Johannes Holzmann : Différence entre versions

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Malade et affaibli, Johannes Holzmann meurt le 28 avril 1914 dans la citadelle de Varsovie. Sa dépouille est rapatriée en Allemagne et enterrée au cimetière moïsien de Weißensee à Berlin. La revue littéraire ''L'Action''<ref>''Die Aktion'' en allemand</ref> de Franz Pfemfert consacre une grande partie de son numéro du 9 mai 1914 à Johannes Holzmann, au poète Senna Hoy<ref>''Die Aktion'' publie plusieurs textes de Senna Hoy. Le 20 mars 1911 un article sur Erich Mühsam. Le 30 mai 1914, un court texte intitulé ''Marusja. Souvenirs de la révolution russe''. Le 17 avril 1915 un essai écrit en 1912.</ref>, et son amie Else Lasker-Schüler lui rend hommage dans le poème ''Senna Hoy'' publié dans le numéro du 25 septembre 1915. Comme tant d'autres avant lui, l'Unique est mort.
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Malade et affaibli, Johannes Holzmann meurt le 28 avril 1914 dans la citadelle de Varsovie. Sa dépouille est rapatriée en Allemagne et enterrée au cimetière moïsien de Weißensee à Berlin. La revue littéraire ''L'Action'' ''Die Aktion'' en allemand de Franz Pfemfert consacre une grande partie de son numéro du 9 mai 1914 à Johannes Holzmann, au poète Senna Hoy, et publie son poème ''Vers de prison'' ainsi que le texte ''Goutte de sang. Après Fjodor Sologub''. Puis le 30 mai 1914, un texte intitulé ''Marusja. Souvenirs de la révolution russe'' et le 17 avril 1915 un essai écrit en 1912. Son amie Else Lasker-Schüler lui rend hommage dans le poème ''Senna Hoy''<ref>"''Wenn du sprichst, / Wacht mein buntes Herz auf. // Alle Vögel üben sich / Auf deinen Lippen. // Immerblau streut deine Stimme / Über den Weg; // Wo du erzählst, wird Himmel.// Deine Worte sind aus Lied geformt,/ Ich traure, wenn du schweigst.// Singen hängt überall an dir –/ Wie du wohl träumen magst ?''". Else Lasker-Schüler, ''Senna Hoy'', 1915</ref> publié dans le numéro de ''L'Action'' daté du 25 septembre 1915. Comme tant d'autres avant lui, l'Unique est mort.
  
 
== Le Gai Hachoir ==
 
== Le Gai Hachoir ==

Version du 26 septembre 2021 à 20:10

Johannes Holzmann (Јоханес Холцман en macédonien — Joanes Holzman en nissard). Unique parmi d'autres Uniques.


[En cours de rédaction]


Avant-rien

Difficile, même pour la protivophilie, de déterminer la date d'apparition des premières défiances d'hominines[1] envers les collectifs dans lesquels illes vivent. Sont-elles apparues dès les premiers regroupements indispensables à la survie ou plutôt lors de la constitution des premières formes d'organisations sociales ? Depuis quand les hominines perçoivent-illes que les avantages que procure le collectif sont en équilibre fragile avec les désavantages qu'il implique ? Avoir une place dans une société, quelle qu'elle soit, induit de se plier à ses règles. Les refuser, c'est prendre le risque de l'expulsion, de subir l'ostracisation, la punition ou même la mise à mort. La paléoanthropologie n'est pas en mesure, à ce jour, d'affirmer que les espèces d'hominines aujourd'hui disparues ne furent pas elles-aussi parcourues par cette problématique comme l'est aujourd'hui encore son unique survivance, l'être humain. Aux vues de son histoire connue, faîte de sacrifices et de meurtres, il semble que ce questionnement ne soit pas le propre de l'espèce hominine mais qu'au mieux il traverse des individualités.

Indices préhistoriens

Les sources écrites et les traditions orales encore accessibles rapportent de nombreuses histoires, récits ou réflexions autour de la place de chaque hominine parmi les autres. La révolte individuelle est une source d'inspiration pour les conteurs, les philosophes, les poètes et autres bavardages. Que de personnages fictifs ou de témoignages dans lesquels la "geste individuelle" interroge sur les fondements mêmes des sociétés d'hominines : Qu'elle est la part d'acceptable pour chaque hominine ? Généralement, la révolte est contre une chose en particulier et non contre l'ensemble des contraintes exercées sur les hominines. Les avis sont très divergents quand aux sujets dignes d'intérêt et l'intensité des rejets qu'ils engendrent, ce qui fait que les personnages peuvent sembler contradictoires, voire antagonistes entre elleux. Il n'y a pas de cohérence dans la geste de la révolte individuelle. Juste une macédoine d'ingrédients qui oscille entre le fertile compost et le sac à vomi. Par exemple, rien n'empêche de vouloir se sacrifier pour sauver le monde lorsque l'on maltraite ses enfants, ou trouver magnifique que l'hominine puisse se laisser mourir — tel un petit chiot sur la tombe de son maître — pour cause d'amours interdites alors l'on parle peut-être d'une brute épaisse dont les faits de guerre sont sanglants. La plupart du temps la révolte individuelle n'est pas une contestation globale, ni même partielle, mais bien plus une volonté de "retour" à un certain ordre des choses. Une simple demande. Qu'elle se base sur un passé regretté ou un futur espéré, cette révolte aspire à être le droit chemin et accéder à sa demande est la garantie d'un retour à une forme de normalité. Dans la littérature des hominines, la geste individuelle est souvent valorisée de telle façon qu'elle ne bouleverse jamais totalement l'existant. Ce n'est pas sa prétention. Elle est exaltée pour ses dimensions romantiques et sanctifiée pour son incapacité à influer profondément sur le réel. Pour autant, l'ensemble des sociétés d'hominines disposent de mécanismes permettant de faire taire toutes dissensions en leur sein, que ce soit des sociétés "simples et peu hiérarchisées" ou des sociétés "complexes et hiérarchisées". Il est généralement admis comme une évidence que l'individualité doit être soumise à la collectivité dont les intérêts sont jugés supérieurs. La nécessité pour les hominines de devoir vivre en collectif — par obligation biologique pour la survie ou les facilités que cela procurent — est un chantage permanent contre les individualités récalcitrantes.

Stirner ? Rien !

Dans un petit recoin du monde habité, Johann Caspar Schmidt, dit Max Stirner, publie en octobre 1844 après JC[2] sa cartographie du monde intitulée L'Unique et sa propriété[3]. Diplômé en langues anciennes, en allemand, en histoire, en philosophie et en instruction religieuse, Max Stirner est professeur dans une école berlinoise pour jeunes filles. Il fréquente le club de discussion des Freien[4] qui se réunit régulièrement dans des bars où jeunes universitaires et autres "intellos" de Berlin se voient pour discuter de religion, de politique et de philosophie. S'y rendent celleux qui veulent critiquer l'existant et réfléchir à des possibilités de changements. Parmi elleux, Bruno Bauer[5] le pourfendeur de Jésus, ou les futures stars internationales Friedrich Engels[6] et Karl Marx[7]. Max Stirner connaît les deux premiers mais pas Marx. Lors de discussions des Freien, il rencontre Marie Dähnhardt[8] — sa future femme — à qui il dédie L'Unique et sa propriété. Friedrich Engels, qui se dit "bon ami" avec Max Stirner, publie en 1842 Le Triomphe de la foi, épopée héroïco-comique dans lequel il a pour lui quelques mots.

Regardez Stirner, regardez-le, le paisible ennemi de toute contrainte
Pour le moment, il boit encore de la bière, bientôt il boira du sang comme si c'était de l'eau
Dès que les autres poussent leur cri sauvage «À bas les rois»
Stirner complète aussitôt «À bas aussi les lois»

Et Stirner de proclamer plein de dignité ;
«Vous liez la volonté et vous osez vous appeler Libres
Que vous êtes donc habitués à l'esclavage
À bas le dogme, à bas la loi.»[9]

Interdit temporairement à sa sortie pour incitation à la subversion, L'Unique et sa propriété est autorisé à être librement diffusé car son contenu est finalement jugé "trop ridicule pour être dangereux". Les Freien prennent le livre de Max Stirner comme un pavé dans leur vitrine. Il attaque frontalement ce qu'il reste de religiosité et de moralisme dans les théories qui s’échafaudent lors des discussions et dans les écrits. Il propose une critique radicale. Dans un premier temps loué par Friedrich Engels, ce dernier se range rapidement parmi les adversaires des thèses défendues dans L'Unique. Le jeune Karl Marx et Friedrich Engels, devant l'ampleur de l'attaque de leurs propres conceptions et la fragilisation de leurs argumentaires, se lancent dans la rédaction à quatre mains de L'idéologie allemande afin d'apporter leurs critiques des positions philosophiques circulant parmi les Freien mais le texte ne trouve pas d'éditeur[10]. La partie consacrée à Max Stirner intitulée Saint Max représente les trois quart du texte[11]. Le ton sarcastique dissimule la difficulté pour ces deux auteurs à contrecarrer Max Stirner, et leur suffisance intellectuelle laisse imaginer celle qui sera la leur dans leurs futurs textes. Ils semblent tout deux si inquiets que leur réponse à L'Unique est beaucoup plus volumineuse que le texte critiqué. Ils y jettent les premières bases que de ce qu'ils appelleront plus tard le matérialisme historique et qui — non sans une certaine ironie — fera de Karl Marx un véritable saint pour ses adeptes ! Moses Hess[12], proche du duo Marx et Engels, écrit en 1845 dans Les derniers philosophes que l'ouvrage de Max Stirner marque la fin de la philosophie, sa mise à mort.

Il est arrivé qu’en s’adressant aux hommes de son temps, Max Stirner s’est adressé aux hommes de tous les temps, mais sans assumer l’allure de prophète tonnant théâtralement du fond de sa caverne que Nietzsche savait si bien prendre. Stirner ne se présente pas non plus à nous comme un professeur enseignant ses élèves : il parle à tous ceux qui viennent l’entendre, tel un conférencier ou un causeur qui a rassemblé autour de lui un auditoire de toutes les catégories, manuelles comme intellectuelles.[13]

Dans L'Unique et sa propriété, Max Stirner développe l'idée que rien ne justifie que l'individu doive se plier ou se sacrifier à une quelconque cause ou collectif. Ce qu'il appelle l′Unique est le soi-même propre à chaque hominine, et non pas sa simple personne. Il ne tente pas de définir ce que chaque hominine est ou devrait être mais plutôt ce qui est contradictoire avec son intérêt individuel. Le livre s'ouvre et se finit sur cette fameuse maxime :

Je n'ai basé ma cause sur rien[3]

Plan de la prison de l'Unique[14]

Max Stirner s'en prend directement à la religion qu'il voit comme un avilissement à des croyances infondées et à des morales contraignantes, mais aussi aux approches philosophiques qui, tout en en faisant la critique, ne parviennent pas à s'en détacher radicalement. Et en premier lieu les hominines qu'il fréquente lors des discussions des Freien. Adepte d'améliorations sociales et d'ajustements économiques progressifs dans les sociétés d'hominines, la pensée libérale y côtoie la pensée socialiste qui, elle, préconise plutôt des ruptures plus nettes afin d'hâter les réformes pour l'amélioration générale des conditions de vie des hominines. Dans le texte, L'Unique et sa propriété démonte l'argumentaire des pensées libérales et socialistes, leur reprochant de limiter leurs critiques de l'existant car encore trop imprégnés de morale. En cette fin de XIXème siècle, ces pensées critiques se structurent dans un contexte politique où les régimes autoritaires, républiques et autres royaumes dirigent durement leurs populations et où les conditions sociales sont bouleversées par l'industrialisation toujours plus grande des sociétés d'hominines en Europe. Les outils de contrôle politique se sont améliorés grâce aux réorganisations administratives et politiques, et la dépendance économique s'est accrue pour une grande part de la population, celle qui intègre l'économie industrielle. Le débat se focalise entre réformisme et révolutionarisme, l'un proposant à l'Unique d'admettre qu'ille n'aura jamais totale satisfaction tout en enjoignant de croire que les lendemains peuvent être meilleurs qu'aujourd'hui, l'autre fait le pari que les lendemains ne peuvent qu'être meilleurs et qu'à ce titre l'Unique ne compte pour rien. Ou si peu. Reproduisant la morale religieuse, les pensées libérales et socialistes instaurent de la morale politique sensée être le nouveau carcan dans lequel s'enferme l'Unique. Par des procédés rhétoriques et des discours emberlificotés, ces deux pensées proposent un marché de dupe à chaque hominine. Pour résumer en quelques mots, disons que devant le constat que si rien n'est fait une personne va mourir, il est proposé comme une évidence que l'une d'entre elle doit doit pouvoir être tuée, ou se tuer, pour empêcher cela ! Pour sa fonction sociale l'Unique n'est pas irremplaçable, ce qui, pour soi-même, est en contradiction totale avec la réalité. Selon Max Stirner, toute idéologie, même politique, reste une prison pour l'Unique, pour soi. Contre cela, il prône l'association entre Uniques basée sur la franchise qu'elle est motivée par des intérêts partagés.

Max Stirner répond à ses détracteurs dans Les Critiques de Stirner[15] en 1845. Après les brefs remous que L'Unique et sa propriété suscite parmi les Freien et l'intelligentsia berlinoise, il sombre petit à petit dans la misère et ses quelques écrits circulent très peu[16]. Max Stirner meurt le 26 juin 1856 à Berlin d'une infection à l'anthrax mal soignée. Retour à rien.

Je ne pense jamais au monde de demain, mais toujours à la fin d'aujourd'hui. Je pense à rien.[17]

Généalogie de l'amoral

Après la mort de Max Stirner, L'Unique et sa propriété disparaît de l'imaginaire berlinois. Nul ne sait quels furent les chemins pris par ses conceptions autour de l'Unique ? Quels parcours tortueux ont emprunté les idées et les réflexions après sa lecture par les hominines de son époque ?

En Russie, alors qu'il est en prison, l'écrivain Nikolaï Tchernychevski écrit entre 1863 et 1864 le roman Que faire ?. Il met en scène de jeunes russes dont l'ambition principale est de mettre fin au régime en place, à tout prix. Publié, le succès auprès de la jeunesse russe est immense et la censure se rue dessus. Il inspire une génération de jeunes révolutionnaires, celle des années 1860, qui ne compte pas se contenter de ce qu'il lui est proposé[18]. Sans avoir eu besoin de lire L'Unique et sa propriété, de façon croisée, le nihilisme littéraire et la révolte radicale reprennent, à leurs manières, les questionnements qui le traversent. Ils interrogent tous les domaines de la vie. Rien ne peux être accepté sans condition, aucun dogme, quel qu'il soit, ne peut échapper à la critique. Il n'y a aucune exception à cela. Ce nihilisme n'est pas une affirmation ou une dévotion à rien mais un doute, permanent et indispensable, qui seul peut amener l'Unique à prendre conscience de tous les carcans qui l'entravent. La religion, l'autorité ou la morale pour ne citer que les plus célèbres sites pénitentiaires. Mais, contrairement à Max Stirner, les jeunes révolutionnaires russes de la fin du XIXème siècle acceptent l'idée de sacrifier leur propre vie pour sauver d'autres uniques. L'Unique devient leur cause. Une certaine forme de religiosité est palpable dans l'agitation nihiliste en Russie. Contrairement à ce que pourrait laisser penser son étymologie, le nihilisme ne base pas sa cause sur rien. Généralement, ce qualificatif n'est pas utilisé par les hominines qu'il est censé désigner car il est souvent dépréciatif dans la bouche de celleux qui l'emploient. Du Pères et fils de Ivan Tourgueniev en 1862 qui est fasciné par sa radicalité aux Démons de Fiodor Dostoïevski en 1871 qui est révulsé par son extrémisme, la critique nihiliste est souvent caricaturée. Bien que plusieurs milliers de jeunes russes aient décidé de rompre et de combattre l'existant, seule la figure controversée du compagnon d'Albertine Hottin, Serge Netchaïev[19], est mise en avant par l'historiographie classique.

– C’est un nihiliste.
– Comment ? lui demanda son père. Quant à Paul, il leva son couteau dont l’extrémité portait un morceau de beurre, et resta immobile.
– C’est un nihiliste, répéta Arcade.
– Un nihiliste, dit Kirsanof. Ce mot doit venir du latin nihil, rien, autant que je puis juger, et par conséquent il signifie un homme qui… qui ne veut rien reconnaître ?
– Ou plutôt qui ne respecte rien, dit Paul qui se remit à beurrer son pain.
– Un homme qui envisage toute chose à un point de vue critique, reprit Arcade.
– Cela ne revient-il pas au même ? demanda son oncle.
– Non, pas du tout ; un nihiliste est un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui n’accepte aucun principe, sans examen, quel que soit le crédit dont jouisse ce principe.[20]

"Rien est permanent" ou "Rien n'est permanent"

Vers la fin de la seconde moitié du XIXème les débats politiques dans les cercles révolutionnaires se structurent autour de l'opposition entre, d'une part, les écrits et gestes de Karl Marx et ses proches, et d'autre part, ceux de Mikhaïl Bakounine[21] et son entourage. L'un est favorable au renversement méthodique d'une classe sociale par une autre afin que, progressivement, toutes disparaissent alors que le second préfère envisager la lutte des hominines, sans distinction, contre l'ensemble des mécanismes de domination sociale. Lutte des classes vs Guerre sociale. Communisme ou anarchisme ? Pour celleux qui n'auront jamais le cœur à lire ces auteurs pour en appréhender les subtilités et les différences, la protivophilie renvoie à la lecture du Cycle de Fondation d'Isaac Asimov dans lequel il développe son concept clef de psychohistoire, une sorte de "matérialisme historique" du futur, ou plutôt aux mondes imaginés par Ursula K. Le Guin pour une vision moins scientiste et plus libertaire des sociétés d'hominines à venir. Pour les plus cinéphiles, précisons que les nuances entre Karl Marx et Mikhaïl Bakounine sont à peu près les mêmes qu'entre les Avengers et les Gardiens de la Galaxie. Mais nul obligation de visionner ces films ou lire ces livres pour comprendre la substance de Marx ou Bakounine, comme ces millions d'hominines marxistes ou anarchistes qui ne les ont jamais lu. "Naître esclave de tout ou n'être esclave de rien ?", telle est la question. Les pensées marxistes et anarchistes ne se réduisent nullement à ces deux auteurs phares, et chacune est composée d'une multitudes de courants et d'approches différentes. Une myriade de textes et réflexions sont produits par des hominines à travers tout le sous-continent européen pour alimenter la critique de l'existant et trouver une "bonne" solution pour y remédier. Max Stirner est mort et L'Unique et sa propriété est tombé aux oubliettes. Anarchisme et marxisme ne sont pas deux sphères étanches l'une à l'autre et s'alimentent aussi des mêmes évènements internationaux pour affûter leurs critiques, de la Commune de Paris de 1871 aux guerres balkaniques en passant par l'agitation nihiliste en Russie[22]. Même si personne ne pleurent l'assassinat du tsar russe en mars 1881, les décennies qui précèdent sont difficilement assumées par les théories qui se mettent en place[23]. Le foisonnement d'idées et d'expériences est difficilement analysable. Paradoxalement, la figure du compagnon d'Albertine Hottin, Serge Netchaïev, est le repoussoir absolu dont les marxistes feront une caricature de l'anarchiste, et les anarchistes un précurseur de l'autoritarisme et du machiavélisme des courants marxistes. Quoi qu'il en soit, Serge Netchaïev décède en décembre 1882 après 11 années de cachot, sans avoir revu Albertine Hottin, ni lu L'Unique et sa propriété.

Quatre ans après la sortie de La généalogie de la morale par Friedrich Nietzsche[24], la publication, en allemand, en 1891 du roman Les anarchistes[25] de John Henry Mackay[26] puis en 1897 de son étude Max Stirner, sa vie son œuvre font renaître le souvenir de Max Stirner. Il en propose une lecture qui fait de Max Stirner le précurseur de l'anarchisme individualiste (ou individualisme anarchiste). Bien que très critique vis-à-vis de l'anarchisme de Pierre-Joseph Proudhon[27], Max Stirner est ainsi associé à l'anarchisme de cette fin de XIXème qui s'éloigne de celui de Proudhon et s'enrichit de Mikhaïl Bakounine et Piotr Kropotkine[28]. Parmi les théories révolutionnaires naissantes de cette époque, l'anarchisme, par ses préoccupations sur l'individu, est sans conteste la plus proche des intérêts de l'Unique stirnerien. Néanmoins, l'anarchisme individualiste se différencie d'autres approches anarchistes, plus influencées par l'utopisme[29], le socialisme ou le marxisme et qui placent la société ou la collectivité au centre de leurs dynamiques politiques, au cœur de leurs analyses sociales. Pour elles, le collectif est vu comme la solution à l'individu plutôt que l'inverse, un allié plutôt qu'un ennemi de l'Unique.

Dieu et l'humanité ne se préoccupent de rien, de rien que d'eux-mêmes. Laissez-moi donc, à mon tour, m'intéresser à moi-même, moi qui, comme Dieu, ne suis rien pour les autres, moi qui suis mon tout, moi qui suis l'unique.[3]

L'anarchisme individualiste se nourrit autant des nombreuses expériences et critiques des communautés utopistes, des actions violentes de Ravachol[30] et "sa" bande que d'écrits d'hominines d'Europe ou des Amériques rejetant les sociétés telles qu'elles existent, qu'ils soient le fait d'utopistes, d'anarchistes ou d'individualistes. L'Unique et sa propriété est traduit en anglais[31] et en français à la fin du XIXème siècle. La redécouverte des écrits de Max Stirner plusieurs décennies après sa mort réintroduit ses idées dans les débats. Ses réflexions permettent de peaufiner la critique des théories politiques et d'y dénicher les relents de religiosité ou de morale. Elles interrogent l'ensemble des théories politiques utopistes, anarchistes ou communistes en tant que dogmes imposés à chaque individualité, une piqûre de rappel pour qui oublie que rien n'est au dessus de l'Unique. Les théories apportent des réponses alors que l'Unique pose des questions. L'apport des idées de Max Stirner permet ainsi de mieux remettre en cause les aspects du quotidien. L'anarchisme individualiste et l'égoïsme stirnerien — qu'il n'est pas toujours aisé de différencier — sont traversés par exemple par des réflexions sur le végétarisme, la nudité, les rôles genrés ou la sexualité.

Johannes Holzmann naît le 30 octobre 1882 dans la ville de Tuchel — alors en Prusse et depuis polonaise sous le nom de Tuchola — au sein d'une famille moïsienne[32] et bourgeoise. Il part pour Berlin où il donne des cours sur la religion mais quitte son poste d'enseignant rapidement, dès 1902. Tout d'abord attiré par la politique du Parti social-démocrate d'Allemagne et le mysticisme de la théosophie[33] de Helena Blavatsky, il s'en éloigne pour se consacrer à la défense de l'homosexualité. Depuis 1871, l'article 175 du code pénal allemand considère que "les actes sexuels contre nature qui sont perpétrés, que ce soit entre personnes de sexe masculin ou entre hommes et animaux, sont passibles de prison ; il peut aussi être prononcé la perte des droits civiques". Pour l'homosexualité féminine, l’ambiguïté demeure car aucun texte ne semble la viser directement. Plusieurs centaines par an d'hominines mâles sont ainsi emprisonnés en vertu de cet article.

Kampf

Généralement considéré comme le premier journal à défendre l'homosexualité masculine, L'Unique[34] est lancé en 1896 à Berlin par Adolf Brand[35]. Influencé par l'Unique stirnerien et proche de John Henry Mackay, Adolf Brand parvient à aborder ce thème de manière détournée, par la poésie ou la littérature, sans être directement confronter aux interdits du paragraphe 175. L'Unique aborde aussi des sujets tel le naturisme ou la gymnastique, avec toujours une pointe d'anarchisme. Sous-titré dans un premier temps "Gazette pour tous et personne" puis "Gazette de culture masculine", le journal, outre John Henry Mackay, ouvre ses colonnes autant au sexologue Benedict Friedlaender pour l'argumentaire scientifique, qu'à des illustrateurs ou des graveurs pour l'imagerie des corps masculins, ou bien à des poètes passé ou présent, dont l'homosexualité est un sujet d'intérêt ou leur propre pratique sexuelle. Avec le sexologue Magnus Hirschfeld, quelques personnalités berlinoises et des membres de L'Unique, Adolf Brand participe en 1897 à la création du Comité scientifique-humanitaire[36]), la première organisation à réclamer l'abolition du paragraphe 175 pénalisant l'homosexualité. Les discussions autour de la nature de l'homosexualité aboutissent en 1903 à l'éclatement du Comité entre, d'une part, Magnus Hirschfeld qui défend son caractère inné et donc non condamnable, et propose le concept de "troisième sexe" pour la définir, et d'autre part Adolf Brand et quelques uniques qui refusent cette conception "naturaliste". Ils fondent la Communauté de l'Unique[37] pour laquelle l'homosexualité, et plus généralement la sexualité des hominines, n'a pas à être justifiée mais simplement vécue librement par les Uniques : "Je n'ai basé ma cause sur rien".

"Prêtres politiques et moraux" à la Une[38]

Pour critiquer les conceptions naturalistes de Magnus Hirschfeld sur l'homosexualité, Le troisième genre[39] est publié en 1904 par Adolf Brand et Johannes Holzmann. Ce dernier a lancé Combat !Kampf ! en allemand — en 1903, supplément du journal berlinois Montag-Post. Après cette première tentative, Combat est relancé en 1904 avec le sous-titre "Journal du sens commun". Johannes Holzmann agglomère autour de ce projet plusieurs hominines qui, parfois publient leurs textes dans le journal, telle la poétesse Else Lasker-Schüler[40], l'écrivaine Gisela Etzel[41] ou les anarchistes Werner Karfunkelstein[42], Erich Mühsam[43] et Gustav Landauer[44] pour ne citer que quelques hominines. Sur un ton résolument anarchiste individualiste, Johannes Holzmann — sous le pseudonyme de Senna Hoy, l'inverse de son prénom — y prend la défense de l'homosexualité. Sans l'être lui-même, il réclame sa dépénalisation totale et plus généralement défend la liberté amoureuse et sexuelle, car qui peut sérieusement dire à l'Unique que sa sexualité n'est pas acceptable ? Entre 1904 et 1905, le journal s'imprime à toujours plus d'exemplaires. Jusqu'à 10000 au plus fort de la diffusion des 26 numéros édités. Johannes Holzmann y publie l'article L'homosexualité comme mouvement culturel[45] dans lequel il rappelle que "personne n'a le droit de s'immiscer dans les affaires privées d'autrui, de se mêler des opinions et orientations personnelles d'autrui, et qu'en fin de compte ce n'est l'affaire de personne ce que deux adultes librement consentants font chez eux". L'unique sens commun pour l'Unique. Selon l'anarchiste autrichien Pierre Ramus[46], le succès de Combat est tel qu'il décrit Johannes Holzmann comme "le prolétaire bohémien le plus infatigable du mouvement anarchiste germanophone" ! Le journal se diffuse dans toute l'Allemagne. Pensant qu'un conflit armé se prépare contre le royaume britannique avec le soutien des sociaux-démocrates, et que cela annonce une grande tragédie pour les hominines d'Allemagne, Johannes Holzmann défend l'idée d'une libre association des Uniques dans les usines et les ateliers, plus à même d'empêcher cette guerre que les syndicats. Ses positions politiques et son approche de l'homosexualité ne sont évidemment pas partagées par tous les journaux ou hominines anarchistes. Individualistes ou pas. Gustav Landauer prend ses distances dans le journal berlinois L'Anarchiste[47]. Idem pour Le Travailleur libre[48]. En 1905, des hominines du journal font une tournée de présentation dans la région industrielle de la Ruhr, proche de la frontière franco-allemande, où des dizaines de milliers d'hominines originaires de Pologne travaillent dans les mines de charbon. Les activités des membres de Combat sont sous étroite surveillance de la police. Craignant d'être arrêté après une condamnation à quatre mois de prison pour ses écrit dans Combat, Johannes Holzmann quitte l'Allemagne pour la Suisse. En individualiste stirnerien, il suit à sa manière l'expression "Rêver à la Suisse" qui, en ce début de XXème siècle, signifie "Ne penser à rien"[49].

Arrivés clandestinement en pays helvète courant 1905, Johannes Holzmann et Werner Karfunkelstein[42] participent avec quelques autres anarchistes à la version germanophone du journal anarchiste suisse Le Réveil[50], éditée à Zurich entre 1903 et 1907. Le journal est régulièrement inquiété par les autorités pour la propagande résolument antimilitariste dans ses colonnes et ses membres condamnés à de la prison et des amendes lorsqu'il s'agit d'helvètes et à l'expulsion du territoire lorsque les hominines sont "étrangers". Le 22 septembre 1905, les autorités helvétiques publient un décret d'expulsion contre Johannes Holzmann — se faisant appeler Robanoff ou docteur Buckart — pour avoir "abusé de son séjour dans cette ville, où il portait les faux noms les plus divers, en se livrant à une propagande compromettante pour la sûreté intérieur de notre pays"[51]. Afin de brouiller les pistes, il fait courir le bruit qu'il a été tué lors d'une tentative d'évasion à Varsovie, une nouvelle reprise par la presse. Arrêté le 12 février 1906 à Zurich, Johannes Holzmann est armé d'un pistolet et d'un poignard selon les dires policiers et tente à deux reprises de s'échapper avant son arrivée dans la prison[52]. Il est expulsé du territoire suisse. Entré de nouveau clandestinement, il est arrêté en mai 1906[53] et emprisonné à Zurich. Battu par ses geôliers, il entame alors une grève de la faim pour protester contre sa situation mais y renonce après quelques jours face aux menaces d'être nourri de force. À la suite d'une tentative avortée d'évasion de la prison zurichoise de Winterthour le 21 juin[54], il est transféré à quelques kilomètres de là vers celle de Regensberg, plus sécurisée. Johannes Holzmann est condamné par la justice helvétique "pour infraction à un arrêté d’expulsion et pour résistance à la force publique à 6 mois de prison et 15 ans d’expulsion"[55]. Il est finalement expulsé le 26 octobre 1906 à la frontière franco-helvétique qui sépare les villages de Verrières-de-Joux et Les Verrières.

Crépuscule de l'Unique

Après la parution en 1892 de la traduction en français de Anarchistes : mœurs du jour[25] de John Henry Mackay et en 1899 celle de L'Unique et sa propriété — puis celle de 1900 — le lectorat francophone redécouvre Max Stirner grâce à Stirner et Nietzsche de Albert Levy[56] et L'individualisme anarchiste, Max Stirner de Victor Basch[57], tout deux parus en 1904. Les débats entre anarchistes et individualistes sont animés. Han Ryner publie Petit manuel individualiste en 1903[58] et Georges Palante, Combat pour l'individu[59] l'année suivante. Le crépuscule des idoles de Friedrich Nietzsche alimente les désirs de mettre fin à ce monde-prison pour les Uniques. En plus des textes publiés, différents journaux se fondent avec un leitmotiv individualiste ou anarchiste individualiste. De L'autonomie individuelle[60] en 1887 à L'anarchie[61] lancé par Albert Libertad[62] et Anna Mahé[63] en 1905, la distinction entre l'individualisme et l'anarchisme individualiste n'est pas toujours nette. Si pour l'individualiste chaque anarchiste est un peu individualiste, l'inverse n'est pas une évidence. Néanmoins, illes se retrouvent sur leur rejet catégorique de l'existant, du présent. Selon E. Armand dans L’initiation individualiste anarchiste[64], "si tu es individualiste, toute association ne peut être pour toi qu'un pis-aller puisqu'en t'associant tu perds tant soit peu de ton indépendance. Un pis-aller — pour un temps déterminé, avec des individus déterminés, pour une besogne déterminée — sans lequel la besogne qui te tient au cœur ne pourrait être accomplie." Dans la France du début du XXème siècle, l'anarchisme individualiste est au croisement de projets de communautés de vie, éducation populaire, entraide sociale et journaux, de l'héritage de la propagande par le fait, attentats, expropriations et meurtres des décennies précédentes, mais aussi de positions non-violentes, végétariennes, nudistes. L'anarchisme individualiste n'est pas un monolithe, et les hominines s'en réclamant peuvent être en profond désaccord sur tel ou tel sujet. La question de l'utilisation de la violence, et plus généralement de l'illégalisme, est, par exemple, un sujet de discorde récurrent[65]. Parfois de ruptures. Les réflexions sur la sexualité ou l'amour libre sont aussi des sujets de discussions très présents parmi les anarchistes individualistes dont la mise en pratique est complexe et les expériences aboutissent parfois à de graves dissensions entre les hominines. Inspirée par L'Unique d'Adolf Brand, Akademos[66], la première revue à défendre directement le thème de l'homosexualité ne verra le jour qu'en 1909.

Indésirable en Suisse, Johannes Holzmann part en direction de Paris. Installé dans la capitale française fin 1906, rien n'indique qu'il ait eu des contacts avec les milieux anarchistes individualistes parisiens, ni qu'il ait pu prendre connaissance des journaux ou des textes théoriques. N'étant pas francophone, il côtoie plutôt des groupes d'anarchistes constitués d'hominines originaires d'Allemagne ou de Russie, et parmi ces derniers, particulièrement des moïsiens[67][32] car il comprend un peu la langue yiddish[68]. Depuis le début de la seconde moitié du XIXème siècle, outre la Suisse ou le Royaume-Uni, le territoire français est un des lieux de refuge de révolutionnaires russes qui fuient la répression du régime tsariste. Nice est le lieu de rencontre entre le populiste Alexandre Herzen et la mort, et Paris de celle entre Serge Netchaiev et Albertine Hottin. Cet exil involontaire n'est pas un moment de villégiature. Selon leurs affinités politiques, des groupes s'organisent pour constituer des comités de soutien aux prisonniers des geôles tsaristes, publier des journaux qui transitent ensuite clandestinement vers la Russie, récolter des fonds pour soutenir les luttes ou encore préparer des actions clandestines et violentes contre les intérêts ou des personnalités russes. Leurs activités inquiètent, et les groupes et individus font l'objet d'une surveillance policière qui s'emmêle un peu entre les multiples tendances politiques des milieux révolutionnaires russes[69].

Vue unique sur rien

En 1905, après plus d'une année de combats, la Russie tsariste sort perdante de la guerre qui l'oppose au Japon[70]. Elle est amputée de la Mandchourie[71]. Les combats terrestres font plus de 85000 morts du côté japonais et 71000 du côté russe, et plus de 100000 blessés de chaque côté. La guerre est un désastre militaire et économique pour l'empire tsariste qui en sort très affaibli politiquement. De la répression sanglante d'une manifestation ouvrière en février 1905 à Saint-Pétersbourg à l'insurrection de Moscou en décembre, l'année 1905 est celle de toutes les contestations. L'ensemble du territoire de l'empire russe est parcouru de manifestations, de grèves et d'occupations. Dans les usines, l'armée ou les écoles, les hominines s'organisent de plus en plus en conseils, soviet en russe, pour réclamer collectivement de nouveaux droits ou s'opposer aux milices patronales ou à l'armée qui, au prix de nombreuses morts, tentent de faire taire les contestations. Dans le monde rural, des hominines occupent des terres et s'opposent aux grands propriétaires terriens. Le tsar est contraint de promulguer des réformes politiques et sociales pour libéraliser un peu l'État et octroyer des libertés supplémentaires à certaines couches de la population. Dans ce contexte politique et social mouvementé, des hominines socialistes-révolutionnaires[72] ou anarchistes décident de s'organiser clandestinement afin d'attaquer le pouvoir tsariste, défendre les soviets contre la répression et tuer les responsables politiques et économiques. Adeptes du parti centralisé, les socialistes-révolutionnaires forment l'Organisation de Combat[73], chargée des vols à main armée — les expropriations — et des actions violentes contre des représentants du pouvoir ou des militaires. Parmi les anarchistes, les choix d'organisation sont différents. Une myriade de groupes anarchistes clandestins apparaissent dans les régions industrielles du sud-ouest de la Russie et du nord-ouest, dans les territoires de l'ancien royaume de Pologne et de Lituanie[74]. Au sud, les villes d'Odessa, Kichinev, Kiev et Ekaterinoslav sont les épicentres de cette agitation anarchiste. Au nord, ce sont Varsovie, Lódz et Bialystok. Ces groupes multiplient les attaques à main armée pour financer leurs journaux et leurs logistiques, les assassinats ciblés contre des politiciens, des industriels, des militaires et des contre-maîtres d'usines. La répression est sévère. Des milliers d'arrestations, des centaines de morts et d'années de peines de prison. Parfois éphémères, démembrés par la répression policière, les groupes anarchistes sont autonomes les uns des autres, même si des individus naviguent de l'un à l'autre. Il n'y a pas de structure anarchiste mais un ensemble de groupes qui se recomposent en permanence, au rythme des morts et des arrestations, des choix individuels et des rencontres, des stratégies et des analyses politiques. Ils sont alors souvent qualifiés d’anarchistes-communistes, pour les différencier des tendances de l'anarchisme qui prônent d'autres méthodes pour renverser le pouvoir politique et l'ordre économique[75]. Les débats sont vifs.

Comme Genève en Suisse, Paris est depuis le milieu du XIXème siècle un lieu d'exil pour nombre d'hominines fuyant la répression du régime tsariste. Tous les courants révolutionnaires y sont présents, des bundistes[76] aux socialistes-révolutionnaires, des marxistes aux anarchistes, et toutes leurs tendances sont représentées. Lieu de répit, la ville est aussi celui où sont imprimés des journaux clandestins et des textes, ensuite envoyés clandestinement en Russie. Parmi les anarchistes russes de Paris, les anarchistes-communistes se démènent pour aider à distance leurs comparses encore en Russie. Lorsque Johannes Holzmann arrive à Paris fin 1906, le souvenir est encore frais de l'explosion accidentelle dans le bois de Vincennes de la bombe de l'anarchiste-communiste russe Vladimir "Striga" Lapidus en mai et le procès qui s'en suivit en juillet[77]. Vladimir Lapidus est tué lors de l'explosion et son comparse Alexander Sokolov blessé aux jambes. Membre à Odessa d'un groupe de révolutionnaires, l’Union des Irréconciliables[78], adepte des écrits de Jan Waclav Makhaïski[79] qui proclame que "le socialisme révolutionnaire, éclairé par la science "prolétarienne" et infaillible des marxistes, est le serviteur le plus sûr et le plus fidèle de la bourgeoisie"[80], Vladimir Lapidus se rapproche des anarchistes-communistes de l'ouest russe. Il participe aux actions clandestines du Groupe des ouvriers anarchistes communistes[81] d'Ekaterinoslav et à celles du Drapeau Noir[82] à Bialystok. Regroupant plusieurs fédérations de métiers (tisserands, boulangers, tanneurs, menuisiers, tailleurs et cordonniers) ainsi qu'une quinzaine de groupes d'ouvriers dans des usines, Drapeau Noir est le groupe clandestin anarchiste le plus important en 1906 dans la région de Bialystok. Il réalise des vols à main armée, des extorsions de riches et des assassinats ciblés contre des industriels, des indicateurs de police ou des militaires responsables direct des morts de la répression. Le groupe se compose d'anarchistes, d'ex-socialistes-révolutionnaires et d'ex-makhaïskistes. Les débats internes à Drapeau Noir se polarisent entre, d'une part, les adeptes de l'intensification de la "terreur économique" — les besmotivny ("sans motif") — et d'autre part celleux préférant miser aussi sur un soulèvement populaire à l'image de la Commune de Paris de 1871 — les komunary. Le journal éponyme Drapeau Noir est imprimé à Genève en décembre 1905. Numéro unique, il est rapidement remplacé par Le mutinBuntar en russe — dont le premier numéro paraît en décembre 1906 à Paris. Dans ce numéro est publiée une nécrologie consacrée à Vladimir Lapidus. Les trois numéros suivant seront imprimés à Genève. À la même période, le journal anarchiste L'oiseau-tempête[83]Bourevestnik en russe — est aussi lancé à Paris. Rien n'indique que Johannes Holzmann soit déjà en contact avec des anarchistes russes lorsqu'il est en Suisse. S'il n'est pas russophone, ses sources d'informations sont sans doute les journaux anarchistes germanophones, et peut-être yiddishophones, ses proches et les hominines qu'il rencontre depuis sa fuite d'Allemagne. Pour beaucoup d'anarchistes d'Europe et des Amériques, la situation politique et sociale en Russie suscite depuis 1905 un intérêt grandissant. L'agitation des groupes révolutionnaires et la multiplication des mouvements sociaux ne cessent de perturber l'ordre tsariste qui se fissure doucement. Début 1907, Johannes Holzmann annonce à son ami Pierre Ramus sa décision de se rendre lui-aussi en Russie pour prendre part aux luttes qui s'y déroulent. L'Unique en lutte pour les uniques.

Je me réjouis on ne peut plus d’apprendre que tu penses sérieusement à rentrer en Autriche. C’est là-bas que tu dois être, c’est au mouvement révolutionnaire autrichien que tu appartiens, toi qui as suffisamment combattu à l‘étranger pour notre idée. Mais pour moi, il n’en est pas du tout de même, et c’est une chose que tu ne peux comprendre, parce que tu n‘es pas dans ma peau. Je veux encore prendre part un peu plus et plus longtemps aussi au mouvement anarchiste étranger, avant de me rendre dans les prisons du pays indigne où je suis né — pour cela j’ai toujours le temps. Et puis je n’ai pas l’intention d’aller moisir à l’heure actuelle dans les geôles d’un pays comme l‘Allemagne où la révolution n’avance qu’à pas comptés. Partir en Russie, me semble pour le moment le plus imposant des devoirs pour tous ceux qui aiment combattre. Si je succombe là-bas, je succomberai pour la liberté de l’Europe, car elle dépend beaucoup de l’issue de la révolution russe. Si je survis à la révolution, j’aurai encore devant moi tout le temps nécessaire pour retourner en Allemagne purger ma peine, et, instruit par l’expérience des choses vécues en Russie, pour y reprendre ma place dans la lutte pour nos idées. Dans ce dernier cas, la prison serait pour moi un lieu de repos, et ma détention marquerait une trêve dans ma vie.[84]

En provenance de Bruxelles, Johannes Holzmann arrive en Russie en mars 1907 avec un passeport au nom d'August Waterloo. Il est porteur de 500 roubles destinés aux anarchistes-communistes de Lódz et de Varsovie. Très actif depuis 1905 dans les grèves et accusé de divers explosions et dégradations, le groupe anarchiste-communiste Internacjonal subit de plein fouet la répression. Onze hominines sont condamnés à mort et fusillés en janvier 1906 à Varsovie et, à Lódz, neuf autres sont condamnés en décembre à des peines de travaux forcés en Sibérie. À Bialystok, Johannes Holzmann participe à plusieurs vols à main armée afin de récupérer l'argent nécessaire à imprimer les journaux et financer l'achat du matériel utile aux attaques à l'explosif ou aux assassinats ciblés. Il se rend ensuite à Varsovie, puis à Lódz au milieu de l'année 1907. Depuis que les marxistes bolchevistes et les socialistes-révolutionnaires ont accepté de prendre part aux institutions, les anarchistes sont plus directement dans le viseur de la répression. Afin d'optimiser leurs forces, plusieurs groupes anarchistes-communistes organisent une rencontre début juillet 1907 à Kovno (Kaunas en Lituanie actuelle) entre des représentants de différentes villes, dont Lódz, Varsovie, Bialystok et Vilna, proches de Drapeau Noir et de Internacjonal. Johannes Holzmann y est présent. Le constat du manque de moyens financiers et de la nécessité de se réorganiser collectivement afin de pouvoir continuer à mener des actions violentes contre le pouvoir tsariste pousse les hominines à constituer la Fédération des anarchistes-communistes de Pologne et Lituanie. Le 17 juillet 1907, quatre hominines s'introduisent dans la maison d'un riche marchand de la région de Lódz pour lui extorquer de l'argent. Tué accidentellement, celui-ci n'a pas le temps de répondre à la demande et les quatre hominines repartent sans rien. Dans leur fuite, seul Johannes Holzmann est arrêté par la police. La répression s'abat sur les hominines ayant participé à la réunion de Kovno et en septembre 1908 se tient à Varsovie le procès de 23 hominines pour leur appartenance à la Fédération des anarchistes-communistes de Pologne et Lituanie. Comme les autres, Johannes Holzmann est condamné à quinze ans de travaux forcés pour son appartenance à la Fédération et à douze années de prison pour sa participation à la tentative d'extorsion malheureuse. En avril 1909, un nouveau procès condamne 18 hominines de Lódz à des peines de travaux forcés sur les mêmes accusations d'appartenance subversive. Internacjonal et la Fédération des anarchistes-communistes de Pologne et Lituanie sont démantelés[85].

Les conditions de détention sont épouvantables et nombre d'hominines sombrent dans la démence. Johannes Holzmann est transféré en 1911 vers la citadelle de Varsovie pour y être enfermé dans l'aile psychiatrique. Pour échapper à son quotidien, il se remet à écrire de la poésie. Un recueil de Senna Hoy sera publié sous le titre Sans autorité. Étant de nationalité allemande, ses proches et particulièrement Else Lasker-Schüler[40] plaident son transfert vers une prison allemande. Après une visite à Moscou en 1913, elle obtient des autorités russes que Johannes Holzmann soit envoyé en Allemagne. Mais ce pays s'oppose à ce retour et Johannes Holzmann est bloqué en Russie.

Qu’est-ce qu’avoir vécu et connu, avoir su et voulu, avoir semé et moissonné,
Quand on ne sera bientôt plus et que le monde — qui sait ? — durera des éternités,
Quand il y a tant d’actes qu’on n’a pas accomplis, de pensées dévorantes qu’on n’a pas pensées,
De souffrances cinglantes qu’on n’a pas subies, de rires bruyants qu’on n’a pas poussés;
Et moi, à l’heure où mes fossoyeurs, la pipe et la malice aux lèvres, se mettent à creuser,
Où une dernière vision se fige dans mon cerveau, où je sens crier en moi une dernière volonté,
Je regrette chaque crime que, dans ma vie, je n’ai pas commis,
Je regrette chaque désir que, dans ma vie, je n’ai pas assouvi. [86]

Malade et affaibli, Johannes Holzmann meurt le 28 avril 1914 dans la citadelle de Varsovie. Sa dépouille est rapatriée en Allemagne et enterrée au cimetière moïsien de Weißensee à Berlin. La revue littéraire L'ActionDie Aktion en allemand — de Franz Pfemfert consacre une grande partie de son numéro du 9 mai 1914 à Johannes Holzmann, au poète Senna Hoy, et publie son poème Vers de prison ainsi que le texte Goutte de sang. Après Fjodor Sologub. Puis le 30 mai 1914, un texte intitulé Marusja. Souvenirs de la révolution russe et le 17 avril 1915 un essai écrit en 1912. Son amie Else Lasker-Schüler lui rend hommage dans le poème Senna Hoy[87] publié dans le numéro de L'Action daté du 25 septembre 1915. Comme tant d'autres avant lui, l'Unique est mort.

Le Gai Hachoir

Notes

  1. hominines
  2. Malgré des initiales identiques, Jésus aka Christet Johann Caspar Schmidt n'ont rien en commun et ne se sont jamais rencontrés. L'un est prétendument né en -1806 avant JC alors que l'autre l'est vraiment en 1806 après JC ! Simple coïncidence !
  3. 3,0 3,1 et 3,2 Max Stirner, L'Unique et sa propriété, 1844 (traduction française de Robert L. Reclaire, 1899) - En ligne
  4. Freien
  5. Bruno Bauer
  6. Friedrich Engels
  7. Karl Marx
  8. Marie Dähnhardt
  9. Friedrich Engels, Le Triomphe de la foi, épopée héroïco-comique, 1842
  10. Première édition en 1932
  11. "Saint Max" de la page 139 à 493. Karl Marx et Friedrich Engels, L'idéologie allemande, 1845-1846 - En ligne
  12. Moses Hess
  13. Extrait de la rubrique "Stirnérisme", écrite par E. Armand, dans L'encyclopédie anarchiste réalisée entre 1925 et 1934 par Sébastien Faure - En ligne
  14. Projection de Fuller
  15. Max Stirner, Les Critiques de Stirner, 1845 - [En ligne]
  16. Voir par exemple, Max Stirner, Le Faux Principe de notre éducation, 1842 - En ligne
  17. Extrait d'une discussion de comptoir.
  18. Michaël Confino, "Révolte juvénile et contre-culture : Les nihilistes russes des années 60", Cahiers du monde russe et soviétique,‎ 1990 - En ligne. Wanda Bannour, Les nihilistes russes, Aubier Montaigne, 1974.
  19. Jeanne-Marie Gaffiot, Netchaïeff, L'Âge d'Homme, 1989.
  20. Ivan Tourgueniev, Pères et fils. Cité à l'entrée "style de vie" dans F. Merdjanov, Analectes de rien, 2017
  21. Mikhaïl Bakounine
  22. La Russie souterraine
  23. Michaël Confino, "Idéologie et sémantique : Le vocabulaire politique des anarchistes russes", Cahiers du monde russe et soviétique, 1989 - En ligne
  24. Friedrich Nietzsche
  25. 25,0 et 25,1 Die Anarchisten (Les anarchistes) est traduit et publié en français en 1892 sous le titre Anarchistes : mœurs du jour - En ligne
  26. John Henry Mackay
  27. Pierre-Joseph Proudhon
  28. Piotr Kropotkine
  29. utopisme
  30. Ravachol
  31. Par Benjamin Tucker
  32. 32,0 et 32,1 moïsien
  33. théosophie
  34. Der Eigene en allemand. Les numéros du journal entre 1896 et 1903 - [En ligne]
  35. Adolf Brand
  36. Wissenschaftlich-humanitäres Komitee (WHK) en allemand
  37. Gemeinschaft der Eigenen (GdE) en allemand
  38. À noter l'utilisation de la esse longue pour les "s"
  39. Das dritte Geschlecht en allemand
  40. 40,0 et 40,1 Else Lasker-Schüler
  41. Gisela Etzel
  42. 42,0 et 42,1 Werner Karfunkelstein
  43. Erich Mühsam
  44. Gustav Landauer
  45. Die Homosexualität als Kulturbewegung en allemand
  46. Pierre Ramus est le pseudonyme de Rudolf Grossmann
  47. Der Anarchist, n°4, 1905 - [En ligne]
  48. Der freie Arbeiter, n°9, 1905 - [En ligne]
  49. Selon le Larousse du XXème siècle
  50. Der Weckruf en allemand
  51. Décret du 22 septembre 1905 - [En ligne]
  52. La Suisse Libérale, Volume 43, Numéro 37, 15 février 1906 - En ligne
  53. Arrestation dans Le Réveil
  54. La Suisse Libérale, Volume 43, Numéro 143, 23 juin 1906 - En ligne
  55. La Suisse Libérale, Volume 43, Numéro 132, 10 juin 1906 - En ligne
  56. Albert Levy, Stirner et Nietzsche, 1904 - En ligne
  57. Victor Basch, L'individualisme anarchiste, Max Stirner, 1904 - [En ligne]
  58. Han Ryner, Petit manuel individualiste, 1903 - En ligne
  59. Georges Palante, Combat pour l'individu, 1904 - En ligne. Voir aussi La sensibilité individualiste, 1909 - En ligne et Les antinomies entre l'individu et la société, 1913 - En ligne
  60. L'autonomie individuelle, neuf numéros entre 1887 et 1888 - En ligne
  61. L'anarchie (1905 - 1914) - En ligne
  62. Albert Libertad
  63. Anna Mahé
  64. E. Armand, L’initiation individualiste anarchiste, 1923 (rééd 2015)
  65. E. Armand, L’illégaliste anarchiste est-il notre camarade ?, 1923 - En ligne
  66. Akademos, mensuelle, douze numéros, 1909. Du numéro 7 au 12 - En ligne
  67. Le Libertaire, 25 août 1922 - En ligne
  68. yiddish
  69. Michel Lesure, "Les mouvements révolutionnaires russes de 1882 à 1910 d'après les fonds F7 des Archives Nationales", Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 6, n°2, avril-juin 1965 - En ligne
  70. Réginald Kann, Journal d’un correspondant de guerre en Extrême-Orient. Japon — Mandchourie — Corée, Calmann-Lévy, 1905 - En ligne
  71. La partie sud est récupérée par la Chine et le nord par le Japon qui s'installe aussi dans la partie orientale de l'île de Sakhaline et en Corée. Lors de la Seconde guerre mondiale, l'Union soviétique occupe de nouveau l'île de Sakhaline et les Kouriles, le chapelet d'îles entre le nord du Japon et le sud de la péninsule russe du Kamtchatka, qu'elle intègre à son territoire. En 2021, le différend entre le Japon et la Russie sur les Kouriles n'est toujours pas réglé. Voir la page wikipedia sur ce sujet - En ligne
  72. socialistes-révolutionnaires
  73. Boris Savinkov, Mémoires d'un terroriste, 1917
  74. Vive la révolution, à bas la démocratie ! Anarchistes de Russie dans l'insurrection de 1905., Mutines Séditions, 2016. Paul Avrich, Les anarchistes russes, Maspero, 1979 (Rééd. Nada Éditions, 2020). Voir le chapitre "Les terroristes" - En ligne
  75. Quelques autres
  76. Bund
  77. Alexander Sokolov, son cousin Victor Sokolov et la compagne de ce dernier, Sofia Speranskaïa, sont jugés les 16 et 17 juillet 1906. Seul Alexander Sokolov est condamné à une peine de 5 années de prison et 500 francs d'amende pour "transport d'explosifs". Voir Le Petit Parisien du 17 juillet 1906 - En ligne
  78. Union des Irréconciliables
  79. Jan Waclav Makhaïski
  80. Max Monad, "Le socialisme des intellectuels" dans La Révolution prolétarienne, n° 163, 10 novembre 1933 - En ligne
  81. Groupe des ouvriers anarchistes communistes
  82. Drapeau Noir
  83. L'oiseau-tempête
  84. Lettre de Johannes Holzmann à Pierre Ramus datée du 18 janvier 1907
  85. Arek Arusek, "Le groupe anarchiste Internacjonal" dans Vive la révolution, à bas la démocratie !, Mutines Séditions, octobre 2016
  86. Senna Hoy, Je regrette, 1914
  87. "Wenn du sprichst, / Wacht mein buntes Herz auf. // Alle Vögel üben sich / Auf deinen Lippen. // Immerblau streut deine Stimme / Über den Weg; // Wo du erzählst, wird Himmel.// Deine Worte sind aus Lied geformt,/ Ich traure, wenn du schweigst.// Singen hängt überall an dir –/ Wie du wohl träumen magst ?". Else Lasker-Schüler, Senna Hoy, 1915