Albertine Hottin
Albertine Hottin (Албертине Оттин en macédonien - Albertina Hottin en nissard). Compagne de Sergueï Netchaïev entre 1870 et 1872 après JCⒸ[1].
SommaireBiographieLe révolutionnaire russe Sergueï Netchaïev voyage avec un faux passeport serbe au nom de Stepan Grazdanov[2] obtenu grâce à des révolutionnaires macédo-bulgariens[3]. Il se déplace entre Paris et la Suisse de 1870 à 1872[4], l'année de son arrestation en Suisse puis de son extradition vers la Russie[5]. Les archives de Zurich détiennent des lettres d'Albertine Hottin à Sergueï Netchaïev – qu'elle connaît sous le pseudonyme de Stéphane – dans lesquelles ce dernier fait part de ses sentiments, bien loin des considérations politiques qu'il développe dans Le Catéchisme du Révolutionnaire en 1869 et des tristes caricatures qu'ont fait de lui des littérateurs[6], "mélange de père-fouettard et de froideur militante"[7]. Lors de ses différents séjours de plusieurs mois à Paris entre 1870 et 1872, Sergueï Netchaïev loge au 5 de la rue du Jardinet[9] dans une chambre meublée qu'il loue sous sa fausse identité serbe. En provenance de Londres, il arrive à Paris à la fin de 1870, alors que l'armée prussienne est aux portes de la ville. Il s'installe au 56 de la rue Saint-André-des-Arts[10], avant de déménager rapidement à quelques mètres de là, rue du Jardinet. Cette rue abrite alors de nombreux artisans du livre, graveurs, imprimeurs, libraires, relieurs, etc. Albertine Hottin vit dans la capitale française lors de la Commune de Paris entre le 18 mars et le 28 mai 1871 mais nous n’avons aucune information sur sa participation à ces évènements. Sergueï Netchaïev quitte la capitale française en février 1871 pour y revenir en novembre, puis s'absente de nouveau de Paris entre février et avril 1872. Dans sa correspondance sentimentale, il prétexte des affaires à régler avec ses parents pour expliquer ses absences. Lors de ses séjours parisiens, il exerce le métier de peintre d'enseignes pour gagner sa vie. Ses activités politiques restent mystérieuses. Dans des circonstances que nous ignorons, Albertine Hottin et Sergueï Netchaïev se rencontrent rue du Jardinet (6ème arr.) entre la fin 1870 et février 1871.
De Suisse, Sergueï Netchaïev lui envoie ses lettres au 10 rue de La Vrillière dans le premier arrondissement parisien. En Suisse, les archives de Zurich conservent des brouillons de lettres de Sergueï Netchaïev et trois courtes lettres envoyées par Albertine Hottin. Elles ne sont pas datées mais selon les informations qu'elles contiennent elles sont probablement écrites à l'été 1871. L'adresse qu'elle fournit pour correspondre avec son "amoureux" est-elle la sienne propre ou celle de son lieu de travail ? Dans les affaires saisies lors de l'arrestation de Sergueï Netchaïev, outre cette correspondance, figurent des carnets dans lesquels sont notés des adresses parisiennes pour travailler, des listes de journaux militants et de lieux de discussions, des notes diverses, qui donnent des indications sur ses activités parisiennes et sur les périodes où il y séjourne[12]. Il garde aussi les billets d'entrée pour deux personnes au théâtre du Châtelet[13] et à celui de Cluny[14]. Les deux billets sont des "billets de faveur", accordés gratuitement pour une seule représentation. Les dates de représentation des Mousquetaires au théâtre du Châtelet, entre le 16 et le 23 septembre 1871, indiquent qu'il n'a pu s'y rendre, étant alors absent de Paris. Sont-ce des souvenirs liés à sa liaison avec Albertine Hottin, elle qui sous-entend aller parfois au théâtre ? Les archives zurichoises détiennent aussi un "billet de faveur pour un cavalier" valable en janvier 1872 pour un bal de nuit, "paré, masqué et travesti", du vendredi soir à la salle du Pré-aux-Clercs[15]. Il est imprimé 1 rue du Jardinet, à quelques pas de la résidence parisienne de Sergueï Netchaïev. À cette date, il est encore à Paris mais rien n'indique qu'il y soit allé se dégourdir les gambettes et se remuer le popotin en compagnie d'Albertine Hottin. Le ton des lettres reste "courtois" et nous ignorons si cette rencontre a débouché sur une progéniture[16]. L'invisibilité sociale faite aux femmes dans l'écriture de l'Histoire occulte le plus souvent leur présence, schéma auquel n'échappent pas les mouvements révolutionnaires. Leur engagement est minimisé, empreint de romantisme, dévalorisé et expliqué par l’influence unilatérale d’un homme proche (père, frère, oncle, mari ou compagnon) dans des discours sexistes afin de correspondre à la prétendue "nature féminine" qui serait faîte de fraîcheur et de naïveté, de discrétion et de dévouement. Comme Albertine Hottin, disparue derrière la figure de Sergueï Netchaïev malgré son rôle dans la vie de ce dernier. D'elle, nous ne savons — pour l'instant — quasiment rien.
Tout en nous gratifiant de quelques poncifs sexistes, ces mots de Woodford Mc Clellan confirment qu'il n'en sait pas plus. Peut-il se fier à trois courtes lettres pour être aussi affirmatif ? Les fautes d'orthographe et de syntaxe ne sont pas des marqueurs d'imbécilité mais indiquent peut-être une classe sociale n'ayant pas accès à l'éducation. Et d'autant plus pour une "jeune fille" dans les années 1870. Quand à la candeur, elle n'est peut-être que le reflet du caractère mièvre qui transpire très souvent des correspondances amoureuses, et la naïveté, une qualité révolutionnaire... La mauvaise réputation de Sergueï Netchaïev, jugé calculateur et froid par ses détracteurs, permet d'émettre de multiples hypothèses sur la nature exacte de ses liens avec Albertine Hottin. Faut-il voir dans les correspondances disponibles une idylle naissante ou ne sont-elles que manipulation de l'un pour profiter des sentiments de l'autre ? Le jeune homme qu'est alors Sergueï Netchaïev succombe-t-il en amour ou cherche-t-il à impliquer, malgré elle, Albertine Hottin dans des projets clandestins ? Obtient-il des informations ou a-t-il accès à de potentielles cibles via Albertine Hottin ? Dans deux de ses lettres, semblant répondre aux inquiétudes de son Stéphane, elle lui précise qu'elle prend bien garde de ne parler à personne de leur relation. L'insistance de Sergueï Netchaïev pour que leur correspondance reste secrète laisse à penser que, pour des raisons de sécurité, il préfère utiliser une adresse intermédiaire. Dans ce cas, le 10 rue de La Vrillière ne serait qu'une boîte aux lettres et non le lieu d'habitation d'Albertine Hottin. Selon l'annuaire de 1871, à cette adresse se trouve le coiffeur Eusèbe Alexandre Balesdan, les tailleurs Huiart et Neumann, la draperie en gros Boerne et Fabre, le crémier F. Lagache et un changeur. Les informations disponibles ne suffisent pas à déterminer les plans envisagés par Sergueï Netchaïev... Quoiqu'il en soit, les mots employés dans les lettres d'Albertine laisse entendre qu'elle n'est pas une militante révolutionnaire et n'est pas du tout au fait de la politique. Le "machiavélisme" politique assumé de Netchaïev incite à se questionner sur l'intérêt pour lui et ses projets révolutionnaires d'une telle relation. Parmi les affaires personnelles de Sergueï Netchaïev détruites par les matons de la forteresse Pierre et Paul figuraient des traductions et des commentaires de poèmes, ainsi que des récits et des fragments de plusieurs romans. Un volumineux roman, intitulé Georgette, se déroule à Paris en 1870 et plusieurs récits sont compilés dans des "souvenirs de Paris"[18]. L'un d'eux, L'entresol et la mansarde, était-il une référence à Tchernychevski[19] ou une allusion romantique à Albertine ? Impossible d'en savoir plus car de ces écrits de Sergueï Netchaïev, il ne reste rien. Dans ses mémoires, Michael Sagine (aka Arman Ross) raconte[20] comment il récupère les papiers de Sergueï Netchaïev restés cachés à Paris mais ne précise pas s'il était aussi chargé d'avertir Albertine Hottin. Les éléments biographiques et historiques disponibles sur Sergueï Netchaïev ne sont pas en mesure d'en éclaircir les parts d'ombre. En adoptant la mythomanie pour stratégie, il brouille les cartes[21], tout autant pour ses proches que pour ses détracteurs. Ces derniers lui reprochent de ne pas avoir d'autre projet que la destruction de tout et de n'avoir fait que du néant. Sans doute ses plus belles réussites... En optant pour le pragmatisme, les témoignages et les correspondances laissent transparaître de lui une approche politique qui mêle conspiration secrète de quelques uns et soulèvement généralisé dans des imaginaires, des alliances et des soutiens qui laissent septiques ses proches ou ses détracteurs[22]
D'après les historiens netchaïevistes, Albertine Hottin est la seule compagne connue dans la vie amoureuse de Netchaiev[24]. Semblant tout ignorer des activités illégales de celui qu'elle croit être Stephan, Albertine Hottin doit perdre brutalement tout contact avec lui après son arrestation en 1872 puis son extradition vers la Russie. Peut-être ne sut-elle jamais rien de la mort de Sergueï Netchaïev en 1882 dans un cachot de la forteresse Pierre et Paul à Saint-Pétersbourg. Le film helvétique L'extradition[25], réalisé en 1974, retrace cette expulsion et dénonce l'hypocrisie d'une soit-disante neutralité de la Suisse. Il met en scène Albertine Hottin sous les traits de l'actrice Silvia Jost. Hypothèse protivophileLes archives municipales de Paris ne mentionnent qu'une seule Albertine Hottin morte entre 1870 et 1920 dans la ville. Pour autant, la probabilité qu'elle soit celle recherchée n'est pas une preuve, seulement une piste... De son nom complet — cette Albertine Aimée Hottin décède à 54 ans le 19 mars 1906 à 19h30 [26] à l'hôpital Beaujon dans le huitième arrondissement, près de son domicile situé au 6 rue de Surène. Selon les registres hospitaliers, elle meurt de la tuberculose le lendemain de son entrée à l'hôpital. Elle est inhumée au cimetière de Saint-Ouen le 23 mars 1906[27] dans la tranchée gratuite, l'autre nom de la fosse commune[28]. L'acte de décès précise qu'elle est célibataire et qu'elle exerce la profession de cuisinière. Albertine Aimée Hottin est née le 20 juillet 1851 à Ernemont-sur-Buchy, un petit village d'une centaine d'hominines en Seine Maritime [29]. Tout comme ses deux sœurs aînées, l'acte de naissance est enregistré au nom de la mère, Cherfix. La plus âgée des trois sœurs naît de père inconnu alors que les autres sont reconnues à la naissance par Anselme Hottin. Le mariage en 1858 entre Marie Thérèse "dite Léonie" Cherfix et Anselme Charlemagne Hottin acte une reconnaissance légale de paternité pour les trois, qui se nomment dorénavant Hottin. Avant leur mariage, selon le recensement de 1841, Marie Cherfix et Anselme Hottin habitent à Bosc-Roger-sur-Buchy. Les parents de la première sont mareyeurs — synonyme de poissonnier — et elle y travaille avec eux et sa sœur Celina [30]". Après la mort de ses deux parents, le futur père d'Albertine habite au même domicile que sa tante maternelle et son époux, propriétaire [31]. Âgé alors de 30 ans, il est indiqué qu'il est rentier [32]. Dix ans plus tard, en 1851, les futurs parents d'Albertine Hottin apparaissent ensemble dans le recensement d'Ernemont-sur-Buchy. Lui est déclaré propriétaire cultivateur et elle servante, avec à charge sa fille Léonie Bathilde, née en 1845 [33]. La consultation de la "liste nominative des habitants" de 1846 — accessible aux archives départementales — pourrait permettre d'affiner la datation de leur déménagement. Les archives des délibérations du conseil municipal d'Ernemont-sur-Buchy indique que Anselme Hottin est membre du conseil municipal entre 1851 et 1865 [34]. À cette époque où la blague démocratique se met en place, les maires sont nommés par le préfet de région. Durant la période où Anselme Hottin est au conseil, les maires sont successivement Étienne Grenier d'Ernemont et Jean-Baptiste Malmaison. L'un est un ancien militaire et appartient à une famille d'aristocrates, héritière d'un titre seigneurial sur la région d'Ernemont, et le second est un notable local, propriétaire et cultivateur. En plus de sa fonction de maire, Étienne Grenier d'Ernemont est l'administrateur de l'hospice du village. Lui et sa famille sont les propriétaires du château et y habitent avec leurs domestiques. Les membres du conseil sont désignés par le maire parmi les hominines mâles appartenant à la notabilité locale : petit propriétaire, commerçant, instituteur ou artisan, par exemple. Ernemont-sur-Buchy ne fait pas exception. De part sa participation au conseil municipal, Anselme Hottin connaît la famille du comte Tanneguy De Clinchamp et du baron Adolphe D'André, membres du conseil qui ont reçu le château en héritage après le décès d'Étienne Grenier d'Ernemont. Le tissu social villageois est une macédoine complexe entre les hiérarchies sociales et les catégories professionnelles, entre les liens familiaux et les relations amicales, au sein d'un même village et entre eux. Les familles sont évidemment présentes sur plusieurs villages. Au mariage entre Anselme Hottin et Thérèse Cherfix, les témoins sont commis de commerce et ouvrier maréchal, cousin et ami, du côté du mâle et dans la cordonnerie du côté de la femelle. L'acte de naissance d'Albertine Hottin stipule qu'il est rédigé en présence de Louis Crosnier l'instituteur et de Louis Duboc, domestique de maison auprès du châtelain Étienne Grenier d'Ernemont. Les deux mêmes que pour Irma en 1850 [35]. Le village d'Ernemont-sur-Buchy a la particularité d'abriter la congrégation religieuse christienne des Sœurs du Sacré-Coeur d'Ernemont, surnommée "Maîtresses des écoles gratuites, charitables et hospitalières du Sacré-Cœur d'Ernemont". Fondée en 1690 par Barthélémy de Saint-Ouen, seigneur d'Ernemont et conseiller au parlement de Rouen, et son épouse Dorothée de Vandime, elle vise à l'enseignement scolaire des enfants et le service aux malades et vieillards. Se répandant à travers la Normandie, la congrégation assure l'enseignement et le soin dans de nombreuses villes et villages [36] dans le but "d’inculquer aux élèves la doctrine chrétienne, de leur apprendre à lire, à écrire, à calculer. La congrégation a pour but de former les femmes. La mixité est interdite même dans les écoles enfantines." [37]. Des cours gratuits pour les femelles adultes sont parfois organisés. Jusqu'au début du XXème siècle, il existe à Ernemont-sur-Buchy une "école pour filles". L'église est attenante à l'hospice-école. Quatre religieuses se chargent de quelques pensionnaires, pour cause de maladie ou de vieillesse. Il est fort probable qu'Albertine Hottin et ses sœurs aient bénéficié de cet enseignement scolaire primaire. Ce qu'indique déjà les lettres d'Albertine à Sergueï Netchaïev. Arrivée parigoteSelon le registre de la population de 1866 [38], Albertine habite encore avec ses parents, agriculteurs, et sa sœur aînée Léonie Bathilde. L'autre sœur, Irma Léonie, à peine âgée de 16 ans, n'apparaît pas dans ce recensement comme si elle n'habitait déjà plus au domicile familial d'Ernemont-sur-Buchy. Pour des raisons qu'il reste encore à déterminer, le couple marital Anselme Hottin et Thérèse Cherfix déménagent à Bois-Guilbert entre 1867 et 1871. Sans que l'on sache si elles déménagent avec elleux, leurs trois filles partent pour la capitale dans cette même temporalité. Albertine Hottin arrive donc à Paris entre 1867 et 1870. Impossible de dire pour l'instant où elle s'installe et dans quelles conditions. Comment Albertine Hottin et ses deux sœurs trouvent-elles leurs emplois de domesticité ? Bénéficient-elles des réseaux de connaissance entre des familles de l'aristocratie de Normandie et de Paris ? Des liens entre une aristocratie et une bourgeoisie politique ? Parfois, ce sont des congrégations religieuses qui servent d'intermédiaires pour placer des domestiques dans des familles riches qui en réclament.
Après avoir été élu par les hominines mâles premier président de la Deuxième République française en 1848, Louis-Napoléon Bonaparte proclame l'Empire de France en 1852 après son coup d’État de décembre 1851. Il prend alors le nom de Napoléon III, troisième fils de Louis Bonaparte dit Napoléon Ier et d'Hortense de Beauharnais. Le 19 juillet 1870, l’Empire français déclare la guerre au royaume de Prusse et ses alliés. Les armées françaises ne parviennent pas à résister aux assauts prussiens et le Second Empire capitule en septembre 1870. L'empereur est fait prisonnier et l'impératrice doit fuir à l'étranger. En réponse à cette situation, les députés républicains modérés proclament la Troisième République depuis le parlement à Paris. Un Gouvernement de la Défense nationale est mis en place et la guerre continue. Avançant sur le territoire français, les armées prussiennes s'approchent de Paris mais ne parviennent pas à y entrer. Le siège de la capitale débute le 20 septembre 1870. Pendant un peu plus de quatre mois, les hominines de la ville subissent les restrictions qu'engendrent l'isolement de Paris. Les denrées se raréfient et les prix augmentent. D'évidence, les plus riches s'en sortent bien mieux que la grande majorité des hominines. Quelques accommodements gastronomiques s'imposent. Une bonne occasion de goûter de l'éléphant, du kangourou ou du chat. Les plus pauvres expérimentent le choléra et la malnutrition. Le rat n'a pas la même saveur que les animaux du zoo et le jeun prolongé n'est pas encore une médecine alternative populaire. "Il y a, sur la place même de l'Hôtel de Ville, un marché de rats; et les rats se vendent 30 ou 40 centimes quand ils sont ordinaires, 60 centimes quand ils sont gras et bien en chair." [41] Même le privilégié Victor Hugo pleurniche sur son sort : "Ce n’est même plus du cheval que nous mangeons. C’est peut-être du chien ? C’est peut-être du rat ? Je commence à avoir des maux d’estomac. Nous mangeons de l’inconnu." [42] Le 31 octobre des républicains radicaux tentent un coup de force contre le gouvernement de la Défense nationale et réclament la proclamation d'une Commune. Plutôt qu'une république à la démocratie représentative, la Commune est un principe politique qui prône la démocratie directe dans chaque villes et villages, puis leur fédération pour constituer une entité politique nationale. La tentative est un échec. C'est dans cette période troublée que Sergueï Netchaïev arrive à Paris, traversant les lignes prussiennes. Fin janvier 1871 le gouvernement signe un armistice franco-prussien. Le révolutionnaire russe quitte la capitale française en février. Dans cet intervalle de quelques mois, il fait la rencontre d'Albertine Hottin. Rue du Jardinet où il loge. Une dépêche télégraphique datée du 31 janvier [43], via pigeon voyageur [44], est envoyée de la ville de Bordeaux par Irma Hottin. Elle s'adresse à "Melle Hottin, rue st-petersbourg, 2" — sans préciser s'il s'agit d'Albertine ou de Léonie. Elle dit qu'elle va bien, qu'elle est sans nouvelles de Bois-Guilbert — où habitent les parents — et donne son adresse bordelaise [45]. Cette présence à Bordeaux s'explique peut-être par le fait qu'elle travaille pour des hominines membres du "Gouvernement de Défense nationale", des politiciens ou des militaires qui ont fui Paris devant l'avancée prussienne et trouvé refuge à Tours dans un premier temps, puis dans la ville de Bordeaux. Ce choix politique de l'armistice ne passe pas auprès de républicains radicaux et d'une partie de la population. La colère gronde dans plusieurs villes françaises [46]. L'ambiance est insurrectionnelle. À Paris, le gouvernement tente de désarmer la Garde Nationale [47] et provoque, en réaction, un soulèvement populaire dans plusieurs quartiers de la ville. La Commune est proclamée le 18 mars 1871 et le gouvernement est chassé à Versailles. Pendant 72 jours, la Commune de Paris est un laboratoire à ciel ouvert pour les aspirations révolutionnaires les plus diverses. La démocratie directe, l'égalité sociale, l'auto-gouvernement ou le partage s'expérimentent en direct. La place des hominines femelles est questionnée par les premières concernées [48] et leurs alliés mâles. Le monde du travail, la culture ou la scolarité ne sont pas épargnés par les remises en cause proposées. Les opinions des hominines qui font vivre cette Commune ne sont pas un bloc monolithique. Les tendances et les approches sont multiples. S'affrontent parfois. Le contexte est celui d'une volonté permanente des forces versaillaises de mettre fin à cette expérimentation sociale et politique dissidente. Informé par des collègues à Paris et par la lecture de ce qu'il se dit dans la presse communaliste ou non, le correspondant de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT) à Londres, Karl Marx, n'hésite pas à titrer : La guerre civile en France [49]. Pour les Versaillais il s'agit de la "Campagne de 1871 à l'intérieur", le nom officiel des opérations anti-communalistes. Entre le 21 et le 28 mai 1871, les armées versaillaises répriment violemment la Commune de Paris. Les barricades ne sont pas suffisantes à défendre la ville insurgée. Cette "Semaine Sanglante" fait plusieurs milliers de morts lors des combats du côté communaliste et autant se font fusiller après leur capture. Les chiffres sont incertains. Près de 45000 hominines se font arrêter. Les archives de cette époque sont encore à explorer pour découvrir si Albertine Hottin est mentionnée. Les domestiques, cuisinières, valets et autres personnels de service ne sont pas les professions les plus impliquées dans le soulèvement communaliste [50]. La vie dans les quartiers bourgeois de l'ouest de Paris n'est pas la même que celle des quartiers populaires. Moins de combats et de barricades. L'urbanisme est plus récent. Les familles bourgeoises qui investissent les VIIIème et XVIème arrondissements habitent des immeubles où leur domesticité a des espaces ségrégués pour y vivre. De part sa proximité géographique et l’enchevêtrement avec la réalité de ses maîtres, la domesticité bénéficient plus des avantages de sa condition sociale que les autres prolétaires. Si Albertine Hottin travaille pour une famille bourgeoise, elle a peut-être moins souffert de la faim lors du siège de Paris. Sergueï Netchaïev revient dans la capitale française en novembre 1871. Les trois lettres [11] d'Albertine Hottin datent de cette période d'absence de Sergueï Netchaïev. Des lettres qu'il a envoyé, il ne reste que quelques brouillons.
Les deux sœurs d'Albertine, Léonie et Irma, se marient respectivement en 1874 [52] et 1875 [53] dans le huitième arrondissement de Paris. L'une est cuisinière et se marie avec un cocher, et l'autre est femme de chambre et se choisit un maître d'hôtel pour conjoint. Les deux couples résident sans doute dans les chambres réservées au personnel. Irma et son époux habitent au 23 rue de Berri [54], une perpendiculaire à l'avenue des Champs-Élysées. Léonie et son époux ont pour adresse le 2 rue de Saint-Pétersbourg [55]. Selon l'acte de naissance du 11 septembre 1873 établit au nom de son fils [56], né de père inconnu, Léonie habite à cette adresse. Si le message du pigeon voyageur du 31 janvier 1871 lui est bien adressé, cela laisse à penser qu'elle habite déjà à cette adresse début 1871 [43]. L'annuaire daté de 1872 qui liste les adresses pour l'année 1871 n'a pas été imprimé pour cause de guerre. Celui de l'année précédente indique que le député des Vosges Louis Buffet ainsi que "Villeneuve, rentier" habitent à cette adresse. Léonie est-elle employée par Villeneuve ou Buffet ? Sa jeune sœur Albertine est-elle avec elle ? Louis Buffet achète cet hôtel particulier en 1872 et s'y installe avec son épouse, leurs sept enfants et leurs domestiques. Le peintre Édouard Manet habite au 4. Leur adresse d'avant-guerre se situe à quelques centaine de mètres de là, au 10 de la rue de Berlin (actuelle rue de Liège) dans le neuvième arrondissement [57]. La famille Buffet sont des christiens[58] de la branche catholique [59]. Louis Buffet est nommé ministre de l'économie à deux reprises entre 1870 et 1871. Il reste en poste trois mois sous Napoléon III et, après être élu à la députation des Vosges sous la Troisième République, il est désigné de nouveau à ce poste mais n'y reste que 6 jours [60]. Son épouse, Marie Pauline Louise Target, est petite-fille de député, fille d'un ancien préfet du Calvados et sœur d'un député. Selon ses biographes, Louis Buffet et sa famille ne sont pas à Paris pendant la période de guerre. Illes sont au domaine de Ravenel [61] à Mericourt dans les Vosges. En zone occupée par la Prusse. Pour le 23 de la rue de Berri, l'Annuaire daté de 1876 indique que "Cheronnet, propriétaire" est domicilié à cette adresse. Les voisins du 22 et du 24 sont respectivement Henri Louis Espérance des Acres, comte de l'Aigle et député de l'Oise, et le général et ancien sénateur Édouard Waldner. Lorsqu'Albertine Hottin dit dans sa troisième lettre "nous sommes aller à la campagne cette semaine", en parlant de Neuilly-sur-Seine, fait-elle référence à des déplacements avec une famille bourgeoise qu'elle accompagne ? Elle mentionne aussi la fête de Neuilly (dite Fête à Neu Neu), probablement celle de l'été 1871. La rue de La Vrillière où Sergueï Netchaïev envoie ses lettres est celle de la Banque de France. Membre de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations de 1871 à 1876, Louis Buffet et sa famille ont-illes été logé temporairement dans un immeuble de la rue, un "logement de fonction" en attendant de trouver mieux ? Comme cela fut le cas de janvier à avril 1870, lorsque Louis Buffet est logé rue de Rivoli dans l'hôtel des finances du Mont-Thabor, l'ancien ministère des finances détruit lors de la Commune. Ce qui, dans le cas où Albertine Hottin travaille comme domestique pour la famille, pourrait expliquer son adresse postale au 10 de la rue de La Vrillière. Les études protivophiles autour de la biographie du politicien et financier, ainsi que celles des sœurs d'Albertine Hottin, n'ont pas permis pour l'instant de valider cette hypothèse. Les annuaires de l'année 1872 n'ont pas été publiés pour cause de guerre et de Commune de Paris. ProgénitureLa première adresse parisienne connue d'Albertine Hottin date de la naissance de sa fille Lucie Blanche, le 2 juin 1876 [62]. Elle naît au 32 rue du faubourg Montmartre, chez la sage femme Isabelle Ardis. L'acte de naissance indique que la mère est "sans profession" et que son domicile est au 180 boulevard Haussman [63]. Aucune mention du père biologique. Est-elle dans la situation de tant d'hominines femelles abandonnées socialement par des hominines mâles après une fécondation non-désirée ? Les travaux de la paléontologue Juliette "Juliette" Noureddine, publiés en 1998 sous le titre Lucy, montrent que cette pratique est très ancienne.
À une date indéterminée — car les registres des abandons ne la mentionnent pas — la jeune Lucie Blanche est mise en nourrice [65] dans une famille de la Somme, en région picarde. Elle apparaît dans le recensement de 1881 de la commune de Morlancourt avec la cellule familiale d'Henri Cailleux et Albertine Vicongne avec leurs six enfants [66]. Elle y est baptisée en 1883 [67] et le prénom Marie est ajouté à Lucie et Blanche. Ernest naît le 10 janvier 1879[68]. L'acte de naissance ne nomme pas le géniteur et stipule qu'Albertine Hottin, la mère, est sans profession et habite alors au 62 de l'avenue des Ternes dans le VIIIème arrondissement parisien [69]. Ernest est abandonné à sa naissance. Selon le Registre d'admission des enfants assistés, "sa mère allègue sa misère et la charge d'un premier enfant pour abandonner le nouveau-né." [70] Il est déposé dans le quartier du Roule (8e) par "Melle Metton, domestique", puis est envoyé le 13 janvier à Montfort en Ille-et-Vilaine pour être placé. Il est accueilli dans le village de Quédillac par la cellule familiale de Jean Gendrot et Marguerite Ferrier [71]. En contradiction avec l'acte de naissance, l'un des documents des registres d'abandon [72] mentionne qu'Albertine Hottin est domestique et habite au 181 de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Il semble qu'il y ait confusion entre l'adresse de naissance d'Ernest et le domicile de sa mère. En effet, cette adresse est celle de Mme Léocadie Planchet, la sage-femme qui fait l'accouchement [73].
Le 12 janvier 1882, Albertine Hottin entre à l'hôpital Lariboisière dans le Xème arrondissement parisien. Elle est transféré au pavillon [nom indéchiffré] le 16 et sort de l'hôpital le 19 janvier. Le dossier stipule "suivi f. couche" [75]. Il n'est pas précisé à quel moment de la grossesse intervient cette fausse couche. L'hominine en devenir qui sort d'elle [76] quitte officiellement l'hôpital le lendemain [77]. Malgré cette mort avant terme — selon la définition d'une fausse couche — un acte de naissance est établi à la mairie de l'arrondissement au nom d'Alida Yvonne Hottin, née d'Albertine et d'un père inconnu [78] mais aucun acte de décès n'a été trouvé. Peut-être ne s'agit-il pas d'une fausse couche et dans ce cas, Alida Yvonne est bien vivante. Albertine Hottin habite alors au 95 de la rue du Rocher (8e) [79] et exerce le métier de couturière. Les adresses postales mentionnées dans les archives officielles ne sont pas une donnée infaillible. Elles ne concordent pas toujours entre elles ou à la réalité car l'administration se trompe parfois. L'acte de naissance d'Ernest, le fils d'Albertine Hottin est un exemple de possibles erreurs administratives. Dans un scénario d'une arrivée urgente à Lariboisière après une fausse couche, à l'initiative de la sage-femme qui gère la grossesse d'Albertine Hottin, il se peut qu'il y ait aussi une erreur d'adresse dans les registres de l'hôpital. En effet, le 95 de la rue du Rocher est aussi l'adresse d'une sage-femme, Mme Pécheux. Pour cause de présence de fibres d'amiante dans les archives de la ville de Paris, il est actuellement impossible de consulter les Calepins des propriétés bâties pour les adresses où Albertine Hottin a habité. Ce calepins détaillent les occupants (particuliers et/ou sociétés, locataires et propriétaires) et donnent une rapide description de l'aménagement des immeubles parisiens. Seul le calepin de la rue de Surène est consultable à partir de l'année 1901 [80]. Environnement familialArrivant de Normandie, des Cherfix apparaissent dans l'état civil de la capitale pendant la première moitié du XIXème siècle. L'orthographe varie parfois entre Cherfix, Cherfis ou Cherfils. Quelques membres de la famille maternelle d'Albertine Hottin vivent dans l'ouest de Paris, au croisement de plusieurs arrondissements. Pour ne donner que quelques exemples, sa tante Nina Louise habite dans le XVIème arrondissement, Léon Sainte Croix, un cousin de sa mère, loge boulevard Pereire dans le XVIIème. Un autre cousin, Louis Timoléon Eugène réside 41 rue Pierre Demours, une parallèle à Pereire qui débouche sur l'avenue des Ternes. Cousin maternel plus éloigné, Ernest Pierre est domicilié au 4 de la rue des Vignes dans le XVIIIème. Tout deux avec épouse et progéniture. La première est "marchande des quatre-saisons" [81] — vendeuse ambulante de fruits et légumes —, le deuxième est charpentier et le dernier est sellier. Plusieurs cellules familiales Cherfix sont voisines les unes des autres. L'adresse d'Albertine Hottin en 1879 sur l'avenue des Ternes est aussi celle d'Adolphe Hippolyte Cherfix [82], un autre cousin de la mère d'Albertine, frère de Léon Sainte Croix et Louis Timoléon Eugène. Vit-elle avec le couple et leurs enfants ou seulement dans le même immeuble ? Quand Albertine Hottin déménage-t-elle rue de Surène ? Elle connaît probablement Edmond Eugène Cherfix dit "Bonnard", jeune fils de Louis Timoléon Eugène et d'Adrienne Émilie Bonnard. Il est imprimeur. Veuf en 1868, Louis Timoléon Eugène se remarie en 1875 [83]. Le nouveau couple habite rue Demours. Lorsqu'il meurt en 1888, quelques semaines après son mariage, Edmond Eugène habite avec son épouse Marie Louise Forestier au 34 rue Dauphine dans le sixième arrondissement. À la mort de son fils, Louis Timoléon Eugène est domicilié au 11 de la rue Guersant, à quelques pas de l'avenue des Ternes. Après son mariage en 1887 [84], sa fille Eugénie Adolphine Cherfix habite avec son époux au 27 de la rue Bayen, une proche parallèle à Guersant. D'autres cellules familiales sont présentes dans des arrondissements du centre de Paris. Pierre Maximilien Cherfix, son épouse Louise Eugénie Baronnet et leur fille Héloïse vivent au 6 de la rue Mongolfier dans le troisième arrondissement. Il est papetier. Selon l'acte de mariage entre Gustave Quantin, papetier et fils de papetier, et Héloïse Cherfix, celle-ci est aussi papetière. L'Annuaire-Almanach de 1870 mentionne l'existence d'une fabrique de feuillages Quantin, située au 8 de la rue de Mulhouse dans le deuxième arrondissement [85]. Une imprimerie au nom de Gustave Quantin ouvre en 1872 au 63 avenue des Ternes. La faillite est officielle en 1874. Une autre ouvre au 18 de la rue Bonaparte à partir de 1878 [86]. Peu de choses réalisées par cette imprimerie sont disponibles via internet. À noter l'édition en 1873 et en 1874 de Extraits des historiens du Japon, publiés par la Société des études japonaises [87]. Gustave Quantin en est officiellement l'imprimeur. Il est aussi membre de la société savante nippophile et de la Société d’Ethnographie orientale et américaine dont il est le trésorier. Le patronyme Hottin est présent dans les registres d'état civil de la région normande depuis plusieurs siècles, "entre pays de Bray et de Caux". Dans la grande banlieue du village de Bosc-Bordel — à prononcer \bɔbɔʁ.dɛl\ comme "beau bordel"[88]. Ces familles sont agricultrices pendant plusieurs générations. Les premières migrations vers Paris datent de la première moitié du XIXème siècle. L'exode rural des populations d'hominines vers les centres urbains est enclenché. Le village de naissance d'Albertine Hottin passe d'une population d'hominines de 224 en 1831 à moins de 140 en cinquante ans. À la période où Albertine arrive à Paris, Édouard Hottin [89] — cousin de son père et témoin à son mariage [90] — vit déjà dans la capitale française. Chimiste [91], il met au point un procédé pour rendre ininflammable les tissus et dépose en août 1864 le brevet de la Hottine[92]. Pour sa commercialisation, la Hottin & Cie est créée en 1865 [93]. "Certes, si les hommes étaient sages, ce n’est pas aux inventeurs de moyens de destruction perfectionnés qu’ils élèveraient des statues. Celui-là a mieux mérité de l’humanité, qui, comme M. Hottin, nous débarrasse d’un fléau dévorant." [94] Malgré la promotion publicitaire dans des journaux, le produit ne se vend pas et l'entreprise Hottin & Cie est déclarée en faillite en juillet 1867 [95]. Quelques-unes de ses adresses sont connues jusqu'en 1870, mais rien n'indique qu'Albertine Hottin vive avec lui. Les recensements n'existent pas pour le Paris de cette époque, et les archives antérieures à 1870 sont partiellement détruites. Les cellules familiales des deux sœurs d'Albertine Hottin n'ont pas les même parcours. Tout semble indiquer que Irma Hottin, son époux et leur enfant vivent à Paris sans interruption. Léonie et sa famille nucléaire quittent provisoirement la capitale pour s'installer dans la Somme, dans le village de Frohen-le-Grand. Quelques années avant leur mariage, Louis Joseph Édouard Duval y avait exercé son métier de cocher pour la famille d'aristocrate qui vit dans le château local [96]. Deux de leurs enfants y naissent en 1878 et 1879. Une femelle et un mâle. L'aînée et la nouvelle venue sont envoyées à Bois-Guilbert pour vivre avec leurs grands-parents maternels Anselme Hottin et Thérèse Cherfix [97]. Les sources consultées ne permettent pas de préciser la date de retour sur Paris de la cellule familiale de Léonie. Le couple engendre d'un petit mâle qui naît en novembre 1886 dans cette ville. À cette date, elle habite dans le huitième arrondissement au 126 de la rue Saint-Lazare, à quelques centaines de mètres de chez sa sœur Albertine rue du Rocher. Selon l'acte de mariage de la fille de Louis Duval, née de son premier mariage, il n'habite pas à Paris en 1895 mais à Fresnières dans l'Oise. Ce qui signifie que Léonie Hottin-Duval vit donc sans lui. À partir d'une date indéterminée, elle vit avec son fils cadet au 107 rue du Lauriston dans le seizième arrondissement. Demeurant aussi dans cet arrondissement, 5 cité Greuze, la tante Nina meurt en 1887 et son — second — mari en 1890. Daté de juillet 1888, le commentaire qui accompagne une gravure de ce quartier par le dessinateur Jules-Adolphe Chauvet parle de lui-même : "Il est impossible de se figurer cette cité encore éclairée à l'huile et habitée par une population des plus déshéritées, où la misère et le vice s'étalent dans leur plus hideuse laideur ; cela au milieu du Passy aristocratique et bourgeois [...]" [98] Thérèse Cherfix-Hottin, la mère d'Albertine, décède le 24 août 1901 à Bosc-Roger-sur-Buchy [99]. Anselme Hottin, le père, meurt le 23 février 1906 dans le même village [100]. Moins d'un mois avant Albertine Hottin. Rien culturelRien n'est connu sur le degrés d'instruction d'Albertine Hottin, mais il est à noté que, bien que l'instruction obligatoire ne soit instaurée qu'en 1882, dans ses lettres d'amour de 1871 elle semble maîtriser les rudiments de la langue française. Les fautes d'orthographes et de grammaire n'entament pas la compréhension. Dans la région de Seine-Maritime d'où elle est originaire, l'environnement linguistique est une marche entre les parlers normands et picards. Une zone d'interpénétration. Contrairement à aujourd'hui, l'usage des variétés normandes et picardes des langues d'oïl est alors très présent [101]. Au XIXème siècle, le rouennais [102], le cauchois [103] et le brayon [104] sont une réalité normande, tout autant que le beauvaisin picard [105]. Ces variétés se définissent par des traits phonétiques, morphologiques ou lexicaux spécifiques. La région d'Ernemont-sur-Buchy est à la rencontre de ces pratiques linguistiques normando-picardes. Elles se différencient des pratiques linguistiques de la région parisienne et du français standardisé appris au cours de la scolarité. Il est fort probable qu'Albertine Hottin avait un accent, typique de sa région d'origine et de sa condition sociale : Un accent de la ruralité normande. Bien souvent, hors de leur région d'origine, les hominines s'exposent aux moqueries. La glottophobie [106] est chose courante. L'accent et le vocabulaire sont stigmatisants. La plupart du temps, ils n'empêchent pas l'intercompréhension. Il n'est pas sûr que Sergueï Netchaïev, dont le français est sans doute basique, soit empêché de comprendre ce que dit Albertine Hottin. Leur rencontre plaide en ce sens. Parmi les caractéristiques linguistiques probablement connues, voire utilisées par Albertine Hottin, deux intéressent particulièrement la protivophilie qui cherche tout sur rien : Le sens du mot rien et les dérivés du terme niant. La région normande conserve l'ancien sens de rien qui vient du latin rem, accusatif de res "chose". L'usage de rien en ce sens est confirmé par le Glossaire de la langue d'oïl qui recense le vocabulaire entre les XIème et XIVème siècles [107] ou par le Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes [108]. Jusque dans le courant du XVIème siècle, rien est un mot du genre féminin. Tout en précisant que cet usage est "vieilli ou littéraire", le Trésor de la langue française indique qu'il s'emploie encore au XXème siècle avec un sens voisin de "quelque chose" dans les contextes à orientation négative [109] et cite, parmi d'autres, l'exemple suivant :
Avec un sens dérivé, dans les époques contemporaines, rien est un nom de genre masculin qui exprime une petite quantité de quelque chose. Dans ce cas il n'est pas invariable : Des riens ne sont pas rien, même lorsqu'ils en sont une. Comme cela est encore aujourd'hui en usage en Normandie — et ailleurs — le mot rien est employé en antiphrase pour exprimer une grande quantité. Il est synonyme de beaucoup, très, énormément, etc. Albertine Hottin doit connaître cette manière d'employer rien. Même l'écrivain Émile Zola l'utilise pour ses personnages [112]. Cet usage n'est pas seulement un "régionalisme" mais aussi d'un emploi populaire. Se basant sur un recension de mots de la fin du XIXème et le début du XXème siècle, le Dictionnaire de l'argot du milieu [113] ne s'y trompe pas. Rien a de nombreux synonymes pour exprimer la petite quantité de quelque chose, voir son absence, alors qu'aux entrées "Très" et "Beaucoup", "Rien" est donné en synonyme. Les mots de l'infantophile poétesse Frédérique "Dorothée" Hoschedé semblent sortis de la bouche même d'une Albertine Hottin un rien agacée :
Les lexiques des parlers normands du XIXème siècle listent les mots niant, niantise et nianterie [115]. Le premier qualifie une personne jugée niaise, et est probablement à l'origine de l'expression être gnan-gnan. La niant-nianterie est une expression normande attestée. Féminins, les deux autres désignent une niaiserie, une bêtise. Leur étymon est niant, avec le sens de néant. Issues du latin, des formes proches sont mentionnées par les lexicographes du français ancien. Selon le Dictionnaire historique de l'ancien langage françois, nient ou niente signifient "rien", "nullement" [116]. Néanmoins se dit alors nientmoins. D'évidence, une nianterie est une nienterie. Le Glossaire de la langue romane liste aussi niens et noiant avec le sens de "rien", "aucune chose". Le verbe anienter et anientir signifient "réduire à rien" [117]. La signification "aucune chose" pour niente est encore attestée dans le français moderne dit argotique. Les noiantels — les "gens qui ne sont rien" selon le philosophe Emmanuel Macron — ne sont que nientailles. Comme Albertine Hottin. Les trois lettres de la jeune Albertine à son "ami" qu'elle déclare aimer ne semblent pas contenir de "normandismes". Ou alors ils ne se distinguent en rien du français parisien standard. Difficile de déterminer quelles sont les occupations culturelles d'Albertine Hottin. Selon ses propres mots, elle fréquente parfois le théâtre. Dans la troisième lettre, elle dit à ce sujet : "je nè pas voulu allez aucun thatre je netais pas assez gaei." Les deux billets de faveur pour les théâtres du Châtelet [13] et de Cluny [14], conservés par les archives de Zurich, laissent imaginer que les deux ont eu pour projet d'assister ensemble à des représentations. Ils ne sont pas des entrées gratuites, mais des réductions. Un franc par place, plutôt que trois, au Châtelet et en demi-tarif pour celui de Cluny. Pour avoir un ordre de grandeur, l'Annuaire statistique de 1878 indique que le salaire annuel d'une domestique à Paris se situe entre 300 et 500 francs, soit environ 25 à 40 francs par mois [118]. ConvictionsDes recherches sont encore à entreprendre pour croquer la vie d'Albertine Hottin lors de la Commune de Paris. La rencontre avec Sergueï Netchaïev a lieu juste avant. Parmi son cercle familial, la répression contre les hominines ayant participé à ce soulèvement n'est pas une inconnue. Léon Sainte Croix et Ernest Pierre Cherfix sont emprisonnés brièvement à la suite du soulèvement de la Commune de Paris de 1871. Le premier est jugé par le vingt-troisième conseil de guerre permanent du gouvernement militaire de Paris [119] qui siège à Versailles du 15 février au 30 juillet 1872. Ernest est inquiété pour son appartenance au 120ème bataillon de la Garde Nationale [120]. Il est transféré vers Lorient où il est placé en détention à la citadelle de Port-Louis puis sur le ponton La Vengeance avec plus de 600 autres hominines [121]. Un non-lieu est prononcé en sa faveur le 17 février 1872 [122]. Les lettres d'Albertine Hottin ne permettent pas de déterminer son rapport à la politique. Est-elle attentive à son environnement social et politique ? Y est-elle active ? En réponse à une question de Sergueï Netchaïev, la seule nouvelle politique qu'elle donne est dans le domaine de l'économie, à propos d'un emprunt français, et rapporte les inquiétudes du journal Le Figaro et les commentaires de politiciens à ce sujet. Rien de très fouillé. Si Albertine Hottin est employée par des membres de la classe politique et/ou économique, elle peut avoir accès plus facilement à des informations diverses et avoir vent de ce qu'il se dit sur tel ou tel sujet. Travaille-t-elle pour le député Louis Martel ou pour François Xavier Merlin qui habitent tout deux au 180 boulevard Haussman ? L'un, député du Pas-de-Calais, est vice-président du conseil supérieur de l'Agriculture, du Commerce et de l'Industrie, président de la commission des grâces après la Commune. Élu sénateur en 1875. L'autre est un colonel de l'armée française, président du Troisième Conseil de guerre en 1871 chargé de juger les hominines ayant participé à la Commune.
FinLa mort par tuberculose le 19 mars 1906 [26] est un indicateur des conditions sociales d'Albertine Hottin. À la charnière des XIX et XXème siècles, la tuberculose se propage en France. Même si le chiffre de 150000 décès par an est infondé[124], le nombre de mort inquiète les autorités politiques. Après un dizaine d'années d'études des conditions d'hygiène dans plusieurs quartiers de Paris, treize îlots urbains sont identifiés dans la ville pour être des lieux propices à l'émergence ou la diffusion de la tuberculose. Sombres pour l'étroitesse de leurs rues et pathogènes pour les conditions de vie. La maladie et son mode de contagion ne sont pas encore totalement compris[125]. Les premiers essais en vue d'un traitement progressent. Les causes d'apparition de la tuberculose sont le manque de lumière et d'aération dans les logements ou le surpeuplement colocatif. La pauvreté et la malnutrition sont évidemment des facteurs aggravants. Pour l'année 1906, le rapport rendu au préfet après l'étude de 425 maisons, représentant 20500 logements pour 47000 hominines, préconise des travaux dans plusieurs milliers de chambres et d'appartements jugés trop sombres et mal aérés[126]. L'interdiction à la location pour certains logements. Les 13 îlots urbains considérés insalubres seront détruits dans les décennies suivantes. Albertine Hottin ne vit pas dans l'un de ces îlots. Cuisinière, elle habite peut-être dans un logement mal aéré ou mal éclairé, celui réservé aux domestiques sous les toits ? Les quartiers parisiens en sont pleins pour "faire danser la bourgeoisie" comme le note le sociologue de la danse Mounir "Hornet La Frappe" Ben Chettouh[127]. Quoiqu'il en soit, la tuberculose a su trouver son chemin jusqu'à elle. Jean Cocteau, qui habite au 6 de la rue de Surène vingt ans plus tard, ne semble plus incommodé par la présence tuberculeuse. Il y installe même sa petite fumerie d'opium personnelle. Au bas de l'immeuble, le boucher et le restaurant de 1906 sont aujourd'hui devenus deux petits restaurants et le 6 de la rue est aussi l'adresse de l'hôtel deux étoiles "La Sanguine". La mise à la fosse commune de sa dépouille en 1906 est sans doute aussi le reflet de sa condition sociale. D'après les archives, ses deux sœurs sont toujours domiciliées à Paris. Veuve depuis 1892, Irma est couturière à Neuilly-sur-Seine en 1904. Elle meurt trente ans plus tard à Paris. Après avoir vécu quelques années dans la Somme, Léonie, son époux et leur progéniture, retournent à Paris. Leur dernier enfant, un hominine mâle, naît en 1886 dans cette ville. En 1900, Léonie est encore à Paris selon l'acte de mariage de sa fille. Elle y meurt en 1918. Abandonné à sa naissance, Ernest Hottin n'a probablement aucun lien avec sa mère biologique. Il vit en Normandie. Lucie, la fille d'Albertine, vit en Picardie. Elle s'y marie en 1899. Aucune indication sur les liens qu'Albertine Hottin entretient avec sa parentèle. Rien. Impossible de déterminer ses relations sociales. Évidemment, il est fort probable qu'elle dise parfois "Bonjour !" à Monsieur Frenea, le boucher du bas de l'immeuble de la rue de Surène, ou qu'elle regarde avec indifférence les hominines qui sortent du numéro 7, le siège de la société coloniale commerciale des Sultanats du Haut-Oubangi[128]. Elle est déjà passée devant le café du Siècle, au numéro 9, déjà ralenti devant les curiosités de la boutique de Madame Daubernay au 3, croisé des livreurs de vins ou entendu les compositions de Charles Lecocq, le musicien du 28. Elle sait discerner qui, dans son voisinage, est le médecin ou l'avocat de l'hominine qui travaille pour la teinturerie ou dans les cafés et restaurants. La boutique de lingerie du 7 et le crémier du 5 n'ont pas la même clientèle que la vitrerie et les tapissiers. Se relationne-t-elle avec ses collègues hors du cadre de son travail ? Comme pour les recherches protivophiles autour de F. Merdjanov, la question se pose de savoir si Albertine Hottin a "des relations amicales et sociales autres que celles que l’on entretient habituellement avec un animal domestique ou une plante verte ? Qui sont ces personnes ?"[7] Dans les deux cas, cette question reste sans réponse. Les hypothèses les plus sérieuses sur les raisons de la mise à la fosse commune sont celles liées à l'impossibilité pour Albertine Hottin de se payer une sépulture, une ignorance de sa mort par sa proche parentèle avant la date maximale fixée par les réglementations, une absence de volonté ou une difficulté à prendre en charge les frais pour les proches — les liens familiaux sont des processus complexes. Le registre des transports de corps payants [129] indique que les frais de pompes funèbres s'élèvent à 49 francs et que sur les neuf classes d'enterrement — la première étant la plus luxueuse — Albertine Hottin bénéficie de la huitième [130]. Morte un peu moins d'un mois après son père, elle n'a pas le temps de profiter de l'héritage familial [100]. Albertine Hottin décède dans un contexte social particulier. Quelques jours après la mort de plus d'un milliers de mineurs de charbon dans le nord de la France le 10 mars et quelques mois avant l'instauration en France d'une journée de repos obligatoire le dimanche pour les hominines dont elle ne profitera donc jamais. Elle meurt un lundi.
P’têt ben qu’ouiIl est à ce jour impossible d'affirmer l'unicité des deux Albertine Hottin car, pour l'instant, aucun document ou archive ne permet de certifier un lien entre les deux : L'une rue de La Vrillière en 1872 et l'autre boulevard Haussmann en 1876. Si ces deux Albertine ne font qu'une, cela signifie qu'elle rencontre Sergueï Netchaïev vers l'âge de 19 ans. Lui en a 23. Lieu de leur rencontre, la rue du Jardinet est détruite en 1875[132]. P’têt ben qu’nonComment expliquer qu'une jeune domestique rencontre un hominine "serbe" dans un quartier d'imprimeurs, de relieurs et de libraires ? Le billet de bal conservé par Sergueï Netchaïev et imprimé dans la rue du Jardinet fait-il le lien ? Est-ce qu'Albertine côtoie les hominines de sa famille qui sont dans les métiers du livre ? L'imprimerie Quantin a-t-elle participé à des projets de journaux ou de livres politiques ? Est-ce la Commune de Paris qui fait le lien entre les cercles familiaux Hottin/Cherfix et Sergueï Netchaïev ? Est-ce le travail de ce dernier ou ses activités politiques ? L'hypothèse la plus protivophile est sans doute celle d'Edouard Hottin, cousin du père d'Albertine. Pour le plaisir des mots, il est facile d'imaginer que tout se joue autour de ce chimiste né à Bosc-Bordel — à prononcer \bɔbɔʁ.dɛl\ comme "beau bordel" [88]. Mais cela ne repose pour l'instant sur rien. Pour rienDans la postface de Analectes de rien de F. Merdjanov, publié en 2017, les éditions Gemidžii précisent qu’elles auraient pu prendre le nom de Éditions Albertine Hottin, "comme une dédicace […] un clin d’œil, une tentative de démythification"[7], si elles avaient été adeptes d’un tel procédé. Le très merdjanovien Poésie par le fait/faire[133], publié en 2021 par Z-ditions de l’Amphigouri, est dédicacé à Albertine Hottin. Galerie
Notes
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