Pataouète : Différence entre versions
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L'arrivée de la France au Maghreb chamboule la situation linguistique. La lingua franca est de moins en moins utilisée, remplacée progressivement par le [[français]] dans son rôle de liant entre les différentes communautés linguistiques coloniales. Même lorsqu'illes conservent leurs langues "maternelles", les hominines cherchent à s'intégrer à la francophonie afin de bénéficier des avantages politiques et économiques que cela procurent. Des formes mixtes apparaissent. Ainsi, entre hispanophonie et francophonie, le fragnol ou frañol <ref>fragnol ou frañol</ref> mélange vocabulaire et syntaxe des deux langues. Par exemple, le terme ''assurance'' qui se traduit en castillan par ''seguro'' devient ''asségourance'' en fragnol. Ou le verbe castillan ''hablar'', qui signifie ''parler'', se transforme en ''habler''. Idem dans les communautés moïsiennes parlant la haketia qui, après la recastillanisation au XIX<sup><small>ème</small></sup> siècle, se nourrit de plus en plus de francophonie au point d'être qualifiée de "judéo-fragnol". Les hispanismes ont depuis des siècles marqué de leur empreinte l'arabe du Maghreb par l'emprunt de quelques mots de vocabulaire, particulièrement autour d'Oran. Ainsi ''escuela'' qui désigne une école primaire se dit [essekouila] et s'écrit ''السكويلة'' ou le ballon, ''pelota'' en castillan, se dit [b'lota] et s'écrit ''بلوطة''. De part le mode de colonisation et les bouleversements de la modernité technologique, l'impact de la langue française est plus prégnant que les autres langues romanes sur l'arabe maghrébin au cours des XIX<sup><small>ème</small></sup> et XX<sup><small>ème</small></sup> siècles. La plupart des emprunts de l'arabe maghrébin à ces langues sont issus du français. De [triciti] pour électricité à [feniènne] pour fainéant, en passant par [laboulisse] pour la police et [chmendfir] pour chemin de fer. Les proximités latines entre les langues hispaniques et françaises induisent un doute sur la provenance exacte de certains emprunts. Par exemple, [miziria] écrit ''ميزريّة'' vient-il de ''miseria'' ou de ''misère'' ? Idem pour [tonobil], écrit ''طنبيل''. Est-ce un emprunt à ''automóvil'' ou à ''automobile'' ? Évidemment, il n'existe pas un arabe maghrébin unique — le maghribi — mais un continuum entre le Maroc et la Libye, héritage de l'histoire des hominines de la région. Du point de vue de l'influence des langues romanes, il est courant de voir des différentiations entre le maghribi occidental et l'oranais, de la côte atlantique à Oran, celui de Tlemcem, jugé héritier de l'arabe andalou, les maghribi centre-algérien et constantinois influencés par le français, et le maghribi oriental, de l'ouest de la Tunisie à l'est libyen. | L'arrivée de la France au Maghreb chamboule la situation linguistique. La lingua franca est de moins en moins utilisée, remplacée progressivement par le [[français]] dans son rôle de liant entre les différentes communautés linguistiques coloniales. Même lorsqu'illes conservent leurs langues "maternelles", les hominines cherchent à s'intégrer à la francophonie afin de bénéficier des avantages politiques et économiques que cela procurent. Des formes mixtes apparaissent. Ainsi, entre hispanophonie et francophonie, le fragnol ou frañol <ref>fragnol ou frañol</ref> mélange vocabulaire et syntaxe des deux langues. Par exemple, le terme ''assurance'' qui se traduit en castillan par ''seguro'' devient ''asségourance'' en fragnol. Ou le verbe castillan ''hablar'', qui signifie ''parler'', se transforme en ''habler''. Idem dans les communautés moïsiennes parlant la haketia qui, après la recastillanisation au XIX<sup><small>ème</small></sup> siècle, se nourrit de plus en plus de francophonie au point d'être qualifiée de "judéo-fragnol". Les hispanismes ont depuis des siècles marqué de leur empreinte l'arabe du Maghreb par l'emprunt de quelques mots de vocabulaire, particulièrement autour d'Oran. Ainsi ''escuela'' qui désigne une école primaire se dit [essekouila] et s'écrit ''السكويلة'' ou le ballon, ''pelota'' en castillan, se dit [b'lota] et s'écrit ''بلوطة''. De part le mode de colonisation et les bouleversements de la modernité technologique, l'impact de la langue française est plus prégnant que les autres langues romanes sur l'arabe maghrébin au cours des XIX<sup><small>ème</small></sup> et XX<sup><small>ème</small></sup> siècles. La plupart des emprunts de l'arabe maghrébin à ces langues sont issus du français. De [triciti] pour électricité à [feniènne] pour fainéant, en passant par [laboulisse] pour la police et [chmendfir] pour chemin de fer. Les proximités latines entre les langues hispaniques et françaises induisent un doute sur la provenance exacte de certains emprunts. Par exemple, [miziria] écrit ''ميزريّة'' vient-il de ''miseria'' ou de ''misère'' ? Idem pour [tonobil], écrit ''طنبيل''. Est-ce un emprunt à ''automóvil'' ou à ''automobile'' ? Évidemment, il n'existe pas un arabe maghrébin unique — le maghribi — mais un continuum entre le Maroc et la Libye, héritage de l'histoire des hominines de la région. Du point de vue de l'influence des langues romanes, il est courant de voir des différentiations entre le maghribi occidental et l'oranais, de la côte atlantique à Oran, celui de Tlemcem, jugé héritier de l'arabe andalou, les maghribi centre-algérien et constantinois influencés par le français, et le maghribi oriental, de l'ouest de la Tunisie à l'est libyen. | ||
− | La colonisation française favorise la venue d'hominines de France. La balance démographique penche en leur faveur. À la fin du XIX<sup><small>ème</small></sup> siècle, sur une population coloniale d'environ 480000 hominines, la moitié viennent de France et, par ordre décroissant, 140000 d'Espagne, 40000 d'Italie et 15000 de Malte. Le français s'impose comme langue de communication. Les pratiques linguistiques se singularisent du français standard de la métropole, de part cette situation coloniale. Il se régionalise au contact des autres langues romanes utilisées, ainsi que de l'arabe et du berbère. Généralement, les linguistes et les spécialistes de l'histoire coloniale divisent en trois variantes le français colonial d'Algérie. Le pataouète est parlé à Alger et sa banlieue, et "''se distingue de deux autres basilectes régionaux que sont dans l’ouest de l’Algérie le ''chapourlao'' ou ''chapourrao'' en Oranie, à l’est le ''tchapagate'' (région de Bône, Philippeville et Constantine)''" <ref>Jean-Pierre Goudaillier, "Étymologie des insultes et injures pataouètes", XVe Colloque international d'argotologie à Lodz, 2024 - [https://www.uni.lodz.pl/fileadmin/Wydzialy/Wydzial_Filologiczny/Pliki_doc_i_pdf/programme_argotologie_lodz_2024.pdf En ligne]</ref> | + | La colonisation française favorise la venue d'hominines de France. La balance démographique penche en leur faveur. À la fin du XIX<sup><small>ème</small></sup> siècle, sur une population coloniale d'environ 480000 hominines, la moitié viennent de France et, par ordre décroissant, 140000 d'Espagne, 40000 d'Italie et 15000 de Malte. Le français s'impose comme langue de communication. Les pratiques linguistiques se singularisent du français standard de la métropole, de part cette situation coloniale. Il se régionalise au contact des autres langues romanes utilisées, ainsi que de l'arabe et du berbère. Généralement, les linguistes et les spécialistes de l'histoire coloniale divisent en trois variantes le français colonial d'Algérie. Le pataouète est parlé à Alger et sa banlieue, et "''se distingue de deux autres basilectes régionaux que sont dans l’ouest de l’Algérie le ''chapourlao'' ou ''chapourrao'' en Oranie, à l’est le ''tchapagate'' (région de Bône, Philippeville et Constantine).''" <ref name="#pat">Jean-Pierre Goudaillier, "Étymologie des insultes et injures pataouètes", XVe Colloque international d'argotologie à Lodz, 2024 - [https://www.uni.lodz.pl/fileadmin/Wydzialy/Wydzial_Filologiczny/Pliki_doc_i_pdf/programme_argotologie_lodz_2024.pdf En ligne]</ref> |
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+ | Le pataouète est alors parlé dans les quartiers populaires d'Alger, et particulièrement dans celui de Bab el Oued, où "''les gens modestes du faubourg fréquentent plus les arabes que les habitants de la rue Michelet et des beaux quartiers d'Hydra. ''" Son lexique "''comporte de nombreux emprunts ainsi que des créations propres (algérianismes), qui comprennent des transpositions d’expressions étrangères, des spécialisations (glissements) et extensions de sens de termes d’origine étrangère.''" <ref name="#pat" /> Alors que le nom même de "pataouète" semble renvoyer à "patuet", l'explication généralement avancée par les hominines francophones le parlant est qu'il est une déformation de Bab el Oued qui est aussi appelé Papalouette ou Paplouette. Ainsi illes se réapproprient le terme catalan qui est francisé et pour lequel une nouvelle étymologie est proposée. La forte présence hispanique à Bab el Oued explique très bien ce passage vers le français. Contrairement à la langue franque, le pataouète n'est pas un sabir. Sa grammaire n'est pas une simplification à outrance où les verbes ne s'emploient qu'à l'infinitif. En plus des emprunts aux langues romanes, il regorge de mots et d'expressions arabes. La prononciation emprunte beaucoup au système vocalique maghrébin et constitue la base de l'accent si caractéristique du français d'Algérie. Le phénomène de dialectisation s'explique autant par les origines diverses des hominines arrivant de France, où le français standard n'est pas encore la norme dans de nombreuses régions, que par la situation linguistique singulière algérienne. De ''maintenant'' qui se dit ''main'nant'' à ''entention'' qui s'emploie autant pour dire ''attention'' ou ''intention''. Les arabismes ''bézef'', ''chouïa'' ou ''ouallou'' sont préférés à ''beaucoup'', ''peu'' ou ''[[rien]]''. Dans l'usage quotidien, le pataouète ne se substitue pas au français de la métropole mais s'y ajoute. La scolarisation obligatoire — sauf pour les indigènes — et le niveau social sont des vecteurs de diffusion d'un français "classique". La presse et l'édition utilisent ce français. Si dans un premier temps le pataouète est une oralité, à la fin du XIX<sup><small>ème</small></sup> siècle apparaissent les premiers écrits dans ce français régional. Que ce soit, par exemple, dans les histoires du personnage de fiction Cagayous <ref>Cagayous</ref> ou dans le journal ''Papa-Louette''. <ref>''Papa-Louette''</ref>. Dès lors, il existe deux niveaux d'utilisation. L'un est oral et populaire, l'autre littéraire. L'un est vivant et polymorphe, l'autre est savant et outrancier. Pour Albert Camus, qui met du pataouète dans la bouche de certains de ses personnages, "''la langue de Cagayous est souvent une langue littéraire, je veux dire une reconstruction. Les gens du milieu ne parlent pas toujours argot. Ils emploient des mots d’argot, ce qui est différent.''" <ref>Albert Camus, L’été à Alger, 1937</ref> À titre d'exemple contemporain, l'argot fleuri et créatif de Bérurier dans les romans policiers de San Antonio n'existe que dans la tête de l'auteur et n'est pas un reflet des pratiques linguistiques argotiques populaires de son époque, et les dialogues de Michel Audiard empruntent beaucoup à l'argot parisien mais ne sont pas une photographie de l'existant. | ||
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+ | [[Fichier:Mask.jpeg|300px|vignette|droite|T'as dit quoi ?]] | ||
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+ | ''L'aute jour d'vant la ménagerie''<br /> | ||
+ | ''Un cloun y criait vec la furie :''<br /> | ||
+ | ''"Entrez voir le plus grand cochon !"''<br /> | ||
+ | ''Moi je entre et je paye deux rond''<br /> | ||
+ | ''Quand j'vois rien j'y dit à le tipe''<br /> | ||
+ | ''Aousqu'il est ce cochon, non d'une pipe''<br /> | ||
+ | ''Arégarde toi dans une glace qui me fait''<br /> | ||
+ | ''J'suis parti, ça ma dégouté !'' <ref>"Ç'a ma dégouté" dans ''Papa-Louette'', 20 mai 1906 - [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8992366/f2.item En ligne] </ref><br /> | ||
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+ | Difficile de dire à quel moment le terme de pataouète ne désigne plus seulement des hominines venant de la péninsule ibérique mais aussi le français régional d'Algérie. Au début du XX<sup><small>ème</small></sup> siècle, l'usage de pataouète est confus. Une recherche rapide dans les archives numérisées sur la site de la Bibliothèque nationale de France (BNF) montre qu'est pataouète une personne et non une langue, même régionale. "''Oh ! moi, yé souis oune pataouète... est-ce pas !''" <ref>''Paris-Soir'', 13 décembre 1926 - [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7638741h/f5.item En ligne]</ref> s'entend dans les années 1920. Dans son roman ''L'homme de mer'' <ref name="#ach" /> publié en 1931, l'écrivain algérois Paul Achard emploie ''pataouète'' et ''cagayous'' pour nommer respectivement le sabir méditerranéen et le parler français maghrébin. Dans le petit lexique à la fin de son roman, il les qualifie d'argot. Un qualificatif critiqué par l'écrivain André Billy qui, après la lecture du livre d'Achard, "''en conclus que le pataouète est une langue spontanée, de formation à peu près inconsciente, alors que par définition l'argot change sans cesse par l'effet de caprices individuels bien délibérés.''" <ref>André Billy, "Paul Achard et le pataouète" dans l'hebdomadaire ''Gringoire'', 4 décembre 1931 - [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4746996f/f4.item En ligne]</ref> Nommer avec précision des pratiques linguistiques de l'oralité est une problématique complexe. Regrouper une réalité linguistique en un nom unique, une langue, est un acte bien plus politique que linguistique. Pour la région orientale de la colonie française d'Algérie, dans le Constantinois, Rachid Habbachi nomme le français régional "''le tchapagate [...] ce mot qui ne fait pas l’unanimité chez les bônois dont certains, un nombre réduit heureusement, préfèrent lui donner l’appellation vague et insultante de "parler bônois".''" <ref>Rachid Habbachi, ''Là où t'y as des mots, bessif t'y en as des gros: Le premier "cyclope y dit" romancé du tchapagate". Extrait [https://www.librairielesquare.com/bonus/extrait/9782812134340 en ligne] </ref>. En Tunisie française, le chansonnier, imitateur et humoriste Kaddour ben Nitram, pseudonyme de Eugène-Edmond Martin <ref>Eugène-Edmond Martin</ref>, grand spécialiste de l'oralité, "''a consacré l'essentiel de sa vie à collecter, classer, réutiliser et mettre en scène les différents parlers qu'il (qu'on) entendait dans les rues de Tunis, ses tramways, ses cafés, ses boutiques. Il a réuni un matériau sonore considérable pour l’époque, des disques et des enregistrements radiophoniques qui renferment des morceaux de vie urbaine.''" <ref>Kmar Kchir-Bendana, "Kaddour Ben Nitram et les sabirs de Tunis entre l'oral et l'écrit", ''Diasporas. Histoire et sociétés'', n°2 Langues dépaysées, 2003 - [https://doi.org/10.3406/diasp.2003.886 En ligne]</ref> Il "''a dénombré une quinzaine de sabirs à partir des quatre langues mères de la place : l'arabe, l'italien, le français et l'espagnol.''" <ref>Kmar Kchir-Bendana, "Kaddour Ben Nitram, chansonnier et humoriste tunisien", ''Revue du monde musulman et de la Méditerranée'', n°77-78 "L'humour en Orient", 1995 - [https://doi.org/10.3406/remmm.1995.1718 En ligne]</ref> Il publie en 1931 ''Les sabirs de Kaddour ben Nitram'', un recueil de sketches qui mettent en scène la diversité linguistique de son époque. <ref>Un sketch à écouter [https://www.facebook.com/groups/803360010496379/posts/1770443297121374/ ici]</ref> Il y a peu de littérature en pataouète ou autres parlers francophones maghrébins. Les plus célèbres sont le personnage de Cagayous, une sorte de Gavroche des quartiers populaires d'Alger, les Sabirs de Kaddour ben Nitram ou l'adaptation des fables de La Fontaine en 1927 par Kaddour Mermet. | ||
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+ | ''J'y conni one cigale qui tojor y rigole''<br /> | ||
+ | ''Y chante, y fir la noce, y rire comme one folle,''<br /> | ||
+ | ''Y s'amouse comme y faut''<br /> | ||
+ | ''Tot l'temps y fi chaud.''<br /> | ||
+ | ''Ma, voilà, qui fi froid !!!''<br /> | ||
+ | ''Bor blorer t'y en a le droit''<br /> | ||
+ | ''Ma, t'a riann por bouffer,''<br /> | ||
+ | ''Bar force ti va criver''<br /> | ||
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+ | Dans le résumé de sa thèse consacrée à Kaddour ben Nitram, Chayma Dellagi dit que "''la littérature en sabir semble faire écho, à travers la question de la langue, à une réflexion plus large portant sur l’identité de la société coloniale, sa fascination pour les métissages culturels, et son désir de voir advenir un "peuple neuf". Elle incarne un lieu médian et fantasmatique qui reflète les aspirations d’une génération d’écrivains de l’entre-deux, pris en étau entre leur rêve de créolité et leur position au sein de la configuration coloniale.''" <ref>Chayma Dellagi, ''Sabirs et représentations de langues métissées dans la littérature coloniale : le cas de Kaddour Ben Nitram'', thèse à l'Université Paul Valéry - Montpellier III, 2022 - [https://theses.hal.science/tel-03724375v1 En ligne]</ref> Dans les premières décennies du XX<sup><small>ème</small></sup> siècle, les parlers francophones maghrébins font partie des mécanismes qui fondent l'algérianisme. Pataouète ou autres sabirs. Entre impérialisme français et nationalisme algérien, une partie de la société coloniale rêve d'être une voie alternative. Affirmer l'existence et se revendiquer d'une langue est une manière de plus de se démarquer et de construire une identité créole nouvelle. "''Les textes qui décrivent et glosent le mieux le Sabir et son usage sont les préfaces et avant-propos. Ces textes constituent parfois de véritables condensés de la pensée littéraire coloniale, en affichent l’esprit, en revendiquent les codes, et constituent quasiment des manifestes. Ainsi, dans la préface des ''Fables et contes en sabir'' de Kaddour Mermet, écrite par son ami Georges Moussat, on retrouve un certain nombre d’arguments qui viennent soutenir l’importance du Sabir.''" <ref>Chayma Dellagi, "Le «Sabir» entre deux siècles : dénigrement et réhabilitation", ''Discourses on Nations and Identities'', vol. 3, 2021 - [https://doi.org/10.1515/9783110642018-008 En ligne]</ref> Cette même époque de valorisation d'un certain métissage où l'arabe prend une place nouvelle dans l'imaginaire colonial et qu'apparaît la chanson francarabe, très à la mode, même en métropole. Contrairement au pataouète qui emprunte à l'arabe, les textes de ces chansons populaires sont en arabe, agrémenté d'expression en français. Les artistes qui les chantent sont des indigènes de culture arabo-mahométienne ou arabo-moïsienne, produits de la mixité limitée qu'offre une société coloniale. La musique arabo-andalouse et la rumba se mêlent. L'algérianité fantasmée par des hominines n'inclut pas nécessairement l'arabité dans son métissage. Pour elleux, il s'agit d'un retour de la latinité sur la rive sud de la Méditerranée, des siècles après la chute de l'empire romain et de ses avatars. Pour Paul Achard, "''la vie latine, interrompue pendant tout le temps que dura l'isolement islamique, reprenait depuis 1830. N'était-ce pas pour les fils de la Méditerranée que la France avait conquis le Nord-Africain ? [...] Le Maghreb n'était plus qu'un mot exécré, et la Méditerranée redevenait la Mer Intérieure.''" <ref name="#ach">Paul Achard, ''L'homme de mer'', 1931</ref> | ||
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Version actuelle datée du 4 février 2025 à 16:01
Pataouète. (Патаует en macédonien - Pataoèta en nissard) Macédoine linguistique du Maghreb, aujourd'hui disparue.
TectoniqueNée du rapprochement progressif des plaques tectoniques africaine et eurasiatique au cours des millénaires, la mer Méditerranée est dorénavant le lien maritime entre les rives nord-africaine et ouest-européenne. Elle communique avec l'océan Atlantique par le détroit de Gibraltar, large d'un peu plus de 14 kilomètres, qui sépare les actuels Maroc et Espagne. Constitué il y a un peu plus de 5 millions d'années par le déversement massif des eaux atlantiques dans la cuvette méditerranéenne, ce détroit est le point le plus resserré entre les deux continents. Dans la partie la plus orientale de la Méditerranée, le détroit du Bosphore fait le lien entre elle et la mer Noire et sépare la plaque tectonique anatolienne de l'européenne d'un peu moins d'un kilomètre dans sa partie la plus étroite. Ces deux détroits sont les passages les plus simples entre les continents du sud et du nord. L'autre côté est visible à l'œil nu. Et même si l'époque où le passage était au sec est trop ancienne, les hominines [1] le savent depuis des millions d'années. Apparue dans la partie sud du continent africain, l'espèce hominine se répand progressivement à travers la planète entière durant plusieurs millions d'années. Les plus anciennes traces connues de la présence d'hominines sur la rive nord de la Méditerranée sont datées d'environ 1,4 millions d'années. Des ossements et des pierres taillées sont retrouvés dans les Balkans au nord-ouest de la Bulgarie, dans la région des Pouilles à l'extrême sud-est de l'Italie, et en Andalousie dans le sud-est de la péninsule ibérique [2]. Au fil des millénaires, des sociétés d'hominines se structurent sur ce pourtour méditerranéen. Ici et ailleurs, des langages articulés voient le jour. Certains s'écrivent, d'autres non. Les processus linguistiques sont diversifiés. Ils ne résultent pas de schémas identiques et dépendent de situations singulières. La géographie, les structures sociales, les évolutions et les relations entre les sociétés d'hominines sont autant de facteurs qui mènent à l'apparition, à la disparition ou à la mutation de pratiques linguistiques. Le langage des hominines n'est pas quelque chose de figé. Aucune "langue" n'est fondée sur une source unique. Les emprunts, les mutations, les abandons, les métissages et les variations sont le lot commun à toutes les langues des hominines. Il n'y a aucune exception en la matière. Il n'y a pas de frontières nettes entre les pratiques linguistiques. L'intercompréhension est le seul discriminant. Au sein même d'un continuum d'intercompréhension il y a des nuances. Selon le statut social dans une société donnée, l'âge, la fonction sociale ou même selon le genre assigné [3], les pratiques ne sont pas similaires. Le vocabulaire ou la grammaire peuvent différer sensiblement. La géographie n'est pas non plus un critère de séparation entre plusieurs pratiques linguistiques. Une chaîne montagneuse peut être un lien plutôt qu'une séparation entre les hominines qui vivent de part et d'autre. Les grands espaces ne sont pas nécessairement synonymes d'émiettement ou d'incompréhension, qu'ils soient désertiques ou maritimes [4]. Et la proximité géographique n'induit pas systématiquement des processus de rapprochement ou d'intercompréhension [5] dans la mesure où les mécanismes linguistiques sont aussi soumis à des dimensions politiques ou sociales. IngrédientsHistoriquement, deux grandes familles de langues sont présentes autour de la Méditerranée. Celle des langues sémitiques au sud, et les latines au nord. Depuis maintenant des millénaires, elles se rencontrent, se heurtent, se croisent, se chevauchent et s'influencent mutuellement. Dans la partie occidentale du bassin méditerranéen, les premières sont de nos jours représentées par l'arabe, littéraire ou ses formes dialectales, et par les langues berbères, et les secondes par le castillan, le catalan, l'occitan, le français et l'italien. À ces listes s'ajoutent quelques langues moins répandues, tel que le maltais, le sarde ou le nissard par exemple. Et toute une somme de langues aujourd'hui disparues. Fort de sa puissance économique et politique, l'empire romain s'étend sur le pourtour méditerranéen dans les derniers siècles avant JCⒸ [6] et, de fait, exporte sa langue, le latin. En Afrique du nord, le latin populaire qui prend forme dans les villes et les espaces dominés par Rome se nourrit aussi de la langue punique [7], parlée à Carthage, ou du grec antique déjà présent en divers endroits du pourtour. Mégalomane comme tous les empires, Rome désigne la Méditerranée comme Mare Nostrum, "notre mer" [8]. Hormis dans les quelques comptoirs grecs ou carthaginois, et dans les zones de colonisation romaine, les hominines du Maghreb antique parlent alors des langues apparentées aux langues berbères actuelles. Comme cela se passe sur la rive nord de la Méditerranée avec l'apparition de pratiques linguistiques qui se différencient de plus en plus du latin romain pour constituer les langues romanes — les futurs français et autres castillan ou catalan qui se nourrissent de langues germaniques ou celtiques — le Maghreb voit l'émergence d'un roman africain. Il se caractérise par des substrats spécifiques et par les langues de contact maghrébines qui l'influencent. La pratique de ce latino-africain est une réalité urbaine et alentours alors que le reste du territoire nord-africain est berbérophone. L'arrivée de la langue arabe dans le courant des VIIème et VIIIème siècles après JCⒸ, concomitante de l'expansion des mythologies mahométiennes [9] venant de la péninsule arabique, perturbe la situation linguistique. Alors que la berbérophonie se maintient dans la majeure partie du territoire nord-africain, le latino-africain est progressivement submergé. Il ne persiste que dans quelques isolats. Alors que la plus ancienne trace écrite connue date du XIIIème siècle, du côté des sources locales directes, l'érudit Ibn Khaldoun [10] témoigne au XIVème siècle qu'il existe encore des hominines parlant un roman africain dans les monts Aurès — à l'est de l'actuelle Algérie — et autour de la ville de Gafsa — au centre de l'actuelle Tunisie. Selon une autre source, Paolo Pompilio, un érudit romain, rapporte à la fin du XVème siècle que des populations d'hominines parlent toujours un roman d'Afrique dans la même région [11]. L'essor de ce roman africain, sa répartition géographique et le nombre d'hominines le parlant, sont des questions restées encore sans réponse pour les spécialistes. La fragmentation du roman sud-européen qui laisse ensuite place à des langues distinctes peut laisser supposer qu'il en est de même en Afrique du nord. Faut-il employer le pluriel pour désigner les romans africains ? Des traces de latinismes sont encore présentes dans quelques langues berbères. L'arabe qui s'implante au Maghreb s'enrichit de ces substrats berbères et latins. Quelques mots de vocabulaire témoignent de ces racines latines dans les pratiques linguistiques maghrébines arabes actuelles. Par exemple صبيطار prononcé [sbitar] du latin hospitalis "hôpital" ou ڢلوس prononcé [fellous] du latin pullus "poussin". Le latin aussi a des substrats et des influences diverses. Cela se retrouve dans فقمة prononcé [fokima], d'après le latin phoca "phoque", lui-même issu du grec φώκη, prononcé foki. Très présente sur les côtes à l'époque de la Grèce antique, le phoque est une espèce marine de mammifères aujourd'hui quasiment disparue en Méditerranée. Une interview — très rare — de l'un d'eux est sans équivoque :
Adossée au pouvoirs politiques en place au Maghreb, la langue arabe suit le mouvement. La conquête progressive de la péninsule ibérique par les armées mahométiennes au cours du VIIIème siècle impose un nouveau pouvoir aux populations. Changement de maître. Al-Andalus mahométien remplace le Hispania christien. Les hominines qui y vivent ont des pratiques linguistiques issues de la dislocation de l'espace roman. Ces différents parlers sont regroupés sous le terme générique de mozarabe. Il désigne les populations de mythologie christienne qui parlent des formes dérivées du latin. Les mozarabes utilisent l'alphabet arabe pour noter leur langue. Les populations moïsiennes de la péninsule sont elles-aussi influencées par la présence de la langue arabe. Leur langue romane, souvent appelée judéo-espagnol ou djudyo [12], s'adapte au nouveau contexte. En quelques siècles, l'arabe devient la langue du pouvoir et du quotidien, indifféremment de la religion. Mais celui-ci se différencie des pratiques linguistiques du Maghreb au contact de la romanité pour former un "arabe andalou". Sous gouvernance mahométienne, les communautés christiennes et moïsiennes sont régies par un statut de minorisées [13] : Elles conservent le droit de pratiquer et de croire en leurs mythologies tout en payant un impôt particulier. Les divisions et les querelles internes aux autorités politiques andalouses fractionnent le territoire en plusieurs entités, et l'avancée des armées christiennes au nord repousse petit à petit les armées mahométiennes toujours plus au sud. À partir du XIème siècle, dans les territoires devenus christiens, les populations arabophones adoptent les langues romanes du nouveau pouvoir, qu'elles écrivent avec l'alphabet arabe, tout en conservant leurs croyances religieuses [14]. Pendant plusieurs siècles, les langues romanes ibériques naissantes, issues de la fragmentation du latin, se singularisent les unes des autres, et s'alimentent aussi d'un substrat arabe. Elles deviendront ce que l'on appelle de nos jours le castillan, l'aragonais, le catalan, le portugais, etc. Dans les zones de contact, l'empreinte d'un héritage arabo-andalou est plus marquée. Les variétés régionales du sud de ces langues romanes en sont les héritières les plus visibles[15]. Il est difficile de savoir quelle était la réalité linguistique à cette époque pour la majorité de la population et les débats actuels sur la construction de ses langues romanes sont imprégnés de considération politiques présentes. Là où des linguistes minimisent l'influence de l'arabe andalou et insistent sur une persistance mozarabe, d'autres font valoir des formes de bilinguisme possibles ou postulent que le mozarabe disparaît dans Al-Andalous au profit de l'arabe andalou. Bien moins tolérantes que les précédentes, les nouvelles autorités christiennes contraignent progressivement les populations à se convertir ou à quitter la péninsule ibérique [16]. À la fin du XVème siècle, l'ensemble d'Al-Andalous est aux mains des armées christiennes. Les populations anciennement mahométiennes ou moïsiennes, converties sous la contrainte, sont appelées respectivement morisques [17] et marranes [18]. Elles utilisent l'alphabet arabe pour noter leurs langues respectives mais les nouvelles autorités les contraignent à adopter l'alphabet latin. Finalement, qu'elles soient converties ou non, les populations non-christiennes ou suspectées de ne pas l'être réellement sont expulsées de la péninsule ibérique au cours du siècle suivant. L'arabe andalou disparaît d'Europe, supplanté par différentes langues romanes. Les communautés moïsiennes chassées rejoignent leurs homologues au Maghreb ou partent vers les régions de la Méditerranée orientale, sous domination ottomane. Les mahométiennes s'installent au Maghreb, de l'actuelle Tunisie jusqu'au Maroc. L'arabe andalou impacte l'arabe maghrébin parlé dans les centres urbains nord-africains. Il introduit quelques romanismes. L'expansion de l'empire ottoman vers le nord de l'Afrique apporte elle-aussi son lot de mots de vocabulaire qui viennent alimenter les pratiques linguistiques arabes maghrébines [19]. Plus on se dirige vers l'ouest, vers la côte atlantique, et plus l'impact de la langue turque est relatif. Plus de 2000 mots en Égypte pour quelques 850 en Libye, de quelques 500 mots dans les confins tuniso-algériens à un peu moins de 200 dans les régions algéro-marocaines. Désireux de mieux contrôler le commerce maritime en Méditerranée, les royaumes christiens ibériques installent quelques forts militaires sur la côte maghrébine. Dans les marges de l'empire ottoman, le Maghreb est une zone de friction entre cet empire et, d'une part, les pouvoirs politiques locaux, et d'autre part, les royaumes ibériques. Le commerce légal ou illégal, étatique ou de pirates, de denrées, de produits et d'esclaves est florissant et suscite de nombreuses convoitises. Puissance régionale maritime grandissante, le royaume d'Espagne parvient à s'installer dans plusieurs ports et fortifications tout au long du XVIème siècle. En plus des garnisons militaires, les villes de Oran, Bougie, les rochers d'Alger et Tunis passent sous contrôle espagnol. Le royaume ibérique sécurise ainsi ses portes d'accès à l'économie africaine et ottomane, et neutralise partiellement la concurrence qu'est la piraterie. Le but n'est pas une colonisation, seules des garnisons militaires sont maintenues sur place dans des casernes et des places fortes alors que l'arrière-pays n'est pas du tout investi par les armées ibériques. Le castillan (ou espagnol) est la langue de cette implantation militaire et économique, et celle des hominines originaires d'Al Andalous. Sa pratique s'étend de l'Atlantique nord-africaine à l'actuelle Tunisie. Lors d'un voyage dans la Régence de Tunis [20] en 1724, le médecin français Jean-André Peyssonnel témoigne de la présence d'hominines dont les ancêtres venaient d'Al Andalous et s'exprimant encore en castillan, en aragonais ou en valencien : "À peine étais-je assis sur le sopha sur lequel j’avais mis mon petit matelas et mon tapis que je vis entrer un maure qui me complimenta en bon espagnol, me dit qu’il était le chirurgien de la ville et me pria d’aller chez lui lorsque j’aurais reposé, en allant chez lui sous prétexte d’y voir des malades, nous entrâmes dans plusieurs maisons. J’y trouvai des femmes et des filles affables me parlant toutes bon espagnol..." [21] Mais la pratique de ces langues romanes recule car "parmi ces maures andalous [...] tagarins [22] et aragonais [...] de nombreux arabes sont venus par la suite vivre avec eux et déjà, dans l’état actuel des choses, les familles espagnoles et arabes se sont mélangées entre elles par l’intermédiaire des mariages. C’est pour cela que leurs fils perdent progressivement la langue espagnole. Il n’y a que les maures vieux qui la parlent bien et couramment." [23] Les hominines de tradition moïsienne ayant fuit la péninsule ibérique à la fin du XVème siècle parlent toujours un djudyo qui, depuis, s'est enrichi de l'influence de l'arabe maghrébin et se nomme la haketia [24]. Elle ne doit pas être confondue avec le judéo-arabe [25] ou le judéo-berbère [26] parlés par les communautés moïsiennes déjà présentes au Maghreb. L'intercompréhension entre castillan et haketia s'est creusée depuis le XVIIème siècle mais l'arrivée du castillan au Maghreb l'influence et les linguistes mentionnent un phénomène d'hispanisation (ou recastillanisation) à partir du XIXème siècle. Mais au-delà de ces langues différentes, autochtones ou implantées au Maghreb à la suite de migrations ou de déplacements forcés de populations, le pourtour méditerranéen est le lieu d'une lingua franca [27] depuis plusieurs siècles. Dans son Dictionnaire universel publié en 1690, Antoine Furetière la définit comme "un jargon qu'on parle sur la mer Méditerranée, composé de français, d'italien, d'espagnol et d'autres langues, qui s'entend par tous les matelots et marchands de quelque nation qu'ils soient." [28] S'y ajoute du vocabulaire arabe ou turc. Elle facilite les échanges commerciaux et politiques entre des populations aux langues différentes, entre l'empire ottoman et les pays d'Europe du sud. La lingua franca se parle sur toute la rive méridionale de la Méditerranée, et plus spécifiquement au Maghreb. Impossible de dater avec précision son apparition. La plus ancienne mention écrite date du XIVème siècle en Italie du sud et Molière l'utilise dans la bouche d'un personnage de son Bourgeois gentilhomme [29] en 1670. Son vocabulaire est simple et sa grammaire rudimentaire, les verbes ne s'utilisent qu'à l'infinitif. Essentiellement oral, ce sabir [30] n'est pas uniforme. Suivant les circonstances historiques, telle ou telle langue romane est plus présente qu'une autre. Les langues romanes italiques sont plus présentes dans les régences de Tripolitaine et de Tunis alors que les langues romanes ibériques sont plus parlées dans la régence d'Alger et le Maghreb occidental. Le français est plus marginal. En plus des langues citées par Antoine Furetière, il convient d'ajouter le portugais, le provençal, le corse, le sarde, le sicilien ou encore les catalans de Valence ou de Majorque. Pour Cyril Aslanov, "dans une perspective sociolinguistique, l’effacement relatif de l’arabe dans les strates apparentes ou latentes de la lingua franca pourrait être due au fait que les locuteurs de la lingua franca maîtrisaient au moins de façon sommaire l’arabe maghrébin. Dans la communication entre chrétiens et musulmans en Méditerranée occidentale, le roman en bouche musulmane avait sans doute pour contrepartie l’arabe simplifié employé par les chrétiens." [31] Il émet l'hypothèse "selon laquelle la lingua franca aurait avant tout servi à faciliter la communication entre les locuteurs de diverses langues romanes mis en contact par les aléas du négoce, de la guerre ou de la captivité. Un indice qui pourrait militer en faveur d’une telle conjecture est la quantité somme toute assez négligeable d’éléments arabes, turcs ou berbères dans les vestiges de la lingua franca qui sont parvenus jusqu’à nous." [31] Selon lui, "le face-à-face entre l’arabophonie et la romanophonie n’avait rien d’une coupure rigide entre les deux langues puisque dans le paysage cosmopolite d’Alger, de Tunis et de Tripoli, l’arabe n’était qu’une langue seconde pour bien des habitants, qu’ils soient des chrétiens renégats originaires de Corse ou de Calabre, des Juifs sépharades ou des Morisques hispanophones arrivés en Afrique du Nord après la grande expulsion de 1609." [31] Si la romanité de la lingua franca ne fait pas de doute, il est compliqué de dire avec certitude de quelle langue est issu tel ou tel mot car beaucoup de langues du sud-européen sont suffisamment proches pour induire en erreur. Mangiar — pour "manger" — vient-il de l'italien mangiare ou du nissard manjar ? [32] Problématique de l'étymologie que l'on retrouve dans le nada lingua franca qui signifie "rien". Pour la linguiste Jocelyne Dakhlia, le "métissage ne signifie pas absence de conflit. Dans la mesure où elle n'est la langue spécifique de personne, la langue franque définit un espace d'interlocution neutre. En cela c'est ce que j'appelle une "no man's langue", comme peut l'être l'anglais aujourd'hui. Mais cela ne veut pas dire qu'elle fut nécessairement une langue de concorde." [33] Dans son oralité et sa diversité la lingua franca n'est la langue maternelle de personne — elle n'est pas un créole — mais une langue de partage. "D’une part, la langue franque renvoie à une forme de "cosmopolitisme" (le terme est partiellement anachronique et inapproprié), à un brouillage ou une dénégation des frontières qui constitue un problème historique majeur, et, d’autre part, elle fait problème par l’oubli assez massivement consensuel qui la frappe aujourd’hui. Il s’agit d’une langue qui fut commune, partagée, que l’on entendait aussi bien sur les rives sud de la Méditerranée qu’à Marseille, mais aussi dans des ports beaucoup plus septentrionaux." [34] Elle est une communauté linguistique, un continuum pratique éloigné de l'élitisme pédant, de l'académisme conservateur ou du chauvinisme ridicule qui entourent généralement les discours politiques autour des langues. Sur ce sujet, l'auteur classique russe Ivan Tourgueniev n'est pas (ou plus [35]) à une stupidité prêt :
Le premier lexique de lingua franca en français est publié à Marseille en 1830 sous le titre complet de Dictionnaire de la langue franque ou Petit mauresque, suivi de quelques dialogues familiers et d'un vocabulaire de mots arabes les plus usuels ; à l'usage des Français en Afrique. [36] Il est destiné aux armées françaises envoyées sur place.
Patuet ?Pays méditerranéen à l'appétit impérial, la France prend pied au Maghreb dans la première moitié du XIXème siècle avec pour projet de contrer l'influence de l'empire ottoman dans sa régence d'Alger. Avec dans le sac à dos militaire le Dictionnaire de la langue franque ou Petit mauresque [36] qui, dans son petit guide de conversation, annonce déjà un scénario victorieux.
Faisant face à de nombreuses résistances locales et à des conditions climatiques hostiles, les armées françaises vont mettre un peu moins de 20 ans à s'installer dans la régence d'Alger. En 1848, l'annexion est officialisée et trois départements français sont créés avec pour ville-capitale — d'est en ouest — Constantine, Alger et Oran. Ils sont régis directement par les autorités militaires. Mais cette occupation n'est pas synonyme de pacification. Alors que dans un premier temps elle veut seulement s'installer dans quelques villes et places fortes, comme le fait l'Espagne, pour stabiliser sa présence au Maghreb la France se lance finalement dans une politique de colonisation de peuplement. Elle encourage et favorise la venue d'hominines venant d'Europe. Des terres sont mises à disposition pour des projets agricoles. Des milliers d'hominines, mâles et femelles, immigrent des régions catalophones du sud de l'Espagne et des îles Baléares pour s'installer dans l'Algérois. D'autres arrivent d'autres régions d'Espagne, d'Italie, de Corse ou du nord-est de la France. Celleux qui le peuvent se joignent à des communautés linguistiques déjà présentes. Beaucoup d'hispanophones et catalanophones vivent à Oran, par exemple. Le français n'est pas la langue majoritaire parmi les hominines qui s'installent dans les premières décennies de la colonie. En plus des journaux en français, des journaux unilingues et d'autres bilingues voient le jour. En castillan ou en italien par exemple [38]. Parmi eux, El Patuet se présente comme un journal franco-espagnol. Bihebdomadaire "politico, satirico y literario", il publie 25 numéros au cours du second semestre de l'année 1883. Dans son premier numéro, il est expliqué que le titre El Patuet s'applique "aux enfants d'un pays où la langue nationale est parlée sans perfection ou avec un dialecte" [39] et dérive de patuès qui signifie patois en français. El Patuet pourrait se traduire par Le Pécore ou Le Patoisant. Une sorte de "blédard" [40] à l'européenne. Selon le journal, il n'est ni une moquerie, ni une insulte. Il est une appropriation et une valorisation par celleux-même qu'il peut dénigrer. Le responsable du journal y publie en épisodes, sa comédie en un acte, El patuet en Argel, l'histoire d'un pécore en Algérie. Le castillan utilisé dans El Patuet montre qu'il n'est pas celui d'une langue maternelle mais a "les caractéristiques [catalanes] alicantiennes d'une langue qui s'écrit comme elle est parlée." [41] Le Trésor de la langue française confirme qu'à la fin du XIXème siècle, pataouet est utilisé pour désigner un "immigré espagnol récemment arrivé en Algérie" [42] ou que pataouette est plus spécifiquement pour les hominines de la région de Valence. Des catalophones. Illes représentent environ 10% de la population coloniale de l'Algérois. Du point de vue linguistique, les hispanophones sont plutôt en Oranie et au Maroc alors que les italophones sont plus à l'est, dans le Constantinois et en Tunisie. Les décrets de 1870 et 1889 accordent la nationalité française aux hominines d'origine européenne qui en font la demande et aux populations moïsiennes, qu'elles soient arabes, ibériques ou autres. Les autochtones n'ont pas les mêmes droits et dépendent d'un code de l'indigénat. [43] PataouèteL'arrivée de la France au Maghreb chamboule la situation linguistique. La lingua franca est de moins en moins utilisée, remplacée progressivement par le français dans son rôle de liant entre les différentes communautés linguistiques coloniales. Même lorsqu'illes conservent leurs langues "maternelles", les hominines cherchent à s'intégrer à la francophonie afin de bénéficier des avantages politiques et économiques que cela procurent. Des formes mixtes apparaissent. Ainsi, entre hispanophonie et francophonie, le fragnol ou frañol [44] mélange vocabulaire et syntaxe des deux langues. Par exemple, le terme assurance qui se traduit en castillan par seguro devient asségourance en fragnol. Ou le verbe castillan hablar, qui signifie parler, se transforme en habler. Idem dans les communautés moïsiennes parlant la haketia qui, après la recastillanisation au XIXème siècle, se nourrit de plus en plus de francophonie au point d'être qualifiée de "judéo-fragnol". Les hispanismes ont depuis des siècles marqué de leur empreinte l'arabe du Maghreb par l'emprunt de quelques mots de vocabulaire, particulièrement autour d'Oran. Ainsi escuela qui désigne une école primaire se dit [essekouila] et s'écrit السكويلة ou le ballon, pelota en castillan, se dit [b'lota] et s'écrit بلوطة. De part le mode de colonisation et les bouleversements de la modernité technologique, l'impact de la langue française est plus prégnant que les autres langues romanes sur l'arabe maghrébin au cours des XIXème et XXème siècles. La plupart des emprunts de l'arabe maghrébin à ces langues sont issus du français. De [triciti] pour électricité à [feniènne] pour fainéant, en passant par [laboulisse] pour la police et [chmendfir] pour chemin de fer. Les proximités latines entre les langues hispaniques et françaises induisent un doute sur la provenance exacte de certains emprunts. Par exemple, [miziria] écrit ميزريّة vient-il de miseria ou de misère ? Idem pour [tonobil], écrit طنبيل. Est-ce un emprunt à automóvil ou à automobile ? Évidemment, il n'existe pas un arabe maghrébin unique — le maghribi — mais un continuum entre le Maroc et la Libye, héritage de l'histoire des hominines de la région. Du point de vue de l'influence des langues romanes, il est courant de voir des différentiations entre le maghribi occidental et l'oranais, de la côte atlantique à Oran, celui de Tlemcem, jugé héritier de l'arabe andalou, les maghribi centre-algérien et constantinois influencés par le français, et le maghribi oriental, de l'ouest de la Tunisie à l'est libyen. La colonisation française favorise la venue d'hominines de France. La balance démographique penche en leur faveur. À la fin du XIXème siècle, sur une population coloniale d'environ 480000 hominines, la moitié viennent de France et, par ordre décroissant, 140000 d'Espagne, 40000 d'Italie et 15000 de Malte. Le français s'impose comme langue de communication. Les pratiques linguistiques se singularisent du français standard de la métropole, de part cette situation coloniale. Il se régionalise au contact des autres langues romanes utilisées, ainsi que de l'arabe et du berbère. Généralement, les linguistes et les spécialistes de l'histoire coloniale divisent en trois variantes le français colonial d'Algérie. Le pataouète est parlé à Alger et sa banlieue, et "se distingue de deux autres basilectes régionaux que sont dans l’ouest de l’Algérie le chapourlao ou chapourrao en Oranie, à l’est le tchapagate (région de Bône, Philippeville et Constantine)." [45] Le pataouète est alors parlé dans les quartiers populaires d'Alger, et particulièrement dans celui de Bab el Oued, où "les gens modestes du faubourg fréquentent plus les arabes que les habitants de la rue Michelet et des beaux quartiers d'Hydra. " Son lexique "comporte de nombreux emprunts ainsi que des créations propres (algérianismes), qui comprennent des transpositions d’expressions étrangères, des spécialisations (glissements) et extensions de sens de termes d’origine étrangère." [45] Alors que le nom même de "pataouète" semble renvoyer à "patuet", l'explication généralement avancée par les hominines francophones le parlant est qu'il est une déformation de Bab el Oued qui est aussi appelé Papalouette ou Paplouette. Ainsi illes se réapproprient le terme catalan qui est francisé et pour lequel une nouvelle étymologie est proposée. La forte présence hispanique à Bab el Oued explique très bien ce passage vers le français. Contrairement à la langue franque, le pataouète n'est pas un sabir. Sa grammaire n'est pas une simplification à outrance où les verbes ne s'emploient qu'à l'infinitif. En plus des emprunts aux langues romanes, il regorge de mots et d'expressions arabes. La prononciation emprunte beaucoup au système vocalique maghrébin et constitue la base de l'accent si caractéristique du français d'Algérie. Le phénomène de dialectisation s'explique autant par les origines diverses des hominines arrivant de France, où le français standard n'est pas encore la norme dans de nombreuses régions, que par la situation linguistique singulière algérienne. De maintenant qui se dit main'nant à entention qui s'emploie autant pour dire attention ou intention. Les arabismes bézef, chouïa ou ouallou sont préférés à beaucoup, peu ou rien. Dans l'usage quotidien, le pataouète ne se substitue pas au français de la métropole mais s'y ajoute. La scolarisation obligatoire — sauf pour les indigènes — et le niveau social sont des vecteurs de diffusion d'un français "classique". La presse et l'édition utilisent ce français. Si dans un premier temps le pataouète est une oralité, à la fin du XIXème siècle apparaissent les premiers écrits dans ce français régional. Que ce soit, par exemple, dans les histoires du personnage de fiction Cagayous [46] ou dans le journal Papa-Louette. [47]. Dès lors, il existe deux niveaux d'utilisation. L'un est oral et populaire, l'autre littéraire. L'un est vivant et polymorphe, l'autre est savant et outrancier. Pour Albert Camus, qui met du pataouète dans la bouche de certains de ses personnages, "la langue de Cagayous est souvent une langue littéraire, je veux dire une reconstruction. Les gens du milieu ne parlent pas toujours argot. Ils emploient des mots d’argot, ce qui est différent." [48] À titre d'exemple contemporain, l'argot fleuri et créatif de Bérurier dans les romans policiers de San Antonio n'existe que dans la tête de l'auteur et n'est pas un reflet des pratiques linguistiques argotiques populaires de son époque, et les dialogues de Michel Audiard empruntent beaucoup à l'argot parisien mais ne sont pas une photographie de l'existant.
Difficile de dire à quel moment le terme de pataouète ne désigne plus seulement des hominines venant de la péninsule ibérique mais aussi le français régional d'Algérie. Au début du XXème siècle, l'usage de pataouète est confus. Une recherche rapide dans les archives numérisées sur la site de la Bibliothèque nationale de France (BNF) montre qu'est pataouète une personne et non une langue, même régionale. "Oh ! moi, yé souis oune pataouète... est-ce pas !" [50] s'entend dans les années 1920. Dans son roman L'homme de mer [51] publié en 1931, l'écrivain algérois Paul Achard emploie pataouète et cagayous pour nommer respectivement le sabir méditerranéen et le parler français maghrébin. Dans le petit lexique à la fin de son roman, il les qualifie d'argot. Un qualificatif critiqué par l'écrivain André Billy qui, après la lecture du livre d'Achard, "en conclus que le pataouète est une langue spontanée, de formation à peu près inconsciente, alors que par définition l'argot change sans cesse par l'effet de caprices individuels bien délibérés." [52] Nommer avec précision des pratiques linguistiques de l'oralité est une problématique complexe. Regrouper une réalité linguistique en un nom unique, une langue, est un acte bien plus politique que linguistique. Pour la région orientale de la colonie française d'Algérie, dans le Constantinois, Rachid Habbachi nomme le français régional "le tchapagate [...] ce mot qui ne fait pas l’unanimité chez les bônois dont certains, un nombre réduit heureusement, préfèrent lui donner l’appellation vague et insultante de "parler bônois"." [53]. En Tunisie française, le chansonnier, imitateur et humoriste Kaddour ben Nitram, pseudonyme de Eugène-Edmond Martin [54], grand spécialiste de l'oralité, "a consacré l'essentiel de sa vie à collecter, classer, réutiliser et mettre en scène les différents parlers qu'il (qu'on) entendait dans les rues de Tunis, ses tramways, ses cafés, ses boutiques. Il a réuni un matériau sonore considérable pour l’époque, des disques et des enregistrements radiophoniques qui renferment des morceaux de vie urbaine." [55] Il "a dénombré une quinzaine de sabirs à partir des quatre langues mères de la place : l'arabe, l'italien, le français et l'espagnol." [56] Il publie en 1931 Les sabirs de Kaddour ben Nitram, un recueil de sketches qui mettent en scène la diversité linguistique de son époque. [57] Il y a peu de littérature en pataouète ou autres parlers francophones maghrébins. Les plus célèbres sont le personnage de Cagayous, une sorte de Gavroche des quartiers populaires d'Alger, les Sabirs de Kaddour ben Nitram ou l'adaptation des fables de La Fontaine en 1927 par Kaddour Mermet.
Dans le résumé de sa thèse consacrée à Kaddour ben Nitram, Chayma Dellagi dit que "la littérature en sabir semble faire écho, à travers la question de la langue, à une réflexion plus large portant sur l’identité de la société coloniale, sa fascination pour les métissages culturels, et son désir de voir advenir un "peuple neuf". Elle incarne un lieu médian et fantasmatique qui reflète les aspirations d’une génération d’écrivains de l’entre-deux, pris en étau entre leur rêve de créolité et leur position au sein de la configuration coloniale." [58] Dans les premières décennies du XXème siècle, les parlers francophones maghrébins font partie des mécanismes qui fondent l'algérianisme. Pataouète ou autres sabirs. Entre impérialisme français et nationalisme algérien, une partie de la société coloniale rêve d'être une voie alternative. Affirmer l'existence et se revendiquer d'une langue est une manière de plus de se démarquer et de construire une identité créole nouvelle. "Les textes qui décrivent et glosent le mieux le Sabir et son usage sont les préfaces et avant-propos. Ces textes constituent parfois de véritables condensés de la pensée littéraire coloniale, en affichent l’esprit, en revendiquent les codes, et constituent quasiment des manifestes. Ainsi, dans la préface des Fables et contes en sabir de Kaddour Mermet, écrite par son ami Georges Moussat, on retrouve un certain nombre d’arguments qui viennent soutenir l’importance du Sabir." [59] Cette même époque de valorisation d'un certain métissage où l'arabe prend une place nouvelle dans l'imaginaire colonial et qu'apparaît la chanson francarabe, très à la mode, même en métropole. Contrairement au pataouète qui emprunte à l'arabe, les textes de ces chansons populaires sont en arabe, agrémenté d'expression en français. Les artistes qui les chantent sont des indigènes de culture arabo-mahométienne ou arabo-moïsienne, produits de la mixité limitée qu'offre une société coloniale. La musique arabo-andalouse et la rumba se mêlent. L'algérianité fantasmée par des hominines n'inclut pas nécessairement l'arabité dans son métissage. Pour elleux, il s'agit d'un retour de la latinité sur la rive sud de la Méditerranée, des siècles après la chute de l'empire romain et de ses avatars. Pour Paul Achard, "la vie latine, interrompue pendant tout le temps que dura l'isolement islamique, reprenait depuis 1830. N'était-ce pas pour les fils de la Méditerranée que la France avait conquis le Nord-Africain ? [...] Le Maghreb n'était plus qu'un mot exécré, et la Méditerranée redevenait la Mer Intérieure." [51] Et ?Notes
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