixantenaires des nonagénaires. Ce même glissement c'est opéré avec les vioqueries — les maisons pour vioques — qui passent de mouroir à gériatrie, puis maison de retraite et établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes — les EHPAD. Les canicules et les maltraitances ont démontré efficacement que l'euphémisation n'est pas un phénomène lié à l'amélioration réelles des conditions de vie. Ce qui est aussi le cas pour "les plus modestes". La disparition ou la ringardisation de prolétariat et ses sous-catégories, de servitude et de pauvre n'ont pas fait disparaître la pauvreté. Les plus modestes le savent bien [42]. Illes n'utilisent pas ce mot pour s'auto-définir mais préfèrent plutôt l'euphémisme "pas riches". Être "pas riche" donne l'impression que ce n'est pas tout à fait la même chose que "être pauvre". Mais rien à voir avec la modestie. Si les pauvres dépensent peu ou n'étalent pas leurs richesses, cela n'est pas à cause de leur débordement d'humilité mais bien plutôt par manque cruel de moyens financiers. Le petit cadre accroché au mur avec écrit dessus "Mieux vaut rire dans une chaumière que pleurer dans un château" n'est probablement qu'une forme d'humour noir. La confusion de sens dans l'emploi de modeste n'est pas nouvelle. Selon les huit dictionnaires officiels de l'EHPAD linguistique qu'est l'Académie française [43], parus entre 1694 et la première moitié du XXème siècle, modeste signifie tout autant "Qui a de la retenue, de la modération, qui ne donne dans aucun excès" pour les hominines, que "Médiocre, simple, sans éclat" pour les choses et les situations [44]. Entre les précédentes et la huitième édition, datée de 1935, un glissement sémantique s'est opéré. Dorénavant, peuvent être modestes, une condition sociale, un emploi ou un prix. La neuvième édition ne fait plus dans la nuance. Une des définitions pour modeste est "humble, simple, sans éclat" et les exemples donnés sont "Une existence modeste. Un modeste logis. Être de condition modeste, d’origine modeste". Elle renoue avec cette définition que l'on trouve déjà au milieu du XVIème siècle dans les textes religieux christiens où les pauvres et les humbles se nomment les modestes. Là encore l'ambiguïté est entretenue par la multiplicités des sens pour les mots. Humble dérive de l'étymon humus, "près du sol", dont le français a fait, par exemple, les mots humus [45], qui désigne la décomposition de déchets végétaux ou animaux au niveau du sol, humilité qui est la "disposition à s'abaisser volontairement (à faire telle ou telle chose) en réprimant tout mouvement d'orgueil par sentiment de sa propre faiblesse" [46], ainsi que humilier [47] qui est au sens figuré l'action de mettre au plus bas. Cela rejoint la définition de humilité dans le contexte du discours christien qui affirme qu'elle consiste à "humilier son esprit devant Dieu" [46]. L'humilité est un acte de dévotion aux responsables de sa propre condition et une marque d'acceptation résolue de celle-ci. Selon la religion christienne, être humble c'est admettre que dieu a probablement de très bonnes raisons de faire mourir de faim des hominines plutôt que d'autres. Même s'il s'agit de soi et de nos proches. Pour les humbles, il leur faut accepter leur sort comme un cadeau merveilleux offert par la divinité. Idem dans un contexte social. Les pauvres et les humbles, bref les plus modestes, doivent faire au mieux pour profiter de leur condition et savoir se saisir de la chance qui leur est donnée de vivre une telle situation. Ce que les riches n'auront jamais la possibilité de connaître. Une vraie tragédie pour elleux comme l'illustre en 1888 le grand spécialiste de la rousseur Jules Renard dans Tu ne seras rien :
Déjà dans les premières décennies du XVIIIème siècle, le nutritionniste Jonathan Swift [49], auteur des Voyages de Gulliver, rédige sa Modeste proposition [50] dans laquelle il invite les pauvres à se nourrir de leurs propres nourrissons. Gagner son autonomie alimentaire est primordiale. Le titre complet est Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à charge à leurs parents ou à leur pays et pour les rendre utiles au public. Pour les hominines qui ne sont pas modestes cela n'a pas de sens et pourrait même être considéré comme de l'anthropophagie, alors que pour celleux qui le sont, il ne s'agit que de bon sens et de cette intelligence collective qui naît dans les situations extrêmes. Cette proposition modeste incite aussi à régler le problème des vêtements en optant pour la peau d'enfant pour en faire des habits. Mais Swift n'est pas naïf [51] et, malgré ses calculs, il sait très bien qu'un agneau ou un veau mal nourri ne fournit pas toute la viande nécessaire et que la qualité n'est pas toujours satisfaisante. "La population de ce royaume [d'Irlande] étant évaluée d’ordinaire à un million et demi, je calcule que sur ce chiffre il peut y avoir environ deux cent mille couples dont les femmes sont fécondes ; de ce nombre je soustrais trente mille couples, qui sont en état de pourvoir à la subsistance de leurs enfants (quoique je ne pense pas qu’il y en ait autant, dans l’état de détresse où est ce royaume) ; mais en admettant ceci, il restera cent soixante-dix mille femmes fécondes. Je soustrais encore cinquante mille pour les fausses couches ou pour les enfants qui meurent d’accident ou de maladie dans l’année. Restent par an cent vingt mille enfants qui naissent de parents pauvres. La question est donc : comment élever cette multitude d’enfants et pourvoir à leur sort ?" [50] Une astucieuse proposition reprise en 1999 par les autorités françaises qui lancent lʼOpération Poucet avec ce slogan choc : "Pour 1 enfant mangé, c'est 5 enfants que vous sauvez de la pauvreté" [52] Pour les hominines qui regardent le monde du haut de la pyramide sociale, les modestes sont un peu partout, sans véritablement parvenir à les situer et les identifier clairement. Dans un monde qu'illes ne connaissent que par l'intermédiaire de leurs lectures. Romans, journaux, contes, etc. Voire dans les séries pour les plus modernes. Quelque soit leur sensibilité politique, les hominines des hautes sphères de l'immodestie se retrouvent sur une définition qui tourne autour de rien. Pour reprendre les mots du supporter de football et ancien boxeur Emmanuel Macron en 2017, pour voir en chair et en os des hominines modestes, il faut aller dans "une gare, [car] c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. Parce que c’est un lieu où on passe. Parce que c’est un lieu que l’on partage" [53] avec elleux. Interrogé en 1993 sur la question de savoir où se terrent les plus modestes pour qui désire en observer, François Mitterrand, un immodeste hominine de la petite ville de Jarnac, affirme que "quand je regarde bien autour de moi, aujourd’hui, je vois la misère, qu’on pourrait confondre, mais ce ne serait pas suffisant, avec la pauvreté. C’est-à-dire ceux qui n’ont rien ou qui n’ont pas le moyen de se faire reconnaître, ni pour vivre, ni pour faire vivre ceux qu’ils aiment, ni même enfin pour se développer bien entendu ; ils ne sont rien, ils restent rien." [54] Grands amateurs de musique et de littérature, tout deux semblent n'avoir pas porté d'intérêt sérieux aux travaux du poète et musicologue Eugène Pottier. Plus proche de Louise Modestine que n'importe qui parmi les immodestes, il parvient très bien à localiser les plus modestes des hominines. En 1871 dans L'Internationale, un slam optimiste mis en musique, il dit clairement que, pour l'ensemble des immodestes, illes ne sont ni dans des lieux partagés, ni autour de soi. Selon lui, il suffit de baisser les yeux et de regarder en direction de la base de la pyramide. Vers le sol, vers l'humus social.
Les travaux de Pottier ne sont pourtant pas d'une grande originalité et ne font que rappeler une évidente réalité sociale pour le plus grand nombre des hominines. Sa démonstration est simple et efficace. Imparable et percutante comme un argumentaire de l'horloger et saltimbanque Jean-Philippe "Johnny Hallyday" Smet : "Tu te rends compte ? Si on avait pas perdu une heure et quart... on serait là depuis une heure et quart." [56] Si, pour des raisons de risque d'anachronisme, il n'est pas possible de faire l'hypothèse de l'influence de l'horloger sur le poète — ni l'inverse ? — il se peut que Pottier, dans le domaine des évidences, ait été influencé par un proverbe chinois paru dans des analectes en français quinze ans avant l'écriture de son célèbre poème L'Internationale.
Malgré les apparences pacifiées, il arrive que les modestes et les plus modestes fassent part de leur mécontentement, et se permettent même de menacer. Individuellement ou collectivement. "Les personnes que vous recherchez sont celles dont vous dépendez. On prépare vos menus, on enlève vos ordures, on vous relie par téléphone, on conduit vos ambulances, on vous protège pendant votre sommeil. Jouez pas aux cons avec nous !" [58] La vie-réalité relate régulièrement de tels faits et de nombreux témoignages sont récoltés à ce sujet. Grosso merdo [59], la réponse principale est de faire semblant de changer réellement les choses. Depuis que les pauvres et les très pauvres sont les modestes et les plus modestes, leurs occupations de subalternes ont aussi été renommées, euphémisées. Dorénavant l'éboueur est un agents de collecte, le concierge est gardien d'immeuble, la caissière est hôtesse de caisse, l'aide ménagère est auxiliaire de vie, le balayeur ou la femme de ménage sont technicien·nes de surface, etc. Les exemples sont nombreux. Époque moderne, il existe des formulations épicènes ou des formes genrées. L'aide-soignant est auxiliaire de vie et la concierge est gardienne d'immeuble. Les termes ouvrier et ouvrière, ainsi que travailleur et travailleuse, sont beaucoup moins présents dans la langue immodeste, alors que employé et employée n'ont pas totalement disparus malgré leur dimension ouvertement utilitariste [60]. Pour autant, dans le monde de l'immodestie, la question de savoir à qui s'applique exactement les qualificatifs de "modeste" et "plus modeste" n'est pas tranchée. Où sont les nuances ? Qui est qui ? Les mondes de l'immodestie et de la modestie sont si distants qu'il convient de trouver une méthode de conversion pour conserver l'échelle entre les deux réalités. Penser qu'une banane scotchée à un mur blanc avec un adhésif gris est une œuvre d'art évaluée à 120000 dollars étasuniens fait d'une personne une partisane émérite de l'immodestie. Les hominines qui viennent s'émerveiller devant l'œuvre appartiennent déjà à l'autre monde, celui des modestes. Parce que son prix est hors de toute possibilité raisonnable de pouvoir l'acheter. Pour des hominines, cette somme peut être celle d'une vie de minimum sociaux ou d'économies. Et il y a celleux qui n'y voient qu'une banane et la mange, ce sont les plus modestes [61]. Dans leur monde, la banane est à environ 2 euros le kilo. Pour prendre une autre échelle qui parle à l'immodestie, la cravate de luxe est un bon repère. Pour les modestes, elle est un cadeau occasionnel et non un ustensile du quotidien. Pour les plus modestes, une telle cravate représente un tiers de leur revenu mensuel en se basant sur les minima sociaux, ou le budget alimentation mensuel d'une personne ayant le salaire minimum de croissance (SMIC) pour revenu. Du point de vue immodeste, les "ménages modestes" et "les plus modestes" sont à peu près la même chose alors que les différences entre ces deux catégories peuvent être importantes. Les critères de modestie sont flous lorsque on est à l'extérieur. Depuis maintenant quelques années la catégorisation s'est peaufinée, toujours un peu plus euphémisée. Les hominines de l'ancienne "classe moyenne supérieure" appartiennent maintenant aux "catégories socio-professionnelles supérieures", les CSP+, et représentent la partie la plus aisée des hominines modestes. Les différences entre ces CSP+ et le reste des hominines modestes peuvent être énormes, assurant une vie confortable dans un cas et une vie de labeur et de privation dans l'autre. Cette euphémisation invisibilise la réalité incontournable des CSP+ qui ne sont finalement que les plus pauvres des moins riches des immodestes. Généralement, les hominines de ces catégories socio-professionnelles supérieures ne s'appliquent jamais ce qualificatif de modestes. Non pas par pudeur, mais parce qu'illes pensent être parmi les immodestes. L'illusion est tenace. Les bénéfices de leur situation sociale sont la garantie de leur humilité et de leur attachement à ce qui les fait vivre confortablement. Il n'est en effet pas totalement absurde de bien récompenser la matonerie — les ex-geôliers, gardiens de prison, puis personnel pénitentiaire — et le reste du personnel pour s'assurer de leur dévouement. Tellement de chance de pouvoir s'acheter une cravate de luxe par semaine si l'envie venait ou de s'imaginer manger des bananes à chaque repas. Récemment le découpage des catégories socio-professionnelles (CSP) a été modifié afin de ne plus proposer des hiérarchies entre elles, place aux PCS, professions et catégories socioprofessionnelles [62]. Au delà de ces différentes tentatives de segmenter, en se fiant à la strict différence de construction entre immodeste et modeste, le privatif in- — "sans" en latin — indique que ce qui définie l'immodestie c'est l'impossibilité de prendre la mesure des choses et l'absence de nécessité de compter alors que les modestes doivent prendre la mesure du réel et compter toute leur vie. Les plus modestes encore plus que les autres. Renouant avec le sens de "règle" ou de "cadre" de modus, s'illes sont modestes c'est aussi parce qu'illes se doivent d'être mesuré dans leur manière d'être, de rester à leur place (sociale) sans (trop) contester. Il ne faudrait pas que les plus modestes s'en prennent à ce qui les maintient au plus bas de la structure sociale existante ! Le terme modeste est vraiment très riche. Existe-t-il un humour immodeste ? Des blagues sur les modestes autour des cravates et des bananes ? Des charades et des jeux de mots ? Des choses simples, du style "Combien faut-il de... ?" ou "Monsieur et madame ont un fils ou une fille..." pour que les enfants aussi puissent rire des modestes. "Combien faut-il vendre de bananes pour nourrir plusieurs familles modestes toute une année ?" Réponse : "Une !" Ou "Monsieur et madame Ival de la Cravate ont une fille, comment s'appelle-t-elle ?" Réponse : "Modeste". La célèbre mode estivale de la cravate. Rien n'est connu sur l'existence ou non de l'équivalent d'un pathétique bouffon comme Jean-Marie Bigard dans le monde immodeste. Que donnent les blagues salaces et sexistes sur les modestes ? Mystère. Où sont les anagrammes et jeux de langue à la Pierre Desproges : "Méditons que Modestin est en demi-tons quand la démoniste Modestine est distémone !" Évidemment ! — si l'on connaît la signification de ces mots [63]. Les dictionnaires ne sont bien souvent que le reflet de l'image que les immodestes se font d'une langue "bien parlée". Les distinctions entre les différents niveaux de langue et autres registres prennent en référence leurs propres situations sociales. Rien de surprenant. Même lorsque les démarches des lexicographes essaient de s'ouvrir. La plupart des mots employés au quotidien par les jeunes hominines ne sont pas répertoriés, idem pour le riche vocabulaire des nombreuses sous-cultures musicales ou sportives par exemple, les régionalismes et les sociolectes argotiques. Lorsque certains sont intégrés dans des lexiques officiels, ils le sont avec un commentaire particulier ou classés selon de nouveaux registres. Les contraintes liées à la compilation pour les dictionnaires sont de plusieurs ordres. Par définition, il n'est possible de lister que ce qui nous est connu. Ainsi, malgré son existence et son usage intense par les hominines qui l'utilisent, protivophilie n’apparaît dans aucun dictionnaire. Pour des raisons logistique, un nombre fixe de mots est choisi et par conséquent tout ajout implique un retrait. Et pour des raisons pratiques, il n'est pas possible de réagir en temps réel. Beaucoup plus inclusif que ses concurrents, le dictionnaire Le Robert propose 500000 mots pour 350000 significations dans sa version complète contre 60000 mots et 300000 significations dans sa version courte, sans parvenir à inclure une grande partie de la langue parlée au quotidien. Le nombre de mots serait démultiplié si ce dictionnaire était en capacité de les récolter. Les pratiques linguistiques du quotidien sont bien plus riches que ne l'indiquent les dictionnaires et autres lexiques qui, pour certains, pensent que "le corpus des linguistes n'est pas la langue de la société mais la langue de la littérature" [64]. Cela ne tient pas à de mauvaises intentions de la part des hominines qui font ces collectes mais à la nature même d'un projet de dictionnaire. Constructions linguistiques ayant une histoire, les langues se font sur des variations de son et des glissements de sens, et non seulement sur la répétition d'une norme. Il a fallu des étapes pour que le formage du XIIème siècle, du latin forma "forme", deviennent le fromage de maintenant. Formi ou froumi sont autant de manières de désigner la fourmi qui n'ont plus leur place dans les lexiques du "français correct", si ce n'est dans l'adjectif formique. Au mieux, un dictionnaire est un instantané, un polaroid trop flou, pris quelque part dans les parages de la pointe de la pyramide sociale. Il ne peut prétendre incarner une langue unique et totalement normée. Même avec la meilleure volonté, un tel projet est impossible. Il faut savoir rester modeste. "Le dictionnaire est un observatoire, pas un conservatoire" selon Alain Rey, rédacteur en chef des publications des dictionnaires Le Robert, pour qui "la faute d'orthographe d'aujourd'hui est la norme de demain" [65]. Se fier aux dictionnaires et les prendre comme unique source d'une langue, c'est risquer de perdre en variabilité et en innovation [66]. Ou d'oublier des formes anciennes qui sont toujours présentes dans les pratiques linguistiques des hominines modestes, et surtout des plus modestes. Qui a dit que la modesteté n'existe plus ? Pour les adeptes des dictionnaires utopiques, il est possible de chambouler les catégorisations pour rééquilibrer en faveur des modestes et des plus modestes. Par exemple, supprimer le registre "populaire" qui accompagne une multitude de mots et préférer mettre "pyramidal" lorsque les usages de tel ou tel mot sont exclusivement ou très majoritairement ceux des hominines des hautes couches sociales. Par exemple, que "Merde !" ne soit plus vulgaire et "Zut !" familier mais que "Flûte !" soit étiqueté pyramidal. Ou tout autre qualificatif qui précise qu'il n'est pas d'un usage si courant que cela, plutôt parmi les moins modestes, même s'il est compréhensible pour le plus grand nombre. Au prétexte fallacieux que mot-dièse est l'anagramme de modestie, un hashtag protivophile #modestie propose que, en parallèle de ses autres définitions, modeste soit dorénavant catégorisé injurieux, pour ce qui est communément appelé du mépris de classe, et que sa définition soit enrichie. "Désigne de manière euphémique les hominines plus pauvres, pauvres et les plus pauvres dans l'esprit des bénéficiaires de leur pauvreté. S'applique aussi bien aux hominines mâles que femelles. Emploi courant dans les médias radiophoniques, télévisuels ou dans la presse écrite, chez les analystes et responsables politiques, les spécialistes d'économie, les sociologues et autres universitaires." Ce que ne dément pas l'analyste du rien Jean-Philippe "Johnny Hallyday" Smet dans cette phrase qu'il n'a — peut-être — jamais prononcé :
SimplificationsLe qualificatif de modeste peut-il être accolé à F. Merdjanov ? L'absence presque totale de mention de son existence semble indiquer que oui. Cette invisibilité peut s'expliquer de deux manières. D'une part en considérant que F. Merdjanov ne voit aucun intérêt à en dire plus que ce qui est déjà dit dans ses Analectes de rien, d'autre part en posant que cela n'intéresse sans doute personne. Moins-que-rien mais plus que rien, F. Merdjanov a probablement conscience que son existence ne change rien. Et donc à ce titre membre des modestes. Dans tous les sens du terme : l'absence de prétention et la petitesse de la condition sociale. De ces hominines qui ont leurs propres dictionnaires : "Je suis à un LIDL de ma vie... C'est comme un carrefour de ma vie, mais avec moins de choix." Dans le monde immodeste, la présence de F. Merdjanov ne sert à rien, tout comme ses pensées et ses envies sur rien. Plutôt que d'essuyer un refus catégorique de sa part en lui proposant, jamais sa présence n'a même été envisagée dans un "Journal télévisé de 20 heures" ou dans une quelconque émission grand public. Même pas Fort Boyard ou LOL : qui rit, sort ! [67] Aucun projet d'une série Netflix avec un titre qui rime en rien et qui raconte sa passionnante vie. Pas plus qu'une source d'inspiration pour une chanson triste comme Rien à branler de Jérémie "Lorenzo" Serrandour, l'auto-proclamé empereur du sale.
Notes
|