Zana
Zana. Tragique fantasme du Caucase.
SommaireImaginairesAu cours des millénaires qui précèdent la parution du Seigneur des Anneaux ou la sortie de Warcraft en 2016 après JCⒸ[1], les hominines se sont progressivement forgés des imaginaires pour décrire les régions qui leur restent inaccessibles. Les océans, les fleuves, les forêts, les montagnes et les déserts sont des lieux de vie pour d'innombrables êtres vivants homininoïdes et organisés en sociétés distinctes, ou parfois solitaires. L'expansion des hominines à travers le globe terrestre a mis à mal ces univers parallèles. Le développement de la navigation a fait chavirer les mythes des sirènes et des monstres marins, la déforestation est venue à bout des lutins, des fées et des magiciens, l'urbanisation galopante a expulsé et rasé des villages entiers de gnomes, l'électrification a emprisonné les trolls[2], les animaux fantastiques se sont éteints. L'exemple le plus connu est celui des tanuki dans le documentaire Pompoko[3] en 1994 qui relate la tentative de les exproprier en 1960 et la résistance menée grâce à la peau de leurs testicules, multi-fonctionnelle, extensible et indestructible. Afin de minimiser un propos qui pourrait être interprété comme cryptozoophobe[4], la protivophilie réaffirme ici qu'il n'est pas plus risible de croire en ces mythes qu'en une quelconque divinité, à des prophètes ou à des miracles. Mais pas moins non plus. L'humour est toujours relatif mais il n'en reste pas moins qu'il n'y a toujours pas plus de preuves sur l'existence de dieu, que sur Gollum et son précieux ou les pères Noël et Fouettard.
Les hominines sont de très petits animaux en comparaison des dimensions du globe terrestre. Malgré leurs artifices techniques, l'immensité des océans reste encore inexplorée et les zones difficilement habitables, tel les déserts et les montagnes gigantesques, sont toujours les lieux d'histoires fantastiques. La diversité des mythes des hominines désignent par une multitude de noms des êtres vivant dans les hauteurs enneigées ou les vastes forêts d'altitude[6]. Plus d'une trentaine à travers le monde dont les plus connus sont le yéti himalayen et le bigfoot nord-américain. Les récits et témoignages qui mentionnent depuis des siècles ces êtres mystérieux parlent de formes homininoïdes, de grandes tailles et partiellement recouverts de pelage. La couleur de celui-ci est différent selon les régions du monde, plutôt blanche dans les zones enneigées, plutôt brune dans les zones forestières. Les descriptions sont très floues et les rencontres éphémères. Il n'existe aucune photo et les quelques représentations sont des dessins réalisés d'après les témoignages ou les divagations de l'artiste. Aucun objet, aucun cadavre. Rien ne vient étayer leur existence réelle. Il en est ainsi pour toutes les créatures des mythologies des hominines. Pas plus de nouvelles de Bouraq[7], l'âne ailé de Mahomet le prophète des mahométiens[8], que du Pégase de l'antiquité grecque ou des licornes de Mon Petit Poney. Idem des géants bibliques, des "hommes sans tête" de Marco Polo, de la bête du Gévaudan ou du tigre Régory[9]. À partir du XVIIème siècle après le prophète des christiens, les démarches scientifiques s'emparent de ces récits. Au cours des siècles, des expéditions se montent, à la recherche des êtres mythologiques. Conformément aux sciences de leur époque, encore balbutiantes dans le domaine du vivant, des hominines voient dans ces homininoïdes le "chaînon manquant" entre les grands singes et les hominines "homo sapiens". Ce modèle explicatif - dit transformiste - est par la suite invalidé par l'approche évolutionniste. Il persiste encore de nos jours dans une représentation populaire du "progrès" qui montre une suite de personnages allant du petit singe se transformant progressivement en un hominine "homo sapiens" ou dans l'affirmation erronée que "l'Homme descend du singe". Aussi saugrenue puisse-t-elle paraître, cette hypothèse du chaînon manquant tente de répondre à des problématiques avec les outils disponibles, la biologie est naissante et la religion omniprésente. De la même façon que les théories sur des continents engloutis s'expliquent par la volonté de comprendre les similarités de faune et de flore dans des régions très éloignées à une époque où la dérive des continents est encore loin d'être une théorie. Les représentations du chaînon manquant se conforment à l'image que se font les préhistoriens du XIXème siècle des "hommes préhistoriques"[10]. Les nouvelles découvertes d'ossements et les progrès technologiques au cours des XXème et XXIème siècles ont permis d'étoffer les scénarios sur l'évolution des hominines, malgré l'obstruction des religions qui persistent avec leurs théories créationnistes[11]. Les premiers schémas simplistes et linéaires — de type arbre de l'évolution et sortie unique d'Afrique — ont laissé place à des visions plus buissonnantes et des hypothèses multiples quant aux modalités de sortie. La diversité des squelettes disponibles permet aujourd'hui d'identifier plusieurs types d'hominines et de supposer que les croisements génétiques se font tout autant en Afrique que dans le reste du monde, à différentes époques et sans suivre de schémas systématiques. Telle "une belle bande de bâtards !", l'être humain (homo sapiens) actuel est l'unique espèce survivante et génétiquement héritière de tous ces hominines. Les nouvelles théories sur l'évolution des hominines ont réactivé, bien malgré elles, les croyances sur le "chaînon manquant" qui y voient dorénavant une survivance d'une espèce d'hominine, injustement décrétée disparue ou non encore identifiée. Avec quelques rares témoignages récents, la traque planétaire continue. Malgré un nombre de followers bien moins élevé que Hulk, le chaînon manquant 2.0 s'intègre à la culture populaire moderne, sortant parfois du simple registre de la "bête humaine", faisant des apparitions au cinéma, dans la littérature et la musique aux côtés de stars du moment. Loin de la représentation classique du bigfoot, le numéro 179 de la revue publiée par la société d'histoire étasunienne Marvel, est entièrement consacré au Chaînon Manquant[12]. De manière récurrente, les sociétaires de Marvel organisent des rencontres avec Hulk qui est le seul à pouvoir véritablement l'affronter. Et peut-être vaincre ? Tout deux ont un vocabulaire très limité et leurs rencontres ne sont que bagarres brutales et destructrices : il est par conséquent toujours impossible d'en apprendre plus sur les mœurs du Chaînon Manquant, sa vie sociale, sa sexualité ou ses croyances. Que pense-t-il de Michel Onfray ou du dernier Booba ? Le mystère demeure. Star discrète, fuyant les endroits people, nous ne disposons toujours que de photographies floues et ses seules apparitions se font sous le masque de la fiction et des effets spéciaux. Des analyses récentes sur des échantillons récoltés dans le Caucase et prétendument d'origine "inconnue" n'ont pas permis de mettre en évidence une quelconque preuve de l'existence d'un chaînon manquant ou d'un ancien hominine. Tout au plus ont-elles relancé l'hypothèse sur des espèces de grand ours, non répertoriées, apparentées aux ours polaires et sylvestres... La dernière expédition française à la recherche de l'almasty caucasien dans la région russe de Kabardino-balkarie est organisée en 1992 par la cryptozoologue franco-russe Marie-Jeanne Kaufman. Un peu comme elle le ferait avec les hallucinations de Bernadette Soubirou ou des enfants de Fatima pour obtenir un portrait-robot de Marie la vierge, mère-porteuse du messie des christiens, elle recueille les traces, les témoignages et les légendes et dresse un tableau de ce yéti local. A-t-elle face à elle des mythomanes qui obtiennent une reconnaissance sociale par leur histoire, des hominines victimes involontaires de phénomènes hallucinatoires, de troubles psychologiques ou de gros consommateurs de rhododendron ou d'azalée pontiques[13] ? L'almasty est une grande créature mi-hominine mi-bête de plus de deux mètres, à la peau foncée et au pelage long roux ou noir, ses yeux jaune-rouge aux pupilles verticales sont adaptés à la vision nocturne. Les grognements sont les seuls sons qui sortent de sa gueule à la dentition particulière. Des témoins mentionnent aussi des almasty de petite taille. Des enfants ? Si la plupart des rencontres restent lointaines, quelques récits parlent de tête-à-tête fortuits et éphémères. L'almasty maîtriserait le feu. Selon la cryptozoologue, l'almasty n'est pas dangereux pour les hominines : "Je n'ai jamais entendu parler d'une agression vis-à-vis de l'Homme". Pour certains il peut se rendre invisible. Afin de donner une caution scientifique, le documentaire humoristique Almasty. Yéti du Caucase[14] consacré à l'expédition de 1992 précise que si l'almasty réussit si bien à se dissimuler aux hominines c'est une preuve de sa grande intelligence et de son refus du contact. Toutes les expéditions parties à la recherche de ce "chaînon" ces deux derniers siècles se sont soldées par des échecs. Rien de plus. Aucune trace du chuchuna sibérien ou du kaptar caucasien. Caucase ?Conséquence de la rencontre des plaques tectoniques arabique et eurasiatique, la chaîne montagneuse du Caucase s'étend sur plus de 1200 kilomètres entre les mers Caspienne et Noire, et une vingtaine de ses sommets culminent entre 4000 et 5600 mètres d'altitude. La partie orientale, la plus basse, est plutôt sèche, la centrale est faîte de hautes montagnes et de sommets enneigés et la partie occidentale est une zone de forêts. La géopolitique moderne divise le Caucase entre, au sud, l'Azerbaïdjan, l'Arménie, la Géorgie et les auto-proclamées Artsakh, Ossétie du Sud et Abkhazie, et au nord la Russie et ses nombreux découpages administratifs, tel le Daghestan, l'Ossétie du Nord ou la Tchétchénie par exemple[16]. Depuis des millénaires les hominines s'installent dans les innombrables vallées et les plaines des versants nord et sud de la chaîne montagneuse[17]. Des royaumes s'y sont constitués, des empires s'y sont échoués et des populations s'y sont réfugiées. Selon des mythes de l'antiquité grecque, le Caucase est une escale pour Jason et ses argonautes dans leur périlleuse quête de la Toison d'Or et le lieu du supplice de Prométhée, condamné à avoir son foie dévoré jusqu'à la mort et à revivre éternellement cette torture pour avoir offert la connaissance (du feu) aux hominines. Dans les recoins et les étendues caucasiennes des sociétés d'hominines se constituent. En parallèle des centres urbains qui s'érigent, la géographie du Caucase favorise l'éclosion d'une multitude de communautés éparses. Certaines sont très isolées et participent peu aux échanges commerciaux ou culturels avec les villages et villes de la région. La chaîne montagneuse du Caucase et ses deux versants abritent plus d'une centaine de pratiques linguistiques différentes, certaines parlées par une centaine d'hominines seulement. Une copieuse macédoine. Leurs origines et leurs influences sont multiples. Des cultures singulières se sont forgées le long des méandres et des vallées profondes[18]. Cette chaîne montagneuse est une vraie cour de récréation pour les linguistes et les anthropologues, voulant étudier, par exemple, les mœurs des "juifs des montagnes"[19], interroger le dernier locuteur de l'oubykh[20], identifier une nouvelle "langue" ou en exhumer une antique, ou bien encore converser avec des mystiques de tout poil. Les mythologies des moïsiens, des christiens, des mahométiens et des bouddhiens[8] imprègnent la vie sociale des hominines du Caucase. Parfois de façons peu orthodoxes. À la charnière du XIXème et du XXème siècle, des voyageurs européens documentent leurs passages dans le Caucase en publiant leurs récits et leurs observations ethnologiques, botaniques ou animalières[21]. CaptureÀ environ 2700 kilomètres de Nice et 1600 de la Macédoine, dans les alentours d'Ochamchiré en Abkhazie[22], près des côtes au climat tropical de la mer Noire à l'ouest de la chaîne montagneuse du Caucase, des marchands capturent vers 1850 une créature "mi humaine, mi singe". Cette femelle est décrite comme mesurant environ deux mètres et dotée d'une force physique hors-norme. Elle est bâillonnée lors de sa capture, frappée à coup de gourdins puis ligotée. Un fossé entouré de pics en bois lui sert de prison. Selon les témoignages de cette époque, "très résistante au froid, son corps est entièrement couvert d'un duvet roux, à l'exception de son visage, de ses mains et de ses pieds". Sa peau est foncée et son visage se caractérise par une large dentition, des pommettes proéminentes, un nez aplati et des sourcils épais. Il est dit qu'elle peut concurrencer un cheval à la course, remonter le vif courant d'une rivière et être en capacité de porter de très lourdes charges. Son langage est incompréhensible pour ses ravisseurs qui ne mentionnent que des cris et des grognements pour seule expression orale. Elle "correspond" aux croyances sur l'abnauayu abkhaze[23], sorte de chaînon manquant local ou de "yéti caucasien". Jugée peu coopérative et agressive, elle est mise en cage pendant plus de trois années. "Adoucie" par sa captivité, elle est offerte à Edghi Ghenaba un notable du village de Tkhina, à une vingtaine de kilomètres au nord d'Ochamchiré, où il l'emploie pour les travaux aux champs, la collecte de bois et, de manière générale, pour tous les travaux pénibles. Surnommée Zana, elle décède vers 1890 après plusieurs décennies de captivité. ImaginezLes scénarios scientifiques actuels sur le peuplement de la planète par les hominines sont encore incertains. Les vagues successives et désordonnées d'hominines quittant le continent africain s'échelonnent sur plusieurs dizaines de millénaires. Les recherches en génétique ne permettent pas encore d'établir de schémas et de parcours précis pour expliquer la présence hors d'Afrique de populations d'hominines qualifiées de "noires" dans le sud du globe, des populations de Tasmanie - aujourd'hui disparues[24] - à celles de l'archipel d'Andaman et Nicobar, de Papouasie, d'Australie, des Philippines, de Malaisie, de Thaïlande ou d'Inde. Il en est de même avec les populations d'hominines à la peau "noire" peuplant les rivages des mers Caspienne et Noire. La plus ancienne mention de telles populations dans la région est celle de l'historien grec Hérodote dans ses Histoires[26], écrites vers le Vème siècle avant JCⒸ. Selon lui, les hominines de l'antique royaume de Colchide sont "descendants d’une partie des troupes [du pharaon] Sésostris. [...] Deux indices : le premier, c’est qu’ils sont noirs, et qu’ils ont les cheveux crépus, preuve assez équivoque, puisqu’ils ont cela de commun avec d’autres peuples ; le second, et le principal, c’est que les Colchidiens, les Égyptiens et les Éthiopiens sont les seuls hommes qui se fassent circoncire de temps immémorial". Cette hypothèse fait donc remonter leur installation aux environs de 2000 avant JCⒸ. Pour cet historien ces populations d'hominines arrivent dans la région avec les tentatives de conquête égyptienne et en sont les descendantes. Le terme de Colchide vient du grec "cuivre" en référence au minerai présent dans la région ou à la couleur de peau de ses habitants pour les adeptes de l'hypothèse égyptienne. Peuplée alors de différentes tribus, la Colchide correspond approximativement aux régions actuelles de Mingrélie, de Svanetie, de Gurie et d'Adjarie en Géorgie et aux rivages tchernomoriens[27] d'Abkhazie. Au fil des siècles, l'avancée des empires grec, perse, romain puis byzantin intègre de fait la Colchide à leurs territoires, tout en accordant une certaine autonomie à des dynasties et royaumes locaux. À partir du XVème siècle, la région du Caucase est disputée par les empires russe, perse et ottoman, puis devient dans les siècles suivants le point de rencontre de ces trois empires[28]. Progressivement, une grande partie du Caucase passe sous la domination de l'empire ottoman. D'après certaines sources, au XVIIème siècle, quelques dizaines d'esclaves africains sont offerts par le tsar russe à un prince abkhaze afin de les faire travailler dans des plantations d'agrumes, alors que d'autres sources mentionnent le naufrage d'un bateau d'esclaves dont les quelques survivants s'établissent près de Adzyubzha, sur les côtes de la mer Noire, à l'embouchure de la rivière Kodori. D'après des historiens[29], ces esclaves venaient d’Éthiopie, conquise partiellement par l’Égypte mamelouk au cours du XVIème siècle, du Soudan et de la Corne de l'Afrique. Le bateau est envoyé en direction de la Crimée pour être offert en cadeau au pouvoir local mais il s'échoue sur les côtes orientale de la mer Noire. D'autres encore citent l'achat par un prince abkhaze d'esclaves noirs et leur installation le long de la rivière Kodori pour protéger la frontière entre l'Abkhazie et la Mingrélie dans la seconde moitié du XVIIème siècle. L'empire russe, après des guerres contre les perses et les ottomans, parvient à conquérir progressivement le Caucase dans la première moitié du XIXème siècle. Le retrait des ottomans n'entame pas la détermination de quelques "peuples montagnards" qui résistent à l'avancée russe avant d'être progressivement défaits entre 1859 et 1864[30]. L'administration locale mise en place par le nouveau gouverneur se dote d'une garde rapprochée composée de quelques afro-caucasiens. Les statistiques russes du XIXème siècle les classent parfois dans la catégorie "Arabe" ou "Juif" — comprenez moïsien[8]. Des photographies sont même réalisées par l'explorateur étasunien George Kennan vers 1870. En effet, tout au long du XIXème siècle, des aventuriers, des explorateurs, des écrivains et des savants européens découvrent les cultures et les légendes caucasiennes, et de nombreux ouvrages sont publiés sur ces sujets. Parmi ceux-ci, les récits mythiques de l'épopée narte[31] sont étudiés. Ils mentionnent l'existence de plusieurs centaines d'hominines à la peau noire ramenés dans le Caucase après un voyage africain des héros légendaires de cette épopée commune à plusieurs populations caucasiennes. Quelles que soient les origines exactes de ces hominines à la peau noire, au XIXème siècle leur nombre est estimé à quelques familles vivant dans des villages sur le cours des rivières Moski et Kodori dans la région d'Ochamchiré. Les pratiques linguistiques, culturelles et religieuses de ces afro-abkhazes sont alors largement similaires à celles des populations abkhazes alentour. La plupart sont employées dans l'agriculture (maïs, vigne et agrumes), l'extraction de charbon dans les mines de Tkvarchreli ou dans l'industrie textile. La prise de pouvoir des bolchevistes[32] en Russie en 1917, la mise en place de l'Union Soviétique et l'industrialisation poussent les afro-abkhazes - et d'autres populations locales - à migrer vers d'autres régions caucasiennes pour y travailler. Leurs villages se vident petit à petit des jeunes hominines. Lors de leur visite en 1927 dans le village d'Adzyubzha, les écrivains russe Maxime Gorki et abkhaze Samson Chanba relatent leurs rencontres avec quelques personnes âgées encore présentes. Il existe quelques rares images vidéos de 1927, sans son, du village d'Adzyubzha[33]. De ces discussions, ils en concluent à l'origine éthiopienne des afro-abkhazes et, comme des anthropologues et des linguistes avant eux, remarquent les similitudes entre les noms de certains de leurs villages avec d'autres situés en Éthiopie[34]. La politique des nationalités du pouvoir soviétique reconnaît environ 200 communautés "ethno-linguistiques" minoritaires à qui sont attribués des statuts de "république" ou "territoire" autonomes, voire de reconnaissance non-territoriale, une normalisation de pratiques linguistiques pour consolider les différentes langues et programmes de scolarisation dans ces dites langues minoritaires. Il n'en est rien pour les afro-abkhazes. Paradoxalement, c'est pour avoir la peau noire et des origines africaines que les afro-abkhazes n'obtiennent pas de statut particulier et que la politique à leur encontre est de faire comme si ce n'était pas le cas[35]. D'après les critères de la politique des nationalités, les afro-abkhazes ne sont pas une "nation historique" et leur situation ne permet pas d'imaginer qu'elle puisse se développer économiquement et culturellement. Selon Joseph "Staline" Djougachvili, autoproclamé — sans ironie[36] — "Petit Père des Peuples", "une nation est une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique, qui se traduit dans la communauté de culture. Et il va de soi que la nation, comme tout phénomène historique, est soumise aux lois de l’évolution, a son histoire, un commencement et une fin."[37]. Sa disparition est l'avenir de la minuscule communauté afro-abkhaze. Les individus sont appelés à dissoudre leur "particularité" dans un projet d'homo sovieticus. Nulle intention génocidaire mais un projet d'intégration individuelle par la scolarisation, les fermes collectives et les mariages mixtes. Des journaux étasuniens[38] des années 1930 consacrent de cours articles aux afro-abkhazes où il est expliqué qu'une cinquantaine d'entre elleux vivent en Abkhazie et que beaucoup travaillent dans les fermes de citrons et d'oranges. Si ce n'est leur couleur de peau, rien ne les différencie des autres abkhazes dont illes partagent la langue et les coutumes. En 1942, le journal pro-soviétique de langue anglaise Soviet Russia Today publie un article dans lequel il met en scène un afro-abkhaze et justifie de fait cette absence. Le titre est un bon résumé : "A Negro Citizen of Soviet Georgia: The Story of Bashir Shambe, Brought from Persia into Tsarist Russia as a Slave, Now one of Soviet Georgia's Distinguished Citizen" ![39] Le pouvoir préfère valoriser les quelques africains, afro-étasuniens et caribéens qui s'installent en Union soviétique pour fuir les situations de racisme dans leurs pays respectifs ou pour soutenir l'expérience soviétique et vivre le communisme[40], ou bien encore publiciser les voyages de quelques-uns des intellectuels et activistes des luttes anti-racistes des années 1960-1970. Les étudiants africains inscrits dans les universités sont aussi une bonne vitrine. Pouchkine[41] reste un auteur russe[42]. Faute d'effort des autorités soviétiques, les quelques demandes de prise de contact avec des afro-abkhazes ne purent jamais aboutir. Née en Union soviétique de parents étasuniens[43], l'afro-russe Liya "Lily" Golden publie en 1967 le livre Africains de Russie où elle consacre un chapitre aux afro-abkhazes et relate ses visites à Adzyubzha. Après avoir fuit en 1967 aux États-Unis où elle demande l'asile, la fille de Staline et de sa seconde épouse Nadejda Sergueïevna Allilouïeva, Svetlana Allilouïeva, fait paraître en 1969 le livre Only One Year[44] dans lequel elle rappelle la présence de populations d'hominines à la "peau noire" vivant dans les régions montagneuses d'Abkhazie. Selon elle, les afro-abkhazes vivent pauvrement, sont peu alphabétisés et les mélanges avec les autres populations locales sont très rares. Comme pour les autres abkhazes, le russe est devenu la langue de communication et quelques jeunes font leurs études dans cette langue. Elle précise que les populations d'hominines afro-abkhazes ont quasiment disparues au cours de la première moitié du XXème siècle. Quelle valeur accorder à ce témoignage d'une apparatchik qui doit être bien loin des réalités des pauvres d'Abkhazie ? En février 1973 le journal étasunien The Afro-American publie en trois parties un reportage sur les afro-abkhazes réalisé par un journaliste afro-américain de l'agence de presse soviétique[45]. Il indique que onze villages sont encore habités par des afro-abkhazes. Le journaliste se rend à Adzyubzha et fait la rencontre de la famille Abash, descendante d'esclaves africains ayant appartenu à la famille princière abkhaze des Abashidze[46]. L'histoire familiale s’enorgueillit d'avoir en son sein le premier élu de la ferme collective d'Adzyubzha dans les années 1930 et un ancien combattant de la Première guerre mondiale doublé d'un membre décoré de l'armée révolutionnaire. Les personnes interviewées indiquent ne pas rencontrer de problèmes de racisme. Il y a des mariages mixtes — comme chez les Abash — et l'ascension sociale n'est pas qu'une promesse fumeuse — l'une des interviewées est gynécologue à Tbilissi, la capitale géorgienne. Quelques années plus tard, l'écrivain abkhaze Fazil Iskander publie le roman Sandro de Tchéguem, écrit entre 1973 et 1988, qui retrace la vie de l'imaginaire village abkhaze de Tchéguem entre 1890 et 1980 et pour lequel il reçoit en 1989 le Prix d'État de l'URSS, l'ex-Prix Staline.
La guerre qui oppose entre 1992 et 1993 la Géorgie à sa province sécessionniste d'Abkhazie se solde par l'indépendance de cette dernière[48]. Dans le but d'isoler la ville stratégique de Tkvarcheli dont elles font le siège entre octobre 1992 et septembre 1993, les forces géorgiennes tentent de maîtriser la route qui longe la mer Noire et rejoint Ochamchiré à Soukhoumi, la capitale abkhaze, à l'ouest. Situés le long de cette route, Adzyubzha, Kindghi et Tamishi, derniers villages où vivent encore des descendants d'afro-abkhazes, sont détruits lors de combats. Occase ?Celle que ses ravisseurs nomment Zana est capturée dans les années 1850 dans une région où vivent des afro-abkhazes, sur la côte de la mer Noire. Nous ne savons rien des conditions exactes de sa capture, si elle fut fortuite on non, si elle entraîna des blessures pour la captive. Par l'isolement de certaines vallées, rien ne dit que les différentes populations d'hominines aient connaissance de l'existence des unes et des autres. Décrite comme un animal, elle fut traitée comme tel. Mise en cage. Son aspect physique semble évoquer les légendes concernant l'abnauayu abkhaze même si quelques voix mettent en doute le fait qu'elle en soit réellement un. Durant sa captivité, elle mis au monde cinq enfants, dont l'un mourut en bas âge. Deux mâles, Dzhanda en 1878 et Khwit en 1884, et deux femelles, Kodzhanar en 1880 et Gamasa en 1882. Ces enfants auront la capacité de parler et l'intelligence "normale" de l'hominine. À l'état civil Dzhanda a pour nom de famille Achba, celui du premier propriétaire de Zana, et les trois autres portent le nom de Kamshish Sabekia. Outrepassant manifestement leurs a priori sur la zoophilie, il semble que des hominines mâles se soient livrés avec elle à des rapports sexuels[49]. La condition de captive de Zana interroge sur son consentement réel. Zana est esclavagisée tout au long de sa vie. À sa mort vers 1890, elle est enterrée dans le cimetière de Tkhina. Tous ses enfants auront par la suite une descendance avec d'autres hominines. Il existe une photographie de Khwit, mort en 1954 et lui aussi enterré à Tkhina. L'image montre clairement qu'il est plus proche d'un Alexandre Pouchkine[41] que d'une quelconque espèce préhistorique ou d'un mythique chaînon manquant. Dans les années 1960, des chercheurs soviétiques[50] rencontrent et interrogent des descendants de Zana[51] dont l'un affirme avoir une telle puissance dans la mâchoire qu'il peut soulever des charges qu'un autre hominine ne pourrait pas ! Des recherches furent menées pour retrouver la tombe de Zana dans le cimetière aujourd'hui partiellement abandonné et détruit. Seule le tombe de Khwit fut retrouvée et une partie de son crâne a pu être exhumée. Et peut-être aussi celui de sa sœur Gamasa. Boris Porchnev publie les conclusions de ses recherches de terrain et en conclut, avec rien, que Zana n'est pas un abnauayu mais est elle-même issue d'un croisement entre un hominine et un abnauayu[52] ! Dans les années 2000, les tests ADN sur six de ses descendants encore vivants ont montré que leur pourcentage d'ADN néandertalien est identique aux autres hominines de la région. Ce qui exclut l'hypothèse que Zana soit une néandertalienne ou une autre survivance préhistorique. L'analyse de la dentition de Khwit indique qu'elle n'est en rien particulière et qu'elle est identique à celle des autres hominines homo sapiens. De nouveaux tests génétiques ont définitivement exclu les hypothèses farfelues et mis en évidence les origines africaines sub-saharienne de Zana. Elle est une hominine comme le sont Albertine Hottin, Ladislav Klíma et F. Merdjanov. Et d'autres aussi. Nous ignorons tout d'elle avant sa capture. Ni son nom, ni son village d'origine, ni son histoire. Les sources sont contradictoires sur le lieu même de sa capture. Elles mentionnent la région d'Ochamchiré sur la côte de la mer Noire, les forêts des monts Zaadan ou, plus au sud, l'Adjarie ottomane[54]. Ce nom de Zana qui lui est donné qualifie, dans la langue adjare, le fait d'avoir la peau sombre[52]. Ce terme s'apparente au perse zang qui signifie "noir" et désigne depuis des siècles les populations d'hominines originaires des côtes de l'Afrique de l'Est — le Zanzibar, "pays des noirs" — et mises en esclavage. Pour avoir un dernier enfant en 1888 et un début de captivité dans les années 1850, il est possible qu'elle devait être jeune lorsqu'elle fut enlevée car, généralement, les hominines femelles ne sont plus fertiles vers leurs 40 ans. Le fait qu'elle soit seule pose l'hypothèse qu'elle puisse être proche de chez elle. Peut-être perdue ou abandonnée ? La mention de cris et de grognements signifie qu'elle ne parlait pas la langue de ses ravisseurs. Est-elle abkhazophone ou est-ce ces ravisseurs qui ne le sont pas ? Est-elle une esclave fraîchement arrivée d'Afrique dans une région dont elle ne comprend pas la langue ? Est-elle en fuite ? Quant à son aspect physique, la seule certitude est une peau sombre, un nez épaté et des cheveux crépus. Le reste des descriptions n'est de fait qu'une somme d'élucubrations où ses traits sont accentués et sa morphologie caricaturée. Ses représentations sont déformées pour correspondre à une image attendue, celle du mythe. Elle ne courrait sans doute pas plus vite qu'un cheval et ne disposait pas d'une force démesurée. Il est probable que les mythomanes à l'origine de ces histoires cherchaient plutôt à trouver des justifications à son maintien en captivité et au traitement "inhumain" qui lui était réservé. S'il ne s'agit pas d'exagérations, son gigantisme de plus de deux mètres, sa grande force et sa physionomie outrancière sont peut-être le résultat de l'acromégalo-gigantisme, un dérèglement hormonal qui agit sur la croissance[55]. Comme l'individualiste français George Palante[56]. Et les frères Igor et Grichka Bogdanov ? Quel que soit son aspect physique réel, il semble qu'il n'a pas empêché des hominines de s'accoupler à elle. Ont-ils eu conscience de le faire avec une hominine, qu'ils maintiennent en esclavage, ou étaient-ils vraiment persuadés de le faire avec leur "yéti caucasien" ? Ça change des chèvres. Questionnements qui ne change rien pour Zana qui se retrouve concrètement enceinte et doit assumer cette situation qu'elle n'a sans doute pas choisie. Ce qui par contre n'arrive pas avec les chèvres. Difficile d'imaginer une jolie histoire d'amour entre Zana et son propriétaire ou un polyamour avec des hominines mâles de son entourage là où tous les ingrédients sont réunis pour supputer des abus sexuels répétés. D'après les quelques informations disponibles, la vie de Zana est une vie de misère. Sans pouvoir affirmer ce qui est du ressort du mythe ou de la réalité, ce qui sert à justifier sa bestialité ou ce qui décrit sa situation d'esclave, il est raconté qu'elle vit nue et dors dehors. Sa violence et son absence de docilité s'expliquent très bien au vue de sa situation, encagée et esclavagisée. Elles sont sa résistance à un présent qui lui échappe totalement. Elle est vendue plusieurs fois, passe des mains de D.M. Achba[57], un prince local curieux de cette capture exceptionnelle, à celles de son vassal Kh. Chelokua chargé de s'en occuper, puis celles de Kamshish Sabekia qui l'exhibe publiquement en cage pendant plusieurs années. Elle est une curiosité pour les hominines des villages alentours qui viennent voir l'attraction. Trois enfants naissent de cette union contrainte. Finalement, Zana est offerte en cadeau par le prince à Edghi Ghenaba qui l'emploie pour différents travaux sur son domaine de Tkhina. Son sort semble s'améliorer et ses enfants sont pris en charge par la femme de son nouveau propriétaire[58]. Elle ne parle toujours pas abkhaze et ne produit selon les témoignages que des sons et des cris pour s'exprimer, ce qui exclu de nouveau la "piste" des néandertaliens car le langage est une chose connue pour ces autres hominines[59]. Mais elle comprend et réagit à ce que lui disent les autres hominines. Est-elle une sorte de Victor[60] caucasien, une Marie-Angélique Le Blanc[61] des montagnes ou plutôt une personne ayant un handicap psychique et/ou physique ? A-t-elle pu au fil de ces décennies établir des relations avec des hominines — au moins une personne — qui ne sont pas basées uniquement sur sa condition d'esclave ? Fut-elle totalement solitaire, ne pouvant compter sur aucune solidarité ? A-t-elle tentée de fuir ? À l'échelle minuscule de la population afro-abkhaze, la vie tragique et singulière de Zana est un équivalent caucasien des "zoos humains"[62] et des exhibitions foraines de "monstres", un condensé de l'horreur de l'esclavage et de la dangerosité des mythes et croyances. Un reflet amplifié de la réalité des hominines. Triste monde. Les circonstances exactes de sa mort ne sont pas connues et la date reste imprécise. Elle est enterrée dans le carré du cimetière de la famille Ghenaba et plusieurs personnes assistent à ses funérailles. Vers 1890. Sa dernière occase de s'évader de sa condition. Sa tombe reste introuvable. RuptureLe mystère reste tout aussi grand autour de F. Merdjanov. Le parallèle entre le Caucase et les Alpes du Sud[63] et entre l'arrivée progressive et discrète du chacal doré dans la partie occidentale du continent européen[64] ou les migrations, via la Macédoine, et l'implantation définitive des tourterelles dite "de Turquie" dans cette région, ne laisse pas la protivophilie insensible. Ceci dans le cas où F. Merdjanov aurait une parenté avec une espèce d'hominine préhistorique ou était un animal humanoïde sauvage. Mais il n'en est rien, les preuves sont inexistantes. Tout au plus lui connaît-on une proximité intellectuelle avec l'auto-anthropologue Ladislav Klíma qui dit être un Egosolistus Hominina et avec l'individualiste Max Stirner :
Au prétexte qu'il n'existe aucune photo, ni actes d'état civil, ni témoignages directs, l'existence même de F. Merdjanov est sujet à moqueries dans la communauté cryptozoophile. Pour la protivophilie cette question est mal formulée car nous disposons de données permettant d'affirmer que son statut est celui de "chaînon manquant" entre la Macédoine et Nice, l'hominine-vestige de la présence d'une communauté macédonienne dans cette ville et de son influence sur la gastronomie locale. Dans la salade niçoise, par exemple, qui n'est rien d'autre qu'une macédoine de légumes. L'étude attentive des écrits de F. Merdjanov dont nous disposons et l'intérêt que ceux-ci portent à Ladislav Klíma[66] laisse à penser que cette question du "chaînon manquant" est revisitée. Déchiquetée. La lecture des Analectes de rien montre que F. Merdjanov est tout autant son propre "chaînon manquant", entre hier et demain, qu'une survivance préhistorique entre maintenant et après. Idem pour la problématique des "enfants sauvages" qui est inversée : Ses aspirations se caractérisent par un rejet catégorique des attributs du désensauvagement des hominines et fantasment plutôt sur une maturité ensauvagée, envisagée, des hominines sans chaîne, ni chaînon. Où rien ne manque.
DéchetterieL'hïstérostorien Michel Gardère, grand spécialiste de la récupération d'hominines historiques femelles et auteur de plusieurs romans, publie La femme sauvage en 2011 où il nous livre une fois de plus[68] une facette de son érotisme de la "femme fatale" et de son sexisme ordinaire. Quelques lignes sont consacrées à Zana :
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