Hache
Hache (секира en macédonien - destrau en nissard) Objet et symbole, parfois à double tranchant.
SommaireBas-Âges séguriensÉtymologiquement, le terme français de hache[1] dérive d'une racine commune que l'on retrouve dans plusieurs autres pratiques linguistiques apparentées de l'ouest et du nord du sous-continent européen. Ainsi, axe en anglais, axt en allemand, hacha en castillan, atxa en catalan ou ascia en italien, pour ne citer que quelques exemples, semblent provenir d'un même étymon selon les linguistes. En français, il est présent dans le terme peu usité de axinomancie[2] qui désigne une forme de "divination par les vibrations ou oscillations d’une hache plantée dans un poteau" pendant l'antiquité gréco-macédonienne. Dans quelques régions du sud et dans l'est européen, le sens de "hache" est rendu par l'étymon latin securis que l'on retrouve autant dans le roumain secure que dans le polonais siekiera, le slovène sekira ou le macédonien секира — prononcez "sekira" . En français, cette racine est uniquement présente dans le terme sécuriforme utilisé pour désigner les objets en forme de hache[3]. Si certaines pratiques linguistiques ont conservé d'autres racines pour désigner une hache, tel l'occitan destral ou le nissard destrau qui se basent sur l'étymon latin dextralis, avec le même sens, l'étymon securis se retrouve parfois dans la toponymie ou les patronymes des hominines[4]. Pour ne citer qu'un exemple, le patronyme de la célèbre rebelle Catherine Ségurane vient du nissard segà avec le sens de "hacher". Pour la protivophilie, la hache revêt un caractère particulièrement important car l'unique illustration des Analectes de rien de F. Merdjanov représente une petite hache. Non pas une photographie mais un modèle simple et stylisé d'une hache dessinée. Les raisons d'un tel choix et les symboliques auxquelles cela renvoie restent pour l'instant inexpliquées, "peut-être une référence à cet outil que des révolutionnaires russes du XIXème siècle agitaient symboliquement ou littéralement pour terroriser les tyrans et exalter les exploités qui — contrairement aux premiers — se tuent à la tâche."[6]. Afin d'étudier cette problématique, la protivophilie propose de suivre les chemins séguriens qui seuls permettent d'explorer, à travers le temps et l'espace, ce qui lie intrinsèquement F. Merdjanov à la hache. La plus ancienne hache retrouvée à ce jour est datée de presque 2 millions d'années et située dans les Gorges d'Olduvaï en Afrique de l'est. Il est pour l'instant impossible d'affirmer avec certitude laquelle des trois espèces d'hominines[7] qui coexistent alors dans l'espace géographique est-africain est à l'origine de cet outil. Que ce soient les australopithèques, les paranthropes ou les homos habilis, toutes ces espèces d'hominines semblent en mesure de fabriquer un outil rudimentaire avec des éclats de pierre ou des pierres taillées. Les fouilles menées depuis le début du XXème siècle après JCⒸ[8] par les paléo-anthropologues et autres archéologues de la préhistoire sur des sites d'homos habilis ont permis de mettre à jour une industrie lithique importante et une technicité grandissante. La hache est constituée d'un éclat de pierre tranchant, taillé pour cela, et coincé entre deux morceaux de bois maintenus entre eux avec une corde. L'évolution technique est considérable. Grâce à sa conception, il vient dans le prolongement de la biomécanique du bras des hominines et augmente ainsi la force et la vitesse à laquelle le tranchant de la hache entre en contact avec ce qui est visé. Comme le simple bâton avant lui, l'utilisation d'un manche permet aussi, d'une part, de maintenir une distance entre soi et la chose visée, et d'autre part, d'atteindre des choses plus éloignées. Le poids de la pierre, la qualité de son tranchant et la longueur du manche sont les principales caractéristiques sur lesquelles jouer afin de créer des haches pour des utilisations bien précises. Les datations des plus anciennes haches retrouvées sur la rive européenne de la Méditerranée sont estimées à environ 800 000 ans avant le présent. Chez les hominines, les évolutions des techniques et technologies de l'extraction de métal et de la maîtrise de fours à haute température accompagnent les évolutions des techniques de fabrication de haches : la pierre taillée ou polie est progressivement remplacée par du cuivre, puis par un alliage entre l'étain et le cuivre — le bronze — puis par du fer. Hormis de très rares exceptions où ils sont en métal, les hominines fabriquent les manches à partir de différents types de bois. Au cours de l'Âge du Bronze — entre 5000 et 3000 avant le présent — les haches sont un outil très diversifié dans ses formes et ses usages. Elles se distinguent entre elles par le type d'emmanchement de la lame et la forme de celle-ci[9]. Les haches sont utilisées pour couper, fendre ou entailler des végétaux durs, des cadavres d'autres espèces animales ou d'hominines. Elles sont un outil de production autant qu'une arme. Leur fabrication nécessite une industrie dédiée, la métallurgie, avec tout ce que cela implique comme activités annexes. L'exploitation de gisements de minerais, l'appropriation et le transport de cette matière première, l'entretien et l'utilisation de fours, sont quelques unes de ces activités qui instaurent des spécialisations dans la plupart des sociétés d'hominines. Pour qui aime les histoires loufoques, les multiples mythologies inventées par les hominines regorgent d'histoires et de superstitions autour de la fabrique et du travail du métal, du forgeron qui repousse le mal par son activité très bruyante au fer à cheval censé "porter bonheur". De par sa structure, la hache est un outil à usage domestique pouvant être utilisé en arme mais certaines sociétés d'hominines ont développé une distinction claire entre ces deux types d'usages. Les haches domestiques sont à disposition des hominines qui le désirent, sans restriction, mais celles destinées à l'attaque ou la défense sont un domaine réservé à une minorité. Parfois simple apparat du pouvoir, les haches d'arme sont surtout un outil de contrôle social pour les hominines qui détiennent ce monopole. Leurs formes sont spécifiques et répondent aux nécessités de devoir repousser une attaque ou en être à l'origine[10]. Elles se forgent au fil des évolutions des formes de conflits entre les hominines et répondent à l'apparition de nouvelles armes. La hache à double lame en métal et pic au bout du manche n'est pas vraiment conçue pour une utilisation domestique. Avec ou sans ache ?Dans les nombreux lexiques et dictionnaires qui recensent les pratiques linguistiques entre le IXème et le début du XVIème siècle sur l'actuel territoire de la France, il est à noter que plusieurs termes coexistent pour se rapporter à la hache. Point de chevauchement entre des pratiques linguistiques celtiques, germaniques et latines, cet espace gallo-roman forme un vaste continuum dans lequel il n'existe pas de frontières strictes. Aisse, ascia, asseau, aissette ou aissote côtoient aichote, haceau, hacette ou hache et en sont des synonymes ou bien désignent des haches spécifiques. Ainsi, une aisse est plutôt une sorte d'herminette — c'est-à-dire une courte hache dont le tranchant est perpendiculaire au manche — alors que hacette nomme de courtes haches au tranchant parallèle, une ascia est autant une doloire[11] de charpentier qu'un instrument de décapitation chez les hominines. Tout au long du processus de standardisation linguistique qui abouti au "français moderne", les hominines appartenant aux classes sociales supérieures ont questionné l'orthographe à retenir. Faut-il l'écrire avec ou sans ache ? Finalement, l'orthographe s'est normalisé avec la lettre H, aspirée et quasi-muette, qui accentue la composante germanique de la langue et instaure une prononciation spéciale lors d'un emploi au pluriel. Il est strictement interdit de faire la liaison en [z] entre un s pluriel et haches, contrairement à les histoires de les hirondelles. Même si quelques exceptions existent, la règle générale en français consiste à faire la liaison en [z] lorsque le terme est d'origine latine ou grecque, et de ne pas la faire lorsque elle est germanique. Tant de punitions et de brimades d'enfants, d'humiliations d'adultes, pour cette simple absence de liaison inculquée de force pendant des générations. Pour les hominines des classes sociales inférieures, la question autour de la ache se pose autrement. Qu'il faille l'écrire avec ou sans, la hache est vitale. Que ce soit en Macédoine ou à Nice, elle est un outil indispensable à la survie quotidienne, présent dans chaque famille jusqu'au milieu du XXème siècle. La hache est très populaire. L'agriculture, l'élevage, l'artisanat ou la construction regorgent d'activités différentes qui nécessitent des types de haches particulières. La dimension et le poids d'une hache de bûcheronnage n'ont rien à voir avec un hachoir à viande, une hachette à fendre des bûches est très différente d'un cochoir[12] de tonnelier. Alors que l'utilisation de la hache perdure parmi les hominines les moins riches, elle disparaît du champ militaire réservé aux élites, progressivement remplacée par l'épée, plus maniable et équilibrée, pour devenir un simple ustensile d'apparat du pouvoir et, dans le même temps, le symbole du bourreau[13]. L'introduction puis la généralisation des armes à feu annoncent sa fin prochaine. Dans les sociétés d'hominines, la mise à mort par la séparation du corps et de la tête est une pratique sociale attestée depuis plusieurs millénaires. Destinée à punir des crimes ou délits jugés suffisamment graves pour mériter la mort, cette décapitation — du latin caput "tête" — est réalisée de multiples façons. La méthode la plus courante est l'utilisation d'une hache pour trancher la tête au niveau du cou, soit avec élan pour que la lame atteigne avec rapidité et lourdeur la nuque de l'hominine, soit en plaçant la lame directement en contact avec la peau et en frappant avec une masse sur le dessus de la hache. Suivant l'habilité du bourreau, la mort peut être quasi immédiate ou nécessiter de s'y reprendre à plusieurs fois. Parfois la tête est coupée après la mort, soit afin de terminer un long processus de tortures, soit pour être exhibée publiquement en guise de trophée et impressionner les hominines. Les premières tentatives de mécaniser les décapitations sont attestées dès le XIIIème siècle. Hormis quelques histoires de la mythologie christienne[15] relatant la vie de personnages de fiction qui survivent à leur décapitation[16], les hominines meurent à chaque fois que la tête est séparée du restant du corps. Comme l'ensemble des autres espèces animales vivantes. Et les zombies aussi[17]. En France, avec la pendaison et le bûcher, la décapitation à la hache est souvent réservée aux hominines des classes sociales inférieures, les élites bénéficiant du privilège d'être décapitées à l'épée, méthode jugée plus noble et plus nette. Quoi qu'il en soit, la peine capitale touche beaucoup plus les hominines du bas de l'échelle sociale que celleux qui trônent dans les alentours du sommet. Les nécessités de la survie quotidienne mènent plus facilement à la mort que les querelles de palais. Le renversement de la royauté française et la proclamation d'un régime républicain en 1789 ne bouleversent pas la réalité des choses. Le privilège de la décapitation à l'épée est aboli et la peine de mort par décapitation est étendue à l'ensemble des hominines en 1791[18]. Les tortures avant la mise à mort sont dorénavant interdites. L'année suivante, la machine à décapiter du docteur Antoine Louis est officiellement admise en tant que seule manière légale de mise à mort, jugée moins cruelle. D'abord appelée "Louison" ou "Louisette", cette machine prend finalement le nom du député qui fait adopter son utilisation par le parlement, Joseph-Ignace Guillotin. La hache et l'épée sont abandonnées au profit de la guillotine. La première exécution a lieu en avril 1792 à Paris[19]. Dans la période la plus sanglante de cette révolution républicaine, entre 1793 et 1794, la guillotine coupe des milliers de têtes. Roi, reine, nobles ou révolutionnaires en disgrâce sont ainsi raccourcis mais, comme auparavant la hache, dans les faits la guillotine concerne essentiellement les hominines des classes populaires. Un état de fait qui perdure jusqu'en septembre 1977, date de la dernière exécution en France[20]. De nos jours, parmi la cinquantaine de pays autorisant la peine de mort, seuls le Qatar, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis refusent la mise à mort par injection chimique ou par électrocution et préfèrent la décapitation au sabre. Double sensDepuis des millénaires que les hominines utilisent des haches, celles-ci n'ont cessé d'être améliorées, diversifiées et spécialisées. Ustensiles indispensables dans les sociétés d'hominines sédentaires et agricoles, elles y sont omniprésentes. De par le monde, il en existe des centaines de formes, de tailles et d'usages différents. Pour autant la hache n'est pas un symbole de la vie des hominines du commun mais plutôt celui des castes guerrières et des pouvoirs politiques. Sur le sous-continent européen, la hache est présente sur les blasons de la noblesse ou dans les représentations guerrières, même après son obsolescence face à l'épée et aux armes à feu. Paradoxalement, elle symbolise la force politique autant que l'esprit de révolte. Généralement les haches à double lame sont l'apanage des militaires à la solde des pouvoirs politiques qui s'en servent pour protéger leurs biens ou pour contraindre les hominines à leur payer des impôts. Les haches domestiques ont très rarement un double sens, et lorsque c'est le cas il s'agit d'un marteau ou d'un poinçon plutôt qu'une seconde lame. Si les haches domestiques ne sont pas conçues pour guerroyer, elles restent néanmoins une arme pour les hominines qui refusent les décisions des pouvoirs politiques en place. Les militaires et autres mercenaires y sont souvent confrontés dans leurs tentatives de mater une révolte paysanne ou de contraindre des hominines à payer l'impôt exigé. Pour celleux qui ne supportent pas de lire de l'économie ou de l'histoire, nous pouvons résumer et dire que l'impôt est une très ancienne arnaque par la contrainte qui, pour le ramener à un contexte actuel, est similaire à ces situations où des hominines vous demandent de l'argent sur un parking afin de garder votre véhicule et éviter ainsi qu'il ne soit endommagé en votre absence par des personnes malintentionnées. Refuser c'est l'assurance de dégradations bien plus onéreuses que l'argent demandé. Le chantage est imparable. L'escroquerie est millénaire. L'exemple fonctionne aussi avec une maison, une famille, un commerce ou n'importe quel bien. Pour la plupart des hominines, la hache d'arme représente l'autorité politique et l'escroquerie fiscale qui l'alimente. Écrit anonymement à une date inconnue, Histoire nihiliste de la hache[21] est pour la protivophilie l'ouvrage le plus complet sur ce sujet, une réelle tentative de regard ségurien sur l'histoire des hominines. Malheureusement aujourd'hui inaccessible, seules quelques bribes sont mentionnées de-ci de-là dans de très rares ouvrages spécialisés. Même s'ils restent encore très partiels, de récents travaux protivophiles ont permis un début de recensement. Ils servent de repères à la rédaction des quelques exemples ci-dessous, une liste non-exhaustive extraite de l'anonyme ouvrage ségurien. AmazonesLa plus ancienne mention des Amazones date du VIIIème siècle avant le prophète christien dans le roman pseudo-historique L'Iliade. Attribué au légendaire Homère[22], L'Iliade retrace les guerres autour de la ville grecque de Troie dans un style mélangeant mythologie, histoire et récits imaginaires. Avec L'Odysée[23], ils constituent ce qu'il reste aujourd'hui de la littérature grecque antique consacrée à Troie, le cycle troyen. Dans celle-ci, des rois s'affrontent à des demi-dieux, d'autres font alliance, des populations d'hominines inconnues guerroient, avec ou contre, des héros grecs, et les cités-royaumes s'opposent en permanence. L'imaginaire de ce cycle troyen se constitue progressivement au fil de l'expansion de ces royaumes du sud de la péninsule balkanique vers la Méditerranée orientale, l'Asie mineure et les rives de la mer Noire. Il s'alimente de la "découverte" de nouvelles populations d'hominines, de coutumes et de langues, ainsi que de mythologies différentes. Les amazones sont décrites comme une population d'hominines, exclusivement femelle, qui sont des guerrières accomplies et vivent dans des communautés distinctes de celles des hominines mâles[24]. Dans L'Iliade, elles sont appelées Antianeirai, "celles qui sont l’égal des hommes". Dans le cycle troyen, les héros Achille, Héraclès et le roi troyen Priam, pour ne citer que ceux-là, doivent se battre contre elles. Même si leur bravoure est vantée, elles sont vaincues à chaque fois. L'iconographie artistique représente souvent des scènes de combats entre des amazones et des guerriers grecs, à la gloire de ces derniers, dans lesquelles leur héroïsme est le reflet de la combativité des guerrières amazones. Les représentations qui en sont faite montrent des cavalières armées d'un petit bouclier, d'une lance, d'un arc et de flèches, et d'une hache parfois double appelée labrys[25]. Elles sont aussi représentées à pied, sans cheval. Généralement, elles sont vêtues de tuniques courtes ou de pantalons bouffants et un de leurs deux seins est dénudé. Quelques siècles plus tard, dans le courant du Vème, des auteurs grecs s'interrogent sur la véracité de ce qu'il s'écrit sur les amazones. Qui sont-elles vraiment ? D'où viennent-elles ? Et comme cette société exclusivement composée d'hominines femelles fait-elle pour perdurer ? Hérodote, par exemple, affirme qu'elles ont le même mode de vie que les nomades scythes[26] qui "n'avaient, comme les Amazones, que leurs armes et leurs chevaux, et vivaient, comme elles, de leur chasse et du butin qu'ils pouvaient enlever" et qu'elles parviennent à un accord avec eux pour intégrer leur société. Selon lui, elles sont nommées Aiorpata par les scythes avec le sens de "tueuses d'hommes" et qui se traduit en grec par androctones[27]. Ainsi, par cette origine mythique, Hérodote tente d'expliquer le fait qu'à son époque les guerrières scythes sont aussi redoutées que leurs équivalents mâles. Pour Hellanicos, le terme amazone est d'origine grecque et se compose du privatif a- et de mazós, "sein"[28]. À contrario de toute l'imagerie mise en œuvre jusque là, il en conclue alors qu'elles doivent probablement se couper un des deux seins afin de pouvoir se servir de leur arc sans être gênées !
Dans les siècles qui suivent, la légende des Amazones se dessine. Elles ne sont plus seulement de valeureuses guerrières mais deviennent essentiellement des androctones dont le mode de vie est l'incarnation d'une violence contre les hominines mâles. Selon Aristote, pour se reproduire, les amazones s'accouplent avec des hominines mâles des autres sociétés alentours avec qui elles s'arrangent ou qu'elles capturent avant de les tuer. Seule la progéniture femelle est gardée, la mâle est soit tuée, soit mutilée pour être asservie ensuite, soit donnée aux populations des géniteurs. Évidemment leur sexualité est décrite comme débridée, animale, et selon des dires prêtés à la reine amazone Antianeira en réponse à ses prétendants, "l’estropié est un meilleur amant". Paléphatos affirme dans Histoires incroyables[30] que selon lui les amazones ne sont pas des femelles mais des mâles qui se rasent la barbe, s'accrochent les cheveux qu'ils portent longs et s'habillent avec des tenues longues. D'où la confusion[31]. Néanmoins, le roman littéraire et historique de la vie du roi Alexandre de Macédoine, dit Le Grand, relate la rencontre imaginaire[32] entre le jeune roi et Thalestris, reine des amazones en quête d'un digne géniteur, où "treize jours furent consacrés à satisfaire la passion de la reine". "Si l'enfant était du sexe féminin, elle le garderait; s'il était de l'autre sexe, elle le rendrait à son père"[33]. Si la plupart des textes antérieurs indiquent que les amazones vivent dans les plaines au nord du pourtour tchernomorien — de la mer Noire — la Géographie de Strabon écrite au Ier siècle avant JCⒸ mentionne qu'elles sont plutôt situées au nord du Caucase, dans le sud-est tchernomorien. Selon l'auteur, alors qu'elles vivent en non-mixité femelle, à la période du printemps elles rejoignent des guerriers scythes de la tribu des Gargaréens[34]. Pendant deux mois, dans l'obscurité et l'anonymat, les amazones s'accouplent avec les gargaréens desquels elles ne garderont que la progéniture femelle et auxquels elles donneront la mâle[35]. Strabon lui-même ne croit pas un mots de ce qu'il se dit sur les légendaires amazones : "Qui pourra jamais croire, en effet, que des femmes seules, sans hommes, aient jamais pu se perpétuer à l'état d'armée, de cité ou de nation, et non seulement se perpétuer, mais s'engager dans des expéditions en règle contre les nations étrangères, arriver ainsi de conquête en conquête à s'emparer du pays connu aujourd'hui sous le nom d'Ionie et franchir qui plus est la mer pour porter toutes leurs forces jusqu'en Attique ?"[36] Dans sa logique argumentaire, Strabon n'imagine pas qu'une armée constituée uniquement de femelles puissent exister, et encore moins une société organisée, et il ne fait pas l'hypothèse que ces amazones puissent être une caste guerrière non-mixte qui occulte totalement le reste des composantes de leur organisation sociale, avec peut-être des hominines mâles. Un peu comme le fait une caste guerrière exclusivement mâle qui invisibilise aux yeux de ses adversaires l'existence des femelles demeurées hors des zones de combats. L'aspect uniquement mâle des armées grecques n'est pourtant pas une preuve de l'inexistence de femelles grecques. Comme l'absence d'enfants sur les champs de bataille ! Si pour lui d'évidence "Derrière chaque grand homme, se cache une femme", l'inverse est de l'ordre de l'impensable. Malgré le scepticisme de Strabon quand à l'existence d'amazones, en tant que société différenciée, il n'en reste pas moins que le chapitre "Caucase" de sa Géographie se base en partie sur les récits de militaires romains en campagne pour la conquête du Caucase à partir du Ier siècle avant JCⒸ. Ils décrivent un nombre important de femelles parmi les morts et les prisonniers après les combats : "Elles semblaient être des Amazones ; soit que les Amazones soient un peuple voisin de ceux-ci, appelées alors comme alliées, soit que les Barbares de cet endroit appellent Amazones certaines femmes guerrières en général."[37] Plus de dix siècles plus tard, le Livre des merveilles du monde[38] de Jean de Mandeville apporte de nouvelles précisions à la légende. Ainsi, l'Amazonie ou Terre de Féminie est un territoire entouré d'eau entre la mer Caspienne et l'ouest de la mer Noire sur lequel n'habitent que des hominines femelles, dirigées par une reine. La raison de cette situation exceptionnelle s'explique par une ancienne guerre opposant les scythes aux amazones, à une époque indéterminée où la société amazone est encore constituée d'hominines mâles et femelles. La défaite des guerriers amazones et la mort de la plupart d'entre eux incite les amazones femelles survivantes à tuer les derniers elles-mêmes. Débarrassées des mâles, elles instaurent ainsi une égalité entre elles et n'acceptent de garder par la suite que les enfants femelles nées d'accouplements épisodiques. De Mandeville précise que, selon leur spécialité guerrière, les unes se font couper au fer chaud le sein gauche pour mieux utiliser leur bouclier et les autres le droit afin d'être d'excellentes archères. Alors que la présence d'amazones est mentionnée dès l'antiquité grecque en Asie centrale, au Caucase et à l'est du Maghreb[39], elles font une réapparition surprenante dans la première moitié du XVIème siècle en Amérique du sud. Alors que des hominines venus d'Espagne tentent de conquérir les régions de l'actuel Pérou, un de leur bateau se prend à descendre le rio Napo. Embarqués malgré eux dans un périple de presque 5000 kilomètres à travers le sous-continent, d'affluent en affluent, les hominines débouchent sur l'océan atlantique après plus de 7 mois d'un voyage périlleux. Sérieusement attaqués par un groupe de guerrières peu avant d'arriver sur l'océan par un gigantesque fleuve, ils décident de nommer celui-ci le fleuve des amazones, ou tout simplement l'Amazone[40]. La protivophilie rappelle utilement qu'avant cet épisode il n'existe pas de fleuve nommé Amazone qui prouverait donc la présence d'amazones dans cette région mais que le fleuve est ainsi nommé parce que des hominines croient en voir sur ses rivages. Depuis son apparition dans la littérature grecque antique, le thème des amazones s'est immiscé dans la littérature, le folklore, la peinture, la sculpture, la musique et tant d'autres activités socio-artistiques. Toute hominine femelle parée d'attributs guerriers est, par extension, souvent qualifiée d'amazone. Bien au delà de l'imaginaire qui se construit au fil des siècles autour de la figure de l'amazone, sur son courage, sa combativité ou sa sexualité, les incohérences et les extravagances des textes et histoires qui leur sont consacrées fragilisent les arguments en faveur de l'existence réelle d'une société guerrière exclusivement constituée d'hominines femelles appelées "Amazones". Elles restent un mythe.
Depuis les premières mentions des amazones dans les textes grecs antiques, les informations disponibles n'ont fait que rajouter des précisions invérifiables aux récits homériens et les sources des auteurs ne sont jamais clairement établies. À partir du XXème siècle, les recherches en linguistique, en histoire et en archéologie ont permis de répondre à certaines des questions posées par les amazones. Si l'on rejette l'origine grecque du mot amazone en raison de la non-concordance entre l'ablation d'un sein — mazós en grec — et les représentations qui montrent la présence des deux, mais aussi l'hypothèse qui y voit un composé de ama "avec" et de zona "ceinture" en référence à l'un des douze travaux d'Héraclès (Hercule) qui consiste à voler la ceinture magique de la reine amazone, il est possible d'en chercher le sens dans les pratiques linguistiques qui prévalent dans les régions nord des mers Noire et Caspienne, entre Asie centrale et Europe de l'est. Les étymologies probables sont à débusquer du côté des langues dites iraniennes orientales[42]. Ainsi hamazan peut soit être un nom de "peuple", soit signifier guerrier d'après l'étymon maz commun à plusieurs peuplades antiques de la région[43]. Au cours du premier millénaire avant JCⒸ, les steppes de l'Asie centrale sont largement parcourues par des populations d'hominines dont le mode de vie est nomade et guerrier, basé sur l'élevage de transhumance. Dans l'imaginaire des hominines des cités-États grecques, elles sont à ranger parmi les barbares, les non-civilisées. L'installation progressive de petites villes sur le pourtour tchérnomorien par des hominines du sud de la péninsule balkanique les met en contact direct avec ces populations "barbares" dans le courant du VIème siècle avant JCⒸ. Les rapports sont commerciaux mais aussi culturels ou guerriers. Fort d'une réputation d'excellents cavaliers et archers, ces populations nomades n'hésitent pas à faire des incursions guerrières sur les territoires des empires environnants ou parmi les populations d'hominines d'Europe centrale ou de Méditerranée orientale. Les auteurs grecs tentent de répertorier ces différentes populations et de les décrire, sans être en mesure de distinguer le vrai du faux. Les termes pour les désigner sont divers : scythes, sauromates, sarmates ou saces selon les lieux et les époques. Ces sociétés nomades ne constituent pas un ensemble politique unique mais sont des confédérations tribales agissant sur des territoires et leurs périphéries. Exception faite de la tribu des Parnes de la confédération des Dahae, généralement qualifiée de scythe, qui est à l'origine du royaume parthe vers le milieu du IIIème siècle avant JCⒸ qui s'étend au détriment de l'empire séleucide jusqu'à contrôler le plateau iranien, l'Anatolie et la Mésopotamie. Il domine la région pendant environ cinq siècles. Après des siècles de relations compliquées avec les royaumes grecs, les tribus restées nomades ou semi-nomades au nord des mers Noire et Caspienne s'installent pour partie dans les plaines d'Europe de l'est. Les relations avec l'empire romain ne sont pas moins tendues. Tout comme celles entre les différentes confédérations tribales qui n'hésitent pas à s'affronter. Si au IIème siècle après JCⒸ, l'existence de plusieurs confédérations tribales scythes et sarmates est encore relatée par quelques textes, au rythme des défaites, des mélanges de populations et des reconfigurations politiques régionales, les mentions des sarmates ou des scythes se font de plus en plus rares. Jusqu'à disparaître dans le courant du IVème siècle. Les hominines se fondent dans les populations environnantes. Les fouilles archéologiques menées depuis maintenant presque deux siècles dans les vastes espaces d'occupation par des scythes ou autres populations apparentées ont considérablement éclairé les connaissances sur leurs sociétés et leurs modes de vie. Les tombes ont révélé des restes d'hominines, avec l'armement, dont les études génétiques ont permis de démontrer qu'une part non-négligeable étaient ceux d'hominines femelles et les études ostéologiques ont montré des blessures dues à des armes et une pratique du cheval. Elles représentent jusqu'à 15% des tombes retrouvées par les archéologues et considérées comme celles de sarmates[44]. Les fouilles archéologiques confirment ce qu'Hérodote relate sur la présence de nombreuses hominines femelles en armes avec les guerriers mâles scythes et sarmates[45]. Ce constat est pour lui en totale contradiction avec les mœurs et l'imaginaire des sociétés grecques qui réservent l'usage des armes et la guerre aux seuls hominines mâles. Que des femelles puissent avoir de telles prérogatives est sans aucun doute une marque de la profonde barbarie de ces sociétés. Et quel déshonneur que d'être battu par des femelles ! Ce qui en termes contemporains ce traduit pas l'expression : "Honteux comme un djihadiste de l’État Islamique face à une combattante kurde !" Le pouvoir politique est aussi une affaire de mâles, exclusivement, selon les coutumes en vigueur dans le sud de la péninsule balkanique. Même si aucune donnée ne vient confirmer l'existence historique de reines scythes, que la mythologie grecque en mentionne plusieurs est, pour elle, une preuve supplémentaire de l'absence de civilisation chez ces populations qualifiées de barbares. Quelles qu'en soient les versions proposées, le mythe des amazones est relié à l'histoire des scythes et des sarmates. D'après les textes grecs antiques et postérieurs, les amazones sont soit des scythes, soit elles s'unissent à eux pour former les sarmates, soit elles sont une société séparée avec des mœurs très proches. Elles possèdent même reines et royaumes. La mythologie grecque et la littérature qui l'accompagne ne sont pas des témoignages historiques ou des textes ethnologiques, au sens moderne de ces mots, mais des constructions narratives composées d'une macédoine obscure de faits historiques, de récits et de créatures incroyables, et de croyances religieuses. Le but n'est pas d'écrire ce qu'il se passe mais de donner un sens général à l'ordre des choses. La recherche de la véracité n'est pas le seul moteur[46]. L'introduction des amazones dans la mythologie grecque — en faisant de certaines reines des alliées de dieux ou de rois grecs, voire des amantes ou des filles — n'est pas destinée à décrire une situation historique mais à produire une forme de "morale politique". La philosophie aussi s'empare du mythe des amazones. Telle qu'elle est décrite, l'organisation sociale des amazones est la pire situation que pourrait produire un bouleversement des équilibres politiques entre mâles et femelles dans les sociétés grecques. Au mieux l'effacement des mâles ou leur affaiblissement symbolique dans un système politique et social où les femelles sont leurs égales, comme chez les scythes, au pire leurs évincements ou leurs morts dans le cas extrême d'une société non-mixte comme celle des amazones. Elles sont faites archétype de ce qui est à craindre. Outre les aspects guerriers ou politiques, la sexualité des amazones est aussi un repoussoir. Montrées comme délurées, ce sont elles qui choisissent leurs amants, elles qui décident du géniteur avec qui s'accoupler pour procréer et qui pratiquent la sexualité sans aucune considération morale. Les ébats entre le roi Alexandre de Macédoine et la reine amazone Thalestris durent pendant treize jours, et le héros Achille tombe éperdument amoureux de la reine amazone Penthésilée juste après l'avoir tué, ébahi par sa beauté et son courage ! En même temps qu'il tient lieu de traité politique, en négatif, le mythe des amazones est écrit par des hominines mâles pour répondre à leurs imaginaires, leurs projections, leurs peurs et leurs phantasmes sur les femelles. Elles rejoignent la vaste catégorie imaginaire de la "Putain"[47], celle que tout oppose à la "Mère" dans la pensée hémiplégique et binaire qui structure les sociétés grecques antiques et toutes celles qui s'en réclament encore au XXIème siècle. L'Amazone et la cuisinière[48] pour reprendre le titre de l'ouvrage d'Alain Testart. Les représentations qui en sont faîtes les montrent parées des attributs artistiques de la beauté grecque, poitrine ronde et exhibée, pose guerrière et fière allure, et non pas avec un sein brûlé au fer rouge, des traits disgracieux ou des fractures ouvertes[49]. Les amazones suscitent l'émoi tout autant que l'horreur, l'admiration tout autant que le rejet. Bien plus qu'une simple histoire imaginaire, le mythe des amazones est selon la protivophilie une "dystopie masculiniste", teintée de phantasme érotique sur l'uniforme — dans sa version antique. Voyageant hors de leur imaginaire, les hominines d'Europe découvrent en Amérique du sud et en Afrique des sociétés d'hominines dans lesquelles ce sont les femelles qui sont en charge de la question militaire. Que ce soit dans la région atlantique du fleuve Amazone où des conquistadors subissent une attaque de guerrières, dans le royaume du Dahomey où existe depuis le début du XVIIIème siècle une unité non-mixte de guerrières chargée de la protection de la reine, transformée ensuite en unité militaire d'élite en charge du royaume[50], dans le royaume d’Éthiopie ou dans des régions du sud de l'Afrique, les hominines venus d'Europe pensent y voir des amazones. À tort. Bien plus que simplement des territoires, ils découvrent que la place qui est réservée aux femelles dans leurs sociétés et leurs imaginaires n'est pas universelle. La ségrégation mâle/femelle a de multiples formes. Avec ou sans H...Depuis son introduction dans la littérature grecque antique, le mythe des amazones est présent dans l'imaginaire gréco-romain et les cultures postérieures qui s'y rattachent et se mixent avec les mythologies moïsiennes, des christiennes et des mahométiennes dans lesquelles il s’immisce. Selon des érudits de ces trois religions d'entendeurs de voix, les scythes et les amazones apparaissent en filigrane dans les figures mythiques de Gog et Magog et leurs descendances[51]. Dans le roman biblique illes sont présentés comme des peuplades barbares venues du nord de la Méditerranée orientale, aux langues inconnues, sans qu'il soit clairement indiqué si Gog et Magog renvoient à des individualités ou à des groupes d'hominines. Leurs attaques les font haïr par la divinité de la mythologie moïso-christienne qui en fait ses ennemis[52]. La mythologie mahométienne incorpore Gog et Magog, sous le nom de Yajuj et Majuj, pour en faire des noms collectifs, et selon elle leurs invasions marquera le début de la fin des temps. En attendant, afin de temporiser avant la fin du monde, une muraille a été construite entre deux montagnes pour les freiner[53] — peut-être par Alexandre le Grand. Les sceptiques affirment qu'il s'agit de foutaises car, même sur Google Earth, elle reste invisible, alors que d'autres prétendent que le présent est une preuve évidente de son efficacité. La protivophilie a tranché ce débat depuis ses débuts. Sur le sous-continent européen, le mythe des amazones est venu enrichir le panel des "stéréotypes féminins" dans les constructions sociales misogynes des cultures des hominines. Ni réellement "garçonne", ni tout à fait "femme fatale", l'amazone conserve ses attributs guerriers associés au mâle sans chercher à le singer, et garde un pouvoir de séduction fort sans pour autant en faire son arme principale. Ce qui la distingue des autres stéréotypes est qu'elle incarne l'autonomie des femelles, loin de la "femme faible" que la présence de mâles protège et rassure, loin de toute utilité à ces derniers. "Avec ou sans hommes ?" telle est la question. Plus les siècles passent et plus l'image de l'amazone s'éloigne de celle des amazones antiques. Le cheval disparaît quelque peu et de ses armes, la hache double (labrys) est la plus présente. Les mythologies nationalistes qui se forgent à partir de la fin du XVIIIème siècle dans les différents pays européens redécouvrent les guerrières d'autres traditions que gréco-romaines[54]. Telles les skjaldmö et valkyries[55] des mythologies nordiques et les nombreux récits littéraires qui relatent l'existence de guerrières dans plusieurs sociétés d'hominines du nord et de l'est de l'Europe dans les dix premiers siècles de l'ère christienne. Ou la légende qui raconte qu'au VIIIème siècle, en Bohême près de Prague, la reine Libussa s'entoure d'une garde rapprochée de guerrières menées par Vlasta. À la mort de la reine, son époux tente de se débarrasser de cette garde mais les guerrières résistent et parviennent à établir un pouvoir politique autonome dans lequel les mâles sont strictement sous la domination des femelles. Le port d'armes leur est interdit et ils sont cantonnés aux travaux agricoles et ménagers. La position à califourchon est réservée aux hominines femelles, et les mâles ont l'obligation de monter à cheval les jambes jointes et pendantes du côté gauche. Vlasta publie un texte en ce sens. Après une dizaine d'années d'existence et de résistance, le "Pays des Femmes" de Bohême est détruit lors de combats[56]. Dans la réalité, cette position décalée, dite "à l'amazone", est pendant plusieurs siècles et dans plusieurs sociétés d'hominines d'Europe préconisée pour les hominines femelles[57] jusqu'au début du XXème siècle. Dans le Nouveau manuel complet d'équitation à l'usage des deux sexes de 1860[58], le mot amazone[59] désigne encore le vêtement particulier réservée aux cavalières qui "doit être commode et aisé" mais il est noté qu'il "se donnait jadis à la dame qui montait à cheval, mais il n'est plus usité dans cette acception". Peu semble leur importer que les guerrières scythes, amazones ou pas, n'avaient pas une manière différenciée de monter à cheval. Les études ostéologiques sur les restes d'hominines guerrières de tombes scythes montrent que la déformation du bassin indique une montée à califourchon. Comme les mâles. L'imaginaire amazone échappe peu à peu à l'exclusivité des hominines mâles pour être remanié aussi par des hominines femelles qui se le réapproprient. Les amazones ne sont plus seulement ce contre-modèle de la dystopie masculiniste qu'est L'Iliade mais deviennent un symbole positif et valorisant. De Sonia la Rousse[60], avec son bikini en cotte de mailles et son épée, qui repousse les avances sexuelles de son ami Conan le Barbare et qui peut défier au combat n'importe quel guerrier de l'âge hyborien[61], à Wonder Woman avec son mini-short étoilé qui, avec pour seules armes ses bracelets et son lasso, sauve le monde entier avec d'autres super-héros étasuniens, les amazones ont la côte[62]. Elles ne sont plus les ennemies des mâles ou les perturbatrices de l'ordre des choses mais des héroïnes prêtes à se "battre contre le mal". Le labrys ne fait plus partie de la panoplie amazone, la hache double fait place à l'épée et au lasso magiques. De ces deux amazones, il existe une multitude de variantes biographiques qui en donnent des versions moins lisses, plus hargneuses, moins conformistes. Le coming-out bisexuel de Wonder Woman en 2016 est une évidence comme le précise Greg Rucka son biographe : "Quand vous pensez à ce que le concept de Themyscira [l'île sur laquelle vivent les amazones, dont Wonder Woman] implique, la réponse est comment pourraient-elles ne pas toutes êtres dans une relation de même sexe ? Cela ne fait aucun sens logique autrement. L'idée c'est d'avoir une relation amoureuse et sexuelle qui soit satisfaisante. Et la seule option ce sont des femmes. Mais une Amazone ne regarde pas une autre Amazone en disant "tu es gay". Pas du tout. Le concept n'existe pas"[63]. Dans son sens large, le féminisme est une critique des rapports sociaux établis entre les hominines sur la base d'une dichotomie entre mâles et femelles, sans égard pour la diversité réelle des hominines, dans laquelle des rôles sociaux et des interdits sont imposés selon cette seule bipolarité, sans égard pour la singularité des individualités, au détriment des femelles. Cette critique féministe de l'existant donne lieu à de multiples approches[64], parfois contradictoires, opposées ou complémentaires. Elle inclut de plus en plus l'ensemble des pratiques sociales formelles et informelles, et l'ensemble de ce qui constitue les sociétés d'hominines est questionné. Les mécanismes sociaux sont décortiqués car "Le personnel est politique". Les plus timorées des hominines femelles se réclamant féministes demandent l'amélioration de tel ou tel aspect, alors que les plus radicales appellent au renversement du "patriarcat", c'est-à-dire à la fin d'un système social basé sur une discrimination positive privilégiant les mâles, sur l'oppression des femelles. La myriade féministe n'est pas seulement le lieu de l'élaboration d'une pensée critique mais donne naissance aussi à de très nombreuses formes d'activisme ou de militantisme politique. Même si elle doit essuyer quelques réserves quand à son exacerbation d'une certaine "féminité sensuelle", Wonder Woman est une figure mythique moderne qui peut convenir à la plupart des féminismes et il ne viendrait à l'idée de personne de demander à ce qu'elle soit représentée avec un sein amputé afin d'être en conformité avec le cycle homérien. Mais certaines hominines ne l'entendent pas ainsi. Pour elles, même "merveilleuse" — "wonder" en anglais — elle se définit toujours en tant que femme — "woman" en anglais —, c'est-à-dire la complémentarité du mâle dans ce système binaire. Wonder Woman ne s'est-elle pas mise au service de la défense du monde existant sans jamais intervenir sur la ségrégation sexiste ? Ne s'est-elle pas amourachée du premier hominine mâle qu'elle rencontre ? Bisexuelle, ne s'adonne-t-elle pas maintenant à la sexualité avec un mâle alors que sur son île d'origine elle prenait du plaisir exclusivement avec d'autres femelles amazones ? Ces questions sont particulièrement prégnantes pour les féministes lesbiennes. Tout comme les féministes noires[65], les lesbiennes revendiquent des spécificités dans les questionnements sur les rôles sociaux genrés et les sexualités. Alors que les textes antiques ne disent rien sur la sexualité des amazones, et que l'on apprend seulement qu'elles se reproduisent lors de périodes d'accouplement avec des hominines mâles qu'elles ne destinent à rien d'autre, des féministes lesbiennes se réapproprient le labrys. Elles en font le symbole de leur lesbianisme militant. Précisons, pour des yeux non-avertis, que le labrys ne doit pas être confondu avec la francisque, une hache germanique, parfois double, qui sert de symbole à plusieurs mouvements de l'extrême-droite fasciste en Europe de l'ouest. Symbole officiel de la France sous Pétain à partir de 1942, accompagné du triptyque "Travail. Famille. Patrie", la francisque devient même une décoration honorifique pendant le "Régime de Vichy". Si leurs formes sont proches, leurs symboliques sont très éloignées. Alors que la francisque fascisante représente la légitimité et la force du pouvoir politique, le labrys lesbien est synonyme d'auto-défense contre les hominines mâles qui voudraient s'imposer. À la question de savoir comme s'écrit l’égalité, "Avec ou sans H... ?", certaines lesbiennes affirment qu'elles préfèrent sans. Lasses que les mécanismes sociaux discriminatoires envers elles se perpétuent, le projet politique de communautés séparées se dessine. Prendre ses distances d'avec les hominines mâles pour mieux s'en préserver. Dans le quotidien, dans les amitiés, dans le sport, dans les projets, dans l'entraide ou tout autre rapport social. La sexualité lesbienne n'est pas qu'une pratique mais un acte politique. En cherchant à s'émanciper totalement des mâles, le radicalisme lesbien postule qu'ainsi les lesbiennes ne doivent plus être considérées comme des "femmes"[66]. Aucune ne propose de recette miracle mais toutes tentent d'expérimenter des espaces et du temps dans cette non-mixité salvatrice[67]. Armées symboliquement de leur labrys, elles réactualisent le mythe des amazones, non pas une réplique d'un mode vie passé et imaginaire, mais en en faisant un projet à construire. Personne ne s'ampute d'un sein, ni s'oblige à faire de l'équitation ou n'estropie des enfants mâles, mais l'idée que des hominines femelles décident de prendre en charge elles-mêmes, et entre elles, tous les aspects de leurs vies. Sans exception. Si les amazones antiques n'ont jamais existé, celles du futur sont en devenir. Quelque part entre l'Europe post-apocalyptique de Tribes of Europa[68] où l'Europe politique est totalement fragmentée en micro-États et les régions orientales sous le contrôle des cavalières Femen, et le monde de L'homme femelle[69] de l'autrice Joanna Russ où tous les mâles ont disparu à la suite d'une maladie mystérieuse et que les femelles se sont organisées en une nouvelle société. À elles de trouver les espaces. Personne ne le fera à leur place. Jeanne HachetteEn l'absence des registres des naissances de la ville de Beauvais — dans le département actuel de l'Oise, au nord de Paris — du XVème siècle, il est impossible de savoir exactement à quelle date est née Jeanne Laisné. Plusieurs sources indirectes citent l'année 1453 ou 1454. Le seul document contemporain est une lettre de 1473 du roi Louis XI[70] qui précise qu'elle est la fille de Mathieu Laisné, un hominine demeurant à Beauvais. Au cours des XIV et XVème siècles, les territoires de l'ouest du sous-continent européen sont disputés par plusieurs dynasties royales concurrentes. Des branches cousines se réclament des royaumes d'Angleterre, de France et de Bourgogne qui chacun lorgne sur les territoires de l'autre. Elles s'opposent dans des guerres incessantes. Depuis des siècles, les dynasties s'affrontent pour étendre leurs territoires. Pour cela, elles utilisent les mariages, les échanges, les achats ou les conquêtes pour en acquérir de nouveaux. Sans considérations pour les hominines qui y vivent, des régions s'échangent et des frontières se créent au fil des arrangements entre ces concurrences dynastiques. Dans la première moitié du XVème siècle la situation se stabilise. Une paix est signée entre les royaumes de France et de Bourgogne, et celui d'Angleterre est repoussé sur les îles britanniques. Dans la seconde moitié du XVème siècle, la cousinade géopolitique est réconciliée : selon un référentiel moderne, le royaume de Bourgogne s'étend approximativement sur les régions françaises du Nivernais, de Bourgogne, de Lorraine et des Flandres ainsi que sur le Luxembourg, la Belgique et les Pays-Bas. Outre ses régions plus méridionales, le royaume de France s'étend au nord sur la Normandie, la Picardie, la région francilienne et la Champagne. Le royaume bourguignon est alors une puissance régionale militaire et culturelle importante. Allié au royaume de Bretagne, la Bourgogne de Charles le Téméraire entre en guerre à la mi-juin 1472 contre le royaume de France de son cousin Louis XI. Le bourguignon accuse le francien d'avoir tué son propre frère au prétexte qu'il était allié avec lui et d'occuper ses terres illégitimement. L'offensive est lancée à partir des Flandres. Des milliers de soldats traversent la Somme et entrent en Picardie sur le territoire du royaume de France. Progressivement les troupes avancent. Elles rasent les villes et les villages, massacrent les hominines et pillent les réserves de nourriture. Les hominines qui parviennent à s'enfuir se réfugient dans les villes alentours. La peur se répand parmi la population. Les forces bourguignonnes arrivent à proximité de Beauvais à la fin du mois de juin. À cette époque, Beauvais est une ville importante dans cette partie nord du royaume francien. Tenue par quelques dizaines de familles d'hominines, l'industrie de la draperie qui s'y développe est le moteur économique de la ville. Outre les activités liées à l'importation de matières premières puis à l'exportation des produits sortis des ateliers, cette industrie nécessite toute une somme de métiers annexes. Les tensions sociales sont parfois fortes entre les ouvriers drapiers et leurs employeurs[71]. Carrefour commercial, Beauvais est aussi un lieu où les autorités religieuses christiennes s'implantent pour diffuser leurs foutaises. L'absence d'un quelconque titre ou de statut social dans la seule mention qui est faîte de Mathieu Laisné par le roi Louis XI[70] laisse à penser qu'il est homme du peuple. Peut-être employé dans l'industrie locale, au service d'un commerçant, du clergé ou bien d'un noble. Les choix ne sont pas infinis. Rien n'est dit sur la mère de Jeanne Laisné. Tout au plus pouvons nous affirmer qu'un père a reconnu son enfant. Son invisibilité dans le texte de 1473 s'explique non par sa mort mais par l'absence de sens pour son rédacteur de mentionner l'hominine femelle génitrice pour définir une parentalité, d'autant plus si elle ne peut se parer d'un titre glorieux. La famille Laisné semblent être des moins-que-rien. L'assaut contre la ville est lancé le 27 juin 1472 au matin. Deux attaques simultanées tentent de s'introduire par deux des portes des fortifications. La première ne parvient à entrer que dans les faubourgs et la seconde est repoussée. Les bourguignons ne parviennent pas à franchir la muraille et perdent de nombreux soldats dans cette tentative. Très peu de soldats franciens sont présent à Beauvais. L'ensemble de la population de la ville participe à la résistance, bien décidée à ne pas subir les massacres et les pillages que les bourguignons ont semé sur leur route. Mâles, femelles et enfants, les hominines de Beauvais s'activent avec détermination pour sauver leur peau. Parmi elleux, Jeanne Laisné. Selon les textes, sans arme et au risque d'être blessée, elle s'empare de la bannière d'un soldat bourguignon et va l'arborer fièrement dans l'église. Son geste de bravoure galvanise la foule des hominines. Le roi francien Louis XI envoie en renfort plusieurs centaines d'archers et de lanciers qui arrivent sur place deux jours plus tard pour protéger la ville. En réponse à cette nouvelle situation, le roi bourguignon Charles le Téméraire décide à faire le siège de la ville. Son artillerie est placée dans les faubourgs beauvaisiens et des campements sont installés à proximité de la ville. Une nouvelle offensive est lancée le 9 juillet mais, une fois encore, repoussée par la population et les soldats franciens. Quelques tentatives d'infiltrations clandestines des camps des assiégeants par des "commandos" de soldats et d'hominines de Beauvais réussissent à tuer quelques soldats bourguignons et dérober des canons mais cela n'est pas suffisant pour mener une contre-offensive. Après plusieurs milliers de morts dans ses rangs et devant l'impossibilité de venir à bout de Beauvais, le 22 juillet les troupes bourguignonnes lèvent leur siège. Sur le chemin de retour vers les Flandres, les soldats brûlent des villages et dévastent les campagnes des villes qu'ils ne parviennent pas à prendre d'assaut. La Normandie est ravagée. Louis XI se rend à Beauvais en janvier 1473. Il s'y livre à quelques bondieuseries autour de la sainte patronne de la ville et rend hommage à la population d'hominines pour sa résistance acharnée. Et spécialement aux hominines femelles pour leur participation active. Dans une lettre du 22 février, il salue "nostre chiere et bien amee Jeanne Laisne, fille de Mathieu Laisne"[70] pour avoir arracher l'étendard d'un soldat bourguignon qui tentait de grimper le long de la muraille de la ville. Pour la remercier, il l'autorise à se marier avec Colin Pilon, les exempte d'impôts jusqu'à la fin de leurs jours et les dispense de quelques travaux obligatoires. En juin, il accorde à toutes les "femmes et filles" le privilège, réservé aux nobles femelles, de pouvoir s'habiller librement le jour de leur mariage "et toutes autres foiz que bon leur semblera"[72]. Elles obtiennent le "privilège" d'être devant les hominines mâles lors de la procession annuelle en l'honneur de la sainte christienne beauvaisienne. La plus ancienne mention de Jeanne Laisné semble datée de 1497, dans la troisième édition de Compendium super Francorum gestis[73] de l'historien Robert Gaguin qui relate l'épisode de l'étendard mais ne la nomme pas explicitement[74]. Il ajoute qu'elle fait chuter le bourguignon au pied de la muraille. Dans les Mémoires[75] de Philippe de Commynes — un ancien proche de Charles le Téméraire, rallié au roi francien — écrites vers 1490 et publiées en 1524, la même anecdote est attribuée à une Jeanne Fourquet. Rien ne peut être dit de plus sur Jeanne Laisné si l'on se réfère exclusivement aux sources qui lui sont contemporaines. Faute de registres, le lieu et la date de sa mort sont inconnus. Avec ou sans hache ?Tout ce qui se dit sur Jeanne Laisné à partir du milieu du XVIème siècle n'est plus une source directe. Les informations qui se transmettent dans le siècle qui suit sa mort le sont par les quelques écrits qui la mentionnent et la persistance d'une mémoire populaire à Beauvais. Les chemins de traverse pris par ces bribes biographiques sont inconnus, tout comme les modifications qu'elles subirent au cours des siècles. L'ouvrage historique de Robert Gaguin est réédité presque dix fois tout au long du XVIème siècle. Au début du siècle suivant, Antoine Loisel publie Mémoires de [...] Beauvais[76] et Pierre Mathieu une histoire de Louis XI[77] dans lesquels ils relatent l'épisode de la prise de la bannière bourguignonne qu'ils attribuent à Jeanne Laisné dite Fourquet pour le premier, à Jeanne Fourquet pour le second. "Elle est citée pour faire connaître, que la vertu ne distingue ny le cens, ny le sexe, et que l'on trouve des femmes, qui peuvent apprendre aux hommes, à vivre et à mourir"[77]. Dans Le chois de plusieurs histoires et autres choses mémorables tant anciennes que modernes[78], paru en 1608, Adrien de Boufflers précise que Jeanne Fourquet est "briseresse de laine". L'apparition de ce patronyme de Fourquet reste obscure. Dans les quelques travaux historiques du début du XIXème siècle consacrés à Jeanne Laisné, plusieurs raisons sont évoquées. Pour ceux qui retiennent qu'elle est fille de Mathieu Laisné, l'hypothèse est que Fourquet soit le patronyme de sa génitrice. D'autres affirment qu'elle est en fait la fille d'un important militaire royal, Jean Fourquet, à la mort duquel en 1465 elle est recueillie par Dame Laisné qui l'élève comme sa propre fille. Ou encore que ce patronyme lui vient de son mariage avec Jean Fourquet, un cousin maternel, après la mort de Colin Pilon en 1477. Contradictoires, aucune de ces affirmations ne sont vérifiables. Il est aussi probable que Fourquet ne soit pas un patronyme mais un surnom. L'historienne Colette Beaune précise que "le fourquet est un instrument en métal utilisé par les briseresses de laines, nombreuses à Beauvais, capitale de la tapisserie au XVIIe siècle"[79]. Le métier de briseresse consiste à peigner la laine avec un outil à manche en forme de peigne en métal à trois dents — un fourquet — afin d'en extraire les excédents et la lisser. Cette opération est nommée cardage. L'étymologie du terme fourquet est à rapprocher de fourchette. Si surnom il y a, cela peut signifier qu'elle est briseresse et donc que le fourquet est pour elle un outil commun ou qu'elle en a fait son emblème lors du siège de Beauvais. En effet, nulle mention de hachette avant Histoire de Navarre[80] de André Favin en 1612. Sans citer ses sources et bien qu'il la dit armée d'une épée, Jeanne Laisné devient Jeanne Hachette. Il la qualifie "d'amazone de Beauvais" et déforme les faits en affirmant que sa descendance est elle-aussi exemptée de tout impôt. Au cours de la seconde moitié du XVIIème, les ouvrages qui paraissent parlent indistinctement de Jeanne Laisné dit Fourquet[81] ou de Jeanne Hachette[82]. Idem au siècle suivant avec, en 1764, la tragédie en cinq actes Le Siège de Beauvais ou Jeanne Laisné[83] ou celle, en 1791, de Sade simplement intitulée Jeanne Hachette[84] dans laquelle il rappelle que son vrai nom est Jeanne Laisné. Et quelques autres encore relatent l'épisode de l'assaut[85]. La légende qui se tisse progressivement autour de Jeanne Laisné transforme son acte de bravoure et de résistance en un miracle accompli par la sainte patronne de Beauvais et fait de Jeanne Laisné une fervente christienne portée par la volonté divine ! Parfois, elle est aussi érigée en symbole du patriotisme ! Au-delà de sa vie réelle et de ce que nous pouvons en savoir — rien —, Jeanne Laisné se retrouve malgré elle dans les querelles politiques, les intérêts religieux et les convoitises personnelles d'un autre temps. Le vrai miracle est celui de la faire parler, de lui prêter des propos, dans la littérature qui lui est consacrée dans les siècles qui suivent sa mort. La jeune hominine qui lutte pour sa survie devient une fanatique religieuse qui se croit sous l'emprise de la sainte locale et de sa divinité, une fervente défenseuse de la royauté de Louis XI ou une patriote française. Elle est ainsi traînée dans la boue. Pour les autorités religieuses beauvaisiennes elle est l'incarnation de la puissance de la sainte locale et une validation indirecte de leurs mythologies, pour les royalistes elle est le symbole de l'attachement populaire à la dynastie régnante, et pour les défenseurs de la France elle représente la lutte contre l'étranger hostile ! Les mécanismes qui mènent à la disparition de Jeanne Laisné pour laisser place uniquement à Jeanne Hachette ne sont pas connus. Comment le fourquet est-il devenu hachette ? Dorénavant, les représentations du siège de Beauvais montre Jeanne Hachette — évidemment armée d'une hachette — boutant les soldats bourguignons des murailles de la ville même si quelques textes racontent qu'elle avait une pique ou une épée[86]. Le personnage de fiction prend vie. Jeanne Hachette s'impose. Remplaçant la royauté française en 1789, le nouveau régime républicain transfert de l'église à la mairie de Beauvais les restes abîmés de l'étendard prétendument daté de 1472 pour l'exposer dans le hall de l'édifice municipal en 1790, et instaure la même année une procession en l'honneur de Jeanne Hachette lors de laquelle l'étendard bourguignon est exhibé à travers les rues de la ville. Le privilège accordé aux hominines femelles de parader à l'avant est conservé et, symboliquement, une jeune orpheline du nom d'Anne-Angélique Boudeville est désignée porteuse pour cette première procession républicaine. Des trois processions commémoratives instaurées depuis le règne de Louis XI – le 27 juin, date du siège, le 22 juillet, date du retrait bourguignon et le 14 octobre, date de la "Sainte Angadrême" —, le nouveau pouvoir républicain ne conserve que le 27 juin pour en faire une procession laïque organisée par les autorités municipales. Le XIXème est le siècle où se construit la mythologie nationaliste française, le roman national s'écrit avec la nécessité de rompre avec l'héritage royaliste tout en se donnant une profondeur historique remontant aux premières dynasties du IXème siècle. Comme le clergé christien avant lui qui, pour se donner un ancrage local et une légitimité historique, s'invente une myriade de saints et de saintes, la mythologie nationaliste cherche à mettre en lumière des personnages historiques locaux qu'elle réinvente partiellement. Bien malgré elle, Jeanne Laisné est invitée dans les débats. Les textes historiques, l'exhumation de traditions locales et les intérêts présents sont le cœur de cette réécriture. Jeanne Hachette est élevée au rang d'héroïne de Beauvais. Moult détails biographiques sur elle "apparaissent". Ainsi, elle aurait vécu avec son mari Colin Pilon dans la rue Puits-Jesseaume — depuis évidemment rebaptisée Rue Jeanne Hachette — avant de déménager dans une maison plus grande, à quelques pas de là[87]. Des anecdotes invérifiables voient le jour. Au milieu du siècle, les esprits s'enflamment. Jeanne Hachette est citée dans plusieurs ouvrages traitant de l'histoire de France et la mairie de Beauvais inaugure en 1851 une statue en l'honneur de la "nouvelle" héroïne[88]. En présence de Louis-Napoléon Bonaparte — Napoléon III, "Empereur des Français" à partir de 1852 — la cérémonie est accompagnée par plusieurs centaines de musiciens qui jouent la Cantate à Jeanne Hachette du compositeur autrichien Sigismond von Neukomm. Hormis des mentions dans des notices historiques qui restent vagues, des ouvrages qui lui sont consacrés[89] ou quelques pièces de théâtre[90], des articles douteux paraissent sous la plume de Jean-Pierre Fourquet d'Hachette qui se prétend descendant de Jeanne Laisné[91]. Il avance la date du 15 novembre 1454 pour la naissance de son aïeule dont il fait la fille d'un militaire renégat à Louis XI, dont la mère décède lors de l'accouchement et élevée par une intendante nommée Matthieu Laisné ! Sa biographie est un mini roman historique. Après la publication en 1833 de Histoire de France, siège de Beauvais, 1472 : Jeanne Fourquet, surnommée Hachette, particularités inédites de ce siège mémorables, recueillies et publiées par Fourquet d'Hachette, hormis son narcissisme, l'intérêt principal pour ce prétendu descendant est d'obtenir une récupération partielle de l'exemption d'impôt de son aïeule. Il obtient "à titre de descendant de Jeanne Hachette"[92] une pension de la part du roi Charles X. Belle arnaque. À la même époque, deux articles dont les auteurs ne parviennent pas à faire la part des choses entre réalité historique et processus de mythification remettent en cause l'historicité de Jeanne Hachette[93].
En 1898, afin de faire taire les détracteurs ou les négateurs de Jeanne Laisné, l'abbé Pierre-César Renet publie Beauvais et le Beauvaisis dans les temps modernes : époque de Louis XI et de Charles le Téméraire (1461-1483)[95] dans lequel il fait le tour des arguments des uns et des autres. S'appuyant sur les sources historiques disponibles, il confirme l'existence de Jeanne Laisné, devenue Jeanne Hachette, mais démontre que l'étendard bourguignon conservé par les autorités n'est pas authentique. Pour l'inauguration de la statue de Jeanne Hachette en 1851, l'original est stocké aux archives et un fac-similé est réalisé à partir de descriptions de l'étendard et d'interprétations des zones endommagées. Malgré qu'il soit — encore de nos jours — présenté comme historiquement authentique, des études historiques et héraldiques ont permis de montrer que le soit-disant étendard bourguignon de juin 1472 n'est en fait que l'étendard de la ville de Binche, dans le sud de l'actuelle Belgique, pris lors de sa mise à sac en juillet 1554. Depuis le renversement de la royauté française, la mythologie autour de Jeanne Laisné s'est peu à peu débarrassée de son vernis religieux pour en faire une héroïne républicaine, le symbole de la "citoyenne" française. Alors que la France du début du XXème siècle est divisée sur la question de la laïcité, la fanatique christienne Jeanne d'Arc est faîte sainte par le Vatican en 1920, quelques mois avant que la France n'instaure la "Fête nationale de Jeanne d'Arc" le deuxième dimanche du mois de mai. L'entendeuse de voix est ainsi préférée à la figure de Jeanne Hachette, de nouveau évoquée à cette occasion et jugée préférable et politiquement plus correcte. Finalement, au cours du XXème siècle, la Jeanne Laisné réelle, dont on ne sait rien, disparaît totalement derrière la figure folklorisée de Jeanne Hachette. S'étant fait voler la vedette par Jeanne d'Arc, elle n'obtient pas la statut d'héroïne nationale de la mythologie nationaliste française mais perdure seulement dans le folklore régional beauvaisien. Ses apparitions au cinéma[96] ou dans la littérature[97] sont très rares. Outre sa place principale au nom de Jeanne Hachette sur laquelle trône toujours la statue de 1851, la ville de Beauvais possède une rue à ce nom ainsi qu'un lycée. Au comble de la récupération et du détail, la république française a nommé Jeanne Hachette un palier desservant la salle des conférences et l'annexe de la bibliothèque du Palais du Luxembourg, à Paris, où siège le Sénat. Pour les hominines qui aiment les symboles et désirent rendre hommage à Jeanne Hachette, il est possible d'aller à Beauvais le dernier week-end de juin afin de défiler, en costumes d'époque, pour ce personnage de fiction derrière un faux étendard. Ou bien de prendre des selfies devant la statue qui représente une scène imaginaire. Des cartes postales à l'effigie de l'héroïne sont en vente. Pour les autres qui détestent les symboles et veulent rendre hommage à Jeanne Laisné, les Journées du Patrimoine ouvrent tous les ans les portes du Palais du Luxembourg où il fait toujours bon déféquer sur un palier[98] et les nuits beauvaisiennes, comme tant d'autres, sont propices aux dégradations de monuments publics[99]. Société de la Hache
Quelques années avant sa rencontre parisienne en 1870 avec Albertine Hottin[101], Sergueï Guennadievitch Netchaïev n'est encore qu'un inconnu lorsqu'il arrive en 1866 à Saint-Pétersbourg, dans le nord de la Russie tsariste. Il naît le 20 septembre 1847[102] dans la ville d'Ivanovo, à environ 250 kilomètres au nord-est de Moscou. Sa mère, Prascovie Litvinov, couturière de profession, est issue d'une famille d'anciens serfs[103], et son père, Guennadi Pavlovitch Netchaïev, est issu d'une famille de la petite bourgeoise de Chouïa. Le couple donne naissance à deux autres enfants, Anna et Fatime. Sergueï Netchaïev, ses deux sœurs cadettes, ses parents et ses grands-parents maternels vivent dans la même maison, rue de la Cavalerie. À la mort subite de sa mère en 1855, il se retrouve seul avec ses sœurs et son père jusqu'à ce que celui-ci se remarie l'année suivante. De cette nouvelle union naîtront de nouveaux enfants. Guennadi Netchaïev est tenancier d'un cabaret dans la ville et le jeune Sergueï s'imagine devenir acteur de théâtre. Au long du XIXème siècle, la région d'Ivanovo est un important centre industriel spécialisé dans le textile. La population d'hominines est en constante augmentation. Elle vient fournir la main-d'œuvre nécessaire au fonctionnement des fabriques et usines textiles. Les conditions de travail sont déplorables et les salaires misérables. Après une courte expérience de commis dans une fabrique, Sergueï Netchaïev parvient à persuader son père de l'inscrire à l'école paroissiale qui s'ouvre à Ivanovo. Il y apprend brièvement à lire et à écrire — ce que ne savent pas faire les autres membres de sa famille — avant que l'école ne ferme ses portes. L'accès aux livres est alors difficile dans cette ville où la première bibliothèque n'ouvre qu'en 1865. Sergueï Netchaïev se rapproche d'un petit cercle culturel animé par l'écrivain Vassili Arcientievitch Diementev[104] et T. D. Nefedov[105], avec qui il sympathise. Employé comme "homme à tout faire" dans une administration locale le jour, en autodidacte il se consacre à la lecture la nuit. Il écrit de la poésie et se produit dans un petit théâtre[106] où il joue avec ses deux sœurs. Encouragé par ses amis du cercle culturel qui lui fournissent les livres nécessaires, Sergueï Netchaïev tente de passer en 1865 le concours d'entrée au lycée de Moscou, espérant y décrocher une bourse d'étude. Avec l'appui de son père, il se rend à Moscou pour préparer ce concours. Mais il est recalé. De retour à Ivanovo, il étudie par lui-même de nombreuses matières afin de postuler à l'examen pour une place d'instituteur à Saint-Pétersbourg. Il l'obtient et quitte Ivanovo avec sa plus jeune sœur Anna afin de lui éviter un mariage forcé, comme leur sœur Fatime l'année précédente[107]. L'adelphie s'installe en avril 1866 à Saint-Pétersbourg.
Le 4 avril 1866 à Saint-Pétersbourg, armé d'un pistolet, Dmitri Karakozov[109] tente d'assassiner le tsar Alexandre II qu'il accuse de "sucer le sang des paysans". Il est immédiatement appréhendé et une trentaine d'hominines sont arrêtés dans les jours qui suivent. Accusés d'appartenance à une organisation clandestine menée par Nikolaï Ichoutine[110], 25 hominines sont finalement acquittés et 10 condamnés aux travaux forcés en Sibérie. Dmitri Karakozov est exécuté par pendaison. Créé à Moscou en 1863, le "cercle Ichoutine" s'organise en une petite structure clandestine, appelée tout simplement Organisation, avec l'espoir qu'elle parvienne au renversement du régime tsariste. Pour cela, elle vise à susciter un soulèvement parmi la paysannerie, tout en tentant d'ébranler le pouvoir politique. Afin de mieux encadrer le fonctionnement de Organisation, un cercle restreint d'hominines appelé Enfer est chargé de surveiller ses activités. Ses "membres acceptent un statut draconien : rupture avec la famille, avec sa propre personnalité même en changeant de nom, de style de vie, d'apparence. Toute erreur, commise par l'un ou l'autre, [est] punie de mort"[107]. L'ambiance sociale du début de la décennie 1860 semble propice à leurs projets : "En 1861, 519 émeutes paysannes et 1370 manifestations réprimées par 717 interventions armées. En 1862, 844 émeutes secouent les campagnes et l'année suivante l'"ordre" fait face à plus de 500 révoltes"[107]. Sensibles à la situation misérable de la paysannerie russe et des conditions sociales désastreuses des anciens serfs, la vision politique de ce groupe d'hominines se forge à la lecture des textes d'Alexandre Herzen[111] dans le journal Kolokol (Колокол, "La Cloche") entre 1857 et 1865 et du roman Que faire ? Les hommes nouveaux de Nikolaï Tchernychevski[112] qui paraît en épisodes à partir de 1863 alors que son auteur est emprisonné. Outre un projet d'évasion de Nikolaï Tchernychevski, l’Organisation projette de s'attaquer aux autorités politiques et d'œuvrer à l'éducation des hominines les plus pauvres de Russie. Ivan Khodiakov[113] publie en 1865 un Manuel d'auto-apprentissage de la lecture et de l'écriture pour débutants. Mais le livre est rapidement interdit par les autorités. Ce groupe clandestin s'inscrit dans un processus plus large qui touche les grandes villes russes dans la seconde moitié du XIXème siècle qui voit émerger un vaste mouvement contestataire narodniki qui se met en tête de libérer les plus pauvres ou d'améliorer leurs conditions sociales et de critiquer, voire d'attaquer, le pouvoir tsariste. Si narodniki se traduit par "populiste" en français ce mot ne doit pas être confondu avec l'usage actuel qui lui donne le sens de "démagogique", ainsi la protivophilie utilise généralement le qualificatif de jacquerien[114], en référence aux insurrections paysannes du Moyen-Âge européen. En parallèle de ce qualificatif, le terme de "nihiliste" est aussi employé pour désigner les formes de contestation qui secouent la jeunesse russe estudiantine, les intellectuels mâles et femelles, une partie de la noblesse déclassée et de la bourgeoisie montante. L'emploi de ce qualificatif est popularisé par le roman Pères et Enfants de Ivan Tourgueniev[115], paru en 1862, dans lequel les jeunes hominines russes, mâles et femelles, qui se passionnent pour les sciences nouvelles, l'éducation populaire, la modernisation sociétale ou les contestations politiques, reçoivent l'estampille de "nihilistes". De la racine grecque nihil, "rien", illes sont celleux qui selon leurs parents "N'aiment rien" alors que pour cette jeunesse contestataire, être nihiliste signifie "Qui ne s’incline devant aucune autorité, qui n’accepte aucun principe, sans examen, quel que soit le crédit dont jouisse ce principe"[116]. Le mouvement nihilisto-narodniki n'est pas une organisation structurée, ni un parti politique, mais une critique radicale de l'existant qui traverse une partie de la jeunesse éduquée, issue de familles pauvres ou de la petite noblesse, et des intellectuels[117]. Il est un vaste élan en direction des plus pauvres. Les modes d'action sont très divers : traduction de textes étrangers littéraires ou politiques, publication de journaux, alphabétisation et éducation populaire, entraide sociale, pétitions et protestations, etc. Face à la censure et pour échapper à la répression, ces activités se font de manière clandestine. Une partie de ces nihilistes et autres narodniki préconisent l'utilisation de la violence.
D'autres préfèrent privilégier la lutte politique et pensent la violence comme un ultime recours.
Dans ce contexte politique, Sergueï Netchaïev est un jeune instituteur de 19 ans qui enseigne les bases de l'arithmétique, le dessin, l'histoire, la géographie russe et un peu de littérature à des enfants dans deux écoles primaires paroissiales successives entre 1866 et 1869. Il partage son appartement avec des étudiants. Sa sœur Anna habite dans une autre colocation. Il fait connaissance avec d'autres hominines qui, comme lui, ne veulent pas accepter leur difficile quotidien. Il s’immerge progressivement dans la macédoine narodniki de Saint-Pétersbourg. Son appartement devient l'un des lieux de rencontre et de discussions d'un petit groupe d'hominines sur cette grande question de "Que faire ?" Piotr Tkatchev[119] et Sergueï Netchaïev créent le Comité Directeur de la Révolution qu'ils dotent rapidement d'un Programme d'actions révolutionnaires. Écrit en 1868, le texte intitulé Catéchisme du révolutionnaire. Règles dont doit s'inspirer le révolutionnaire fait fonction de règlement intérieur et de déclaration de guerre. Il est attribué à Netchaïev, peut-être écrit avec Tkatchev[120]. Leur projet d'organisation secrète s'inspire très largement de l’Organisation de Nikolaï Ichoutine et plus largement d'un imaginaire et d'une tradition politique de la fin du XVIIIème et du début du XIXème siècle, de Gracchus Babeuf[121] à Louis-Auguste Blanqui[122], qui pensent que seule une petite minorité agissant dans le secret est en mesure de renverser le pouvoir politique et de fournir l'étincelle à un soulèvement populaire. Ces mythes du coup-d’État et de l'insurrection généralisée sont alors très en vogue en Europe et de nombreux groupes en font le fondement de leur action politique, qu'ils soient libéraux, nationalistes ou révolutionnaires. La spécificité du Catéchisme du révolutionnaire tient à ses côtés sacrificiels et son pragmatisme absolu. L'individualité est sommée de s'oublier dans le projet révolutionnaire et de s'y consacrer exclusivement. Pas de temps à perdre, la fin est proche ! Ni la morale, ni les mensonges, ni les liens familiaux ou amicaux, ne doivent être des obstacles. Tout est permis si cela va dans le sens du programme du Comité Directeur de la Révolution. Selon le Catéchisme, il faut contribuer "de toutes ses forces et de toutes ses ressources au développement et à l'extension des souffrances qui épuiseront la patience du peuple et le pousseront à un soulèvement général" afin de "détruire jusqu'aux racines de l'État, et supprimer toutes les traditions, les classes et l'ordre même existant en Russie"[123]. Pour Netchaïev, il est évident que les souffrances des hominines ne doivent plus continuer et que pour cela il faut hâter à tout prix l'effondrement du pouvoir politique et économique qui les maintient dans la soumission et la misère. Faire traîner les choses c'est faire perdurer la misère. Le cynisme de sa méthode est à la hauteur de son écœurement.
À l'automne 1868, Sergueï Netchaïev s'inscrit en auditeur libre à l'université de Saint-Pétersbourg. En décembre, il rencontre Vera Zassoulitch[125] dont il s'éprend mais elle l'éconduit. Les conditions de vie des étudiants sont misérables, beaucoup s'entassent dans les mêmes appartements et celleux de familles pauvres parviennent difficilement à survivre. Pour beaucoup, c'est la vie en foyer d'accueil pour pauvres et la soupe populaire. La colère gronde. L'agitation estudiantine est bouillonnante. En parallèle des assemblées régulières, le petit groupe d'hominines autour de Netchaïev complote. Une pétition avec presque une centaine de signatures est lancée en janvier 1869 à la Faculté de Médecine pour demander une amélioration immédiate de leur niveau de vie et le droit de réunion. En mars, les manifestations et les blocages se répandent aux autres établissements scolaires supérieurs de la ville après la fermeture de la cantine de la faculté de Médecine en réponse à la contestation. Mesure qui touche les plus pauvres. Netchaïev et quelques autres sont recherchés par la police tsariste qui leur reproche d'être les instigateurs des troubles dans le milieu étudiant. Avec et sans hache
Piotr Tkatchev[119] est arrêté mais Sergueï Netchaïev parvient à s'enfuir à l'étranger à la mi-mars, passant par Moscou, Kiev puis Bruxelles. Il dit avoir été entre-temps arrêté par les autorités tsaristes puis transféré à la forteresse Pierre-et-Paul avant de parvenir à s'en échapper, caché dans un grand panier à linge. Il arrive en Suisse fin mars 1869 accompagné de Varvara Aleksandrovskia[127], une ex-étudiante en médecine. Dans ce pays, il sympathise rapidement avec le vieux révolutionnaire anarchiste russe Mikhaïl Bakounine. Ce dernier, qui n'a pas mis les pieds en Russie depuis des décennies, est enchanté de ce qu'il entend sur le mouvement étudiant à Saint-Pétersbourg et s'emballe pour la personnalité du jeune, "à la base de tout son être et de toutes ses aspirations réside sa passion pour le peuple, [...] la haine longuement accumulée pour tout ce qui l'opprime"[128]. Pour Bakounine, Netchaïev est le représentant du Comité Révolutionnaire Russe à qui il remet une attestation d'affiliation à la section russe de l'Alliance Révolutionnaire Européenne[129], sous le numéro 2771, à la date du 12 mai. Il reçoit des mains du narodniki Alexandre Herzen la somme de 10000 francs suisses. Profitant de ce passage en Suisse, Netchaïev fait imprimer le premier numéro du journal Vindicte du Peuple[130] en avril 1869, puis à l'été un petit fascicule signé du Comité Révolutionnaire Russe et présenté comme une publication de la Société "Vindicte du Peuple". Les articles sont anonymes et, selon des historiens, certains sont rédigés par le duo Netchaïev-Bakounine[131]. Le vieil anarchiste semble renouer un temps avec ses aspirations de jeunesse où il vantait les conspirations politiques, les sociétés secrètes et les petits groupes d'action clandestins pour leur capacité supposée à renverser une autorité politique en place[132].
La date et les circonstances exactes de la création du groupe clandestin Vindicte du Peuple ne sont pas connues. Les informations contenues dans les textes et les études consacrés à Sergueï Netchaïev par les historiens sont contradictoires. Leurs sources et leurs conclusions divergent. Imprimé à Genève, le premier numéro du journal Vindicte du Peuple — Народная Расправа (Narodnaïa Rasprava) en russe — paraît en avril 1869[130]. Le sigle du groupe mentionne "Comité Vindicte du Peuple. 19 février 1869" et représente deux haches entrecroisées[133]. Le russe комитетъ народной расправы peut aussi se traduire par "Comité de représailles du peuple". L'historien Michaël Confino propose plutôt de traduire "vindicte du peuple" par "jacquerie"[114]. Mais les livres d'Histoire ont retenu simplement "Vindicte du Peuple" ou "Société de la Hache"[134]. La date du 19 février fait référence à l'abolition du servage en 1861 par le tsar, et en 1869 elle est celle de l'expiration du délai accordé aux serfs pour l'achat de terres[107]. Au milieu du XIXème siècle, la paysannerie représente plus de 80% de la population d'hominines en Russie. Sur une population totale d'environ 60 millions d'hominines, plus de 20 millions d'entre elleux sont des serfs, c'est-à-dire des hominines que la loi assimilent alors à des meubles ou des accessoires selon la catégorie à laquelle illes appartiennent : serf d’État, domestique, terrien ou militaire. Avec l'abolition de 1861, une grande partie des anciens serfs ne peuvent survivre avec les parcelles trop petites qui leur sont octroyées. Illes sont contraints d'acheter ou de louer de terres, et celleux qui ne peuvent survivre dans ces conditions migrent vers les centres urbains. L'accroissement de la misère parmi la paysannerie et les anciens serfs est catastrophique. Pour Netchaïev et son petit groupe d'hominines, la date du 19 février 1869 marque un point de non-retour. Début août 1869, armé d'un faux passeport bulgare et des exemplaires du journal Vindicte du Peuple, Netchaïev part avec Varvara Aleksandrovskia en direction de Bucarest. Il y fait la connaissance du révolutionnaire et poète bulgare Kristo Botev[135] avec qui il sympathise[136]. Netchaïev parvient à obtenir un faux passeport serbe au nom de Stepan Grazdanov avec lequel il rejoint Odessa en Russie. En septembre, il est à Moscou. Il se fait appeler Ivan Petrovich Pavlov[137]. Les effectifs de la Vindicte du Peuple sont d'environ une cinquantaine d'hominines, une partie est issue des proches de Netchaïev à Saint-Pétersbourg, l'autre du "cercle Ouspenski"[138] de Moscou. L'organisation est très cloisonnée et les différentes cellules ne communiquent entre elles que par l'intermédiaire du Comité Révolutionnaire Russe qui supervise l'ensemble. Elles doivent agir de manière autonome. Mais avant d'avoir pu commencer leur grand projet révolutionnaire, les choses dérapent. Ivan Ivanov[139], un jeune étudiant proche du cercle Ouspenski de Moscou, conteste les décisions prises par le Comité Révolutionnaire Russe qu'il accuse d'être une fiction derrière laquelle se cache le seul Netchaïev. Il menace de créer une organisation dissidente. Accusé alors d'être un "agent provocateur" par Netchaïev, ce dernier persuade quatre autres membres de la Vindicte du Peuple de le punir pour cela. Le 21 novembre, Ivan Ivanov est tabassé par ses cinq ex-comparses, étranglé puis tué d'une balle dans la tête par Netchaïev. Lesté, son corps est jeté dans un lac gelé de Moscou. Le cadavre est retrouvé quatre jours plus tard. Quelques indices mènent rapidement les forces de police à l'entourage d'Ouspenski. Les perquisitions permettent la découverte de nombreux tracts, journaux, notes et projets estampillés "Vindicte du Peuple". La traque est enclenchée. Dans les semaines qui suivent, Nikola Nikolaïev[140], Ivan Pryjov[141], Piotr Gabrilovitch Ouspenski[142] et Ivan Kouznetsov[143] sont arrêtés. Netchaïev parvient à quitter la Russie. La presse internationale et les autorités russes parlent d'un vaste complot déjoué. La mort d'Ivan Ivanov est très critiquée par les intellectuels contestataires et regardée avec méfiance par les différents groupes révolutionnaires en Russie et en exil, même si les infiltrations et les provocations sont des pratiques policières bien réelles, comme en témoignera Vera Figner[144] une dizaine d'années plus tard.
Accompagné de Varvara Aleksandrovskia, Sergueï Netchaïev fuit en direction de la ville d'Izmaïl, au sud d'Odessa, dans cette zone marécageuse du delta du Danube qui sert de frontière entre la Russie et les régions bulgarophones de l'empire ottoman. Sous le pseudonyme de Floresco[136], il traverse les Balkans grâce à l'aide des réseaux de Krito Botev[146] et arrive en Suisse en décembre 1869. Il rédige et fait imprimer des textes dont il charge Varvara Aleksandrovskia de les ramener en Russie. De retour en Russie fin décembre, elle est arrêtée par la police[147]. Dès lors, les autorités tsaristes savent que Netchaïev se cache en Suisse sous une fausse identité. Elles font une demande d'extradition en janvier 1870 auprès des autorités de ce pays. Afin de contourner la législation suisse qui interdit l'extradition des hominines ayant trouvé refuge sur son territoire pour des motifs politiques, la Russie formule sa demande en omettant de mentionner le "complot de la Vindicte du Peuple" et dépolitise "L'affaire Netchaïev" en insistant sur l'assassinat d'Ivan Ivanov qu'elle qualifie de "simple crime de droit commun". Parmi les russes en exil en Suisse, très peu connaissent l'identité derrière laquelle se cache Netchaïev. Existe-t-il réellement ? Netchaïev lui-même répond à ses détracteurs dans une lettre publiée simultanément en février dans trois journaux en Europe[148]. Il nie sa responsabilité dans la mort d'Ivanov. L'inquiétude est grande parmi la communauté russe. En mai, Mikhaïl Bakounine fait paraître un texte pour critiquer l'attitude du gouvernement suisse qui semble enclin à céder aux arguments des autorités russes[149]. Néanmoins, les relations entre Netchaïev et Bakounine se dégradent[131]. Le vieil anarchiste reproche au jeune nihiliste ses méthodes manipulatrices et mensongères, ainsi que ses prises de position politiques sur la révolution et la Russie. L'éthique anarchiste se heurte à l'amoral révolutionnaire. Après une tentative d'extorquer de l'argent quelques mois plus tard afin de fonder un nouveau journal, Netchaïev se brouillera définitivement avec Bakounine. Clandestin et recherché, Netchaïev n'en reste pas moins actif. Il participe avec Ogarev à relancer le journal Kolokol en avril[150] et fait imprimer le deuxième numéro de la Publication de la Vindicte du Peuple à l'automne. Fin 1870, il quitte la Suisse et part pour Paris. Dans la capitale française, rue du Jardinet où il loue une chambre, Sergueï Netchaïev fait la rencontre d'Albertine Hottin. Il quitte Paris en février 1871 pour y revenir en novembre. La teneur des trois lettres d'Albertine Hottin laisse penser qu'illes entretiennent une "relation amoureuse"[151]. Selon les spécialistes du sujet, elle semble être sa première relation amoureuse après ses déconvenues avec Vera Zassoulitch[125] et Nathalie Herzen[152], la fille d'Alexandre. Il exerce le métier de peintre d'enseignes pour gagner sa vie. Ses courts séjours lui inspireront des années plus tard l'écriture d'un volumineux roman, intitulé Georgette, qui se déroule à Paris en 1870 et plusieurs récits sont compilés dans des "souvenirs de Paris"[153]. L'un d'eux, L'entresol et la mansarde, est peut-être une référence à Albertine Hottin qui, de part sa condition sociale, ne peut vivre que dans ces endroits réservés aux domestiques. Les manuscrits ont été détruits. Dans les archives zurichoises, outre la correspondance avec Albertine Hottin, figurent des carnets dans lesquels sont notés des adresses parisiennes pour travailler, des listes de journaux militants et de lieux de discussions, des notes diverses, qui donnent de maigres indications sur ses activités parisiennes. D'après certains, Netchaïev fréquente les milieux blanquistes et d'anciens de la Commune[154]. V. Serebrenikov[155] et Netchaïev publient à Londres le journal La Commune[156], annoncé en langue anglaise, française et russe, dans lequel ils étalent leurs rêves d'une Russie débarrassée du pouvoir tsariste et ses hominines de la misère.
En juin 1871, s'ouvre en Russie le procès des hominines de la Vindicte du Peuple. Environ 150 personnes ont été arrêtées à la suite de la répression de décembre 1869. La Société de la Hache est décapitée. Du premier groupe de onze hominines — 9 mâles et deux femelles — mis en accusation, quatre sont condamnés aux travaux forcés en Sibérie[158], trois à des peines de prison[159] et quatre sont acquittés[160]. Une trentaine d'autres sont inculpés de délits mineurs annexes. La tactique judiciaire des autorités russes consiste à insister sur le caractère de société secrète de la Vindicte du Peuple, qui induit que ses membres ne savent pas exactement ce à quoi est destiné leur activisme et permet ainsi de minimiser l'aspect politique et collectif pour mieux charger le seul Netchaïev dans l'assassinat d'Ivan Ivanov. Toujours en cavale, Netchaïev se déplace entre la Suisse et Paris jusqu'au 14 août 1872 où il est arrêté à Zurich par la police suisse après avoir été dénoncé par un exilé polonais[161]. Dans un premier temps, Netchaïev affirme qu'il y a erreur sur la personne, qu'il est Stepan Grazdanov, de nationalité serbe. Après plus de deux mois de tergiversations, et malgré la mobilisation des russes en exil, Mikhaïl Bakounine en tête, les autorités politiques répondent positivement à la demande de la Russie et autorisent fin octobre l'extradition de Netchaïev à la condition qu'il soit poursuivi seulement pour l'assassinat d'Ivanov et non pour ses activités politiques ![162] Lors de son procès en janvier 1873, Netchaïev refuse de répondre aux juges à qui il dénie toute légitimité. Ses courtes interventions provoquent ses expulsions provisoires de la salle d'audience. Il est condamné à 20 années de travaux forcés pour le "crime contre Ivan Ivanov" motivé par des intérêts personnels, et transféré fin janvier à la forteresse saint-pétersbourgeoise Pierre-et-Paul. Il est enfermé dans le cachot n°5 du ravin Alexis, comme Bakounine des décennies auparavant. Ses conditions d'incarcération sont strictes et il est interdit de le nommer directement par son nom auquel il faut préférer le "prisonnier connu" ![107] Sa présence dans la forteresse doit rester secrète. Il a la permission d'écrire à sa sœur Anna et obtient les quelques livres d'Histoire qu'il demande. Mais en 1876, "par ordre impérial, tous les écrits de Netchaïev sont détruits". Des fragments de romans sur des russes en exil, sur la Commune de Paris, de la poésie en allemand, en anglais et en français, des compte-rendus de lecture et quelques textes politiques. Une liste complète et annotée de ses affaires est envoyée au tsar avant destruction. Il est enchaîné aux mains et aux pieds, et seule la lecture lui est autorisée. Les fers ne lui seront enlevés qu'à la fin 1877. Onze soldats sont dédiés à la surveillance de Netchaïev. Malgré les interdictions de parler ou de communiquer avec le "prisonnier connu", ceux-ci lui fournissent parfois des crayons, des bouts de journaux ou des friandises. Pour eux, il semble être une personne importante aux vues du traitement qui est le sien. Afin d'obtenir les livres qu'il désire, et non pas seulement ceux de la bibliothèque ou des écrits religieux, Netchaïev fait plusieurs grèves de la faim. En 1876, les contestations estudiantines à Saint-Pétersbourg sont violemment réprimées. Un étudiant est tué. En réponse à cette situation, plusieurs groupes narodniki se regroupent au sein d'une même organisation Terre et Liberté[163]. S'appuyant sur la paysannerie, leur credo est la mise en place d'une fédération villageoise russe qui remplacerait l’État et serait en mesure d'assurer l'égalité entre les hominines. Au cours du deuxième semestre de 1877, près de 250 hominines sont mis en accusation lors de deux procès retentissants. Décidée à les venger, Vera Zassoulitch[125] tire au pistolet fin janvier 1878 sur le général-préfet de police, qui n'est que blessé. Acquittée[164], elle doit se cacher pour fuir une nouvelle arrestation. La vague d'arrestations dans les milieux estudiantins et narodniki remet en contact Netchaïev avec l'extérieur par l'intermédiaire d'hominines qui finissent à la forteresse saint-pétersbourgeoise. Les débats sur l'utilisation de la violence divisent Terre et Liberté. Sur cette question, l'organisation narodniki se scinde en août 1879 entre Partage Noir[165], partisan de la seule lutte politique, et Volonté du Peuple[166] qui soutient la nécessité de l'action violente. Son sigle représente un pistolet, un poignard et une hache, et sa "Section de combat" se fixe comme but principal de tuer le tsar Alexandre II[167]. Entre 1879 et 1881, la section de combat de la Volonté du Peuple organise cinq tentatives d'assassinat contre le tsar. Dynamitage de voies de chemin de fer, d'un pont urbain et d'un palais[168]. Et même un projet d'une attaque à la hache, finalement abandonné. Toutes échouent. Les arrestations et les exécutions se multiplient. Sergueï Netchaïev parvient à entrer en contact avec les hominines de la Volonté du Peuple. Un projet d'évasion se dessine. Petit à petit, Netchaïev fait parvenir à l'extérieur le plan de la forteresse. Mais l'évasion est reportée par la Volonté du Peuple afin de rester entièrement disponible pour le projet de tuer le despote russe. Par la suite, une trentaine de gardiens et militaires de la forteresse Pierre-et-Paul seront accusés d'avoir voulu faire évader le "prisonnier connu". Le 1er mars 1881, à Moscou, deux bombes sont lancées sur le traîneau du tsar par des hominines de la Volonté du Peuple. Alexandre II est tué lors de la seconde explosion. Dans les semaines qui suivent, la répression se déchaîne. Fin mars, 8 hominines — 6 mâles et 2 femelles — sont inculpés pour cet acte protivotsarien[169]. Illes sont condamnés à mort par pendaison. Deux sont déjà décédés. L'un, Nikolaï Sabline[170] se suicide plutôt que d'être arrêté, et l'autre, Ignati Grinevitski[171], meurt avec sa bombe. Le 1er avril, Sofia Perovskaïa[172], Andreï Jeliabov[173], Nicolas Kibaltchitch[174] et Timofeï Mikhaïlov[175] sont pendus. En remerciement de ses informations à la police, Nikolaï Ryssakov[176] est pendu deux jours plus tard ! Enceinte, Guessia Guelfman[177] échappe à la pendaison et sa peine est commuée en prison à vie. Elle meurt quelques mois après l'accouchement. L'enfant aussi. La Volonté du Peuple est très affaiblie par la répression[178]. Malade et sous-alimenté, Sergueï Netchaïev décède du scorbut le 21 novembre 1882 après 10 années d'enfermement dans les cachots de la forteresse. Sa mort est gardée secrète et la date exacte n'est connue qu'au début du XXème siècle. La Société de la Hache n'est plus qu'un souvenir, enfouie dans l'Histoire avec un grand ache.
Bravache ?La seconde moitié du XIXème siècle est une époque où se dessinent progressivement les clivages idéologiques dans le mouvement révolutionnaire du XXème. Les catégories et leurs subdivisions ne sont pas les mêmes. La confusion est possible si l'on n'y prend garde. Mikhaïl Bakounine, généralement présenté comme un précurseur de l'anarchisme, n'emploie jamais ce terme et se qualifie lui même de socialiste révolutionnaire. L'anarchie est alors représentée par Pierre-Joseph Proudhon, quand bien même il ne l'est pas vraiment dans le sens actuel de ce mot. Louis-Auguste Blanqui[122] et ses conspirateurs blanquistes, très critiqués par Bakounine et ses adeptes, intitulent en 1880 leur journal Ni Dieu, ni maître qui deviendra par la suite le leitmotiv anarchiste. Les textes de Karl Marx[180] sont alors peu accessibles pour les russophones. Le Capital est traduit en russe en 1872 et le Manifeste du parti communiste en 1882 par Vera Zassoulitch[125] qui, après avoir fait le choix de Partage Noir dans la scission de Terre et Liberté, est l'une des fondatrices du premier groupe marxiste russe Libération du Travail[181] en 1883. Marx est très critique contre les théories qui préconisent l'action clandestine d'un petit groupe d'hominines afin de "mener le peuple à la révolution". Paradoxalement, un grand nombre de marxistes post-Karl opteront pour des formes d'organisation en parti clandestin alors que les bakouninistes post-Mikhaïl oublieront parfois les amours de Bakounine pour les sociétés secrètes et autres groupes politiques clandestins. Critiques qu'illes retournent au seul blanquisme. Au temps de Sergueï Netchaïev, le marxisme n'est pas encore le courant dominant qu'il deviendra dans le mouvement révolutionnaire, et en Russie les textes de Bakounine circulent beaucoup plus que ceux de Marx. Ce sont les narodniki et autres nihilistes qui sont alors la principale mouvance révolutionnaire en Russie. Dans un pays où la grande majorité des hominines est paysanne, leurs théories du socialisme futur s'appuient sur elle et non pas sur un prolétariat urbain comme l'analyse Marx. Pour elles, les communautés villageoises autogérées doivent s'unir en une fédération, ossature d'un État révolutionnaire dont la gestion revient à une assemblée élue. Pour se faire, les narodniki sont favorables à des transitions politiques tout en œuvrant au soulèvement des hominines dans les campagnes russes. Par l'alphabétisation, l'entraide et l'agitation politique. Illes rejoignent en grande partie les théories de Bakounine sur le fédéralisme mais s'opposent à lui sur la question de l’État, même révolutionnaire. Illes se différencient aussi de Marx qui voit dans l’État un outil menant à la révolution alors que les narodniki l'imaginent plutôt en simple garant d'une révolution. Pour l'un il peut être fort et dirigiste, pour les autres minimal et facilitateur. Évidemment, il est anachronique et politiquement faux de qualifier Sergueï Netchaïev d'anarchiste ou de marxiste, même s'il puise dans des sources communes. De part ses différentes positions politiques, il ne peut être non plus qualifié de nihiliste dans le sens moderne de ce terme. Il s'inscrit pleinement dans la macédoine narodniki. Dans le journal de la Vindicte du Peuple, il invite son lectorat à compulser le Manifeste du parti communiste de Karl Marx, tout autant que L'appel aux étudiants de Mikhaïl Bakounine. Lors de ses passages à Paris, il semble proche des milieux blanquistes. Selon un ancien proche, il est aussi en relation avec d'ex-communards[154]. Piotr Tkatchev[119], ex-proche de Netchaïev, rejoint d'ailleurs le journal Ni Dieu, ni maître. Les insurrections paysannes en Russie, la révolution française de 1789, les conspirations de Gracchus Babeuf[121] et de Blanqui ou la courte expérience de la Commune de Paris sont quelques uns des évènements historiques qui alimentent l'imaginaire politique de Netchaïev[182]. Il n'est pas féru de théorie et de philosophie, qu'il moque parfois, et préfère se nourrir des soulèvements qui agitent l'histoire des hominines d'Europe. Outre un dictionnaire, ses premières demandes lorsqu'il est emprisonné sont des livres d'Histoire.
Condescendance d'une jeune noble devenue révolutionnaire ou réalité d'un autodidacte "chez les intellos" et autres "dîners de cons" ? Ces propos de Vera Zassoulitch font échos aux méfiances de Sergueï Netchaïev vis-à-vis des étudiants de familles riches qu'il trouvait peu solidaire avec les plus pauvres lors des contestations estudiantines, à sa défiance envers les intellectuels en exil et plus généralement envers les théories politiques qu'il qualifie de logomachie, de charabia en français usuel. À sa manière, il alimente les débats sur la place des intellectuels dans le mouvement révolutionnaire[184]. Sont-illes capables de produire autre chose qu'une pensée qui conserve leurs privilèges sociaux ? Est-ce cela qui pousse Netchaïev à vouloir mettre la main sur l'argent d'Alexandre Herzen qui vit chichement en exil ? Ce que laisse à penser la teneur des lettres entre sa fille Nathalie et Netchaïev[152]. Si le mépris viens de Netchaïev, il se peut que pour lui Bakounine ne soit qu'un intellectuel vieillissant, dont le prestige est utile à la "cause", et Alexandre Herzen un simple réformiste et un aristocrate dont l'argent est nécessaire à la Société de la Hache.
Mais bien au-delà des reproches qui lui sont faits sur ses méthodes jugées mensongères et manipulatrices, l'image de Netchaïev a été détériorée par des polémiques qui dépassent sa simple personne. Dans les querelles qui opposent Mikhaïl Bakounine à Karl Marx, ce dernier utilise les liens avec Netchaïev pour le critiquer sévèrement. Bakounine est accusé d'être co-auteur du Cathéchisme du révolutionnaire[123]. Netchaïev est élevé au rang de repoussoir absolu et devient synonyme de bakouninisme déjanté dans la bouche de marxistes. Pour les bakouninistes, il est critiqué pour ses aspects autoritaires et son absence d'éthique, et plus tard pour les anarchistes il est l'incarnation du fanatisme des bolchevistes et de leur Parti. En contradiction avec ce qu'en disait Karl Marx, les bolchevistes et leurs hagiographes tenteront même de réhabiliter la figure de Netchaïev. Il est la "patate chaude" de l'histoire du mouvement révolutionnaire. Encore de nos jours, Netchaïev reste un paria et chaque publication anarchiste ou communiste se sent obligée de s'excuser de parler de lui[186]. Dans le domaine universitaire, les ouvrages faisant référence sur Netchaïev reprennent cette lecture brouillonne qui fait de lui un précurseur du bolchevisme[187], sans en explorer les multiples facettes et les contradictions. Pour les hominines qui ne baignent pas dans les méandres de la pensée révolutionnaire, le personnage de Netchaïev renvoie au roman Les Démons[188] de Fiodor Dostoïevski, écrit entre 1871 et 1872. Cette fiction s'inspire clairement de l'assassinat d'Ivan Ivanov par Netchaïev qui devient le personnage de Piotr Verkhovenski sous la plume de l'écrivain conservateur. Ce roman permet à Dostoïevski de laisser libre cours à sa critique des pensées révolutionnaires qu'il juge dangereuses pour la Russie. L'intrigue est l'histoire d'une mystification politique dont le principal théoricien, Chigaliev, propose un système despotique au nom de l'égalité. Les personnages sont des caricatures, des "hommes malades" selon Piotr Tkatchev. "Je laisse de côté dans mon roman le vrai Netchaïev et sa victime Ivanov. Le personnage de mon Netchaïev ne ressemble certainement pas à celui du vrai Netchaïev"[189]. Malgré cette précision, les personnalités de Verkhovenski et Chigaliev sont devenues celle de Netchaïev. Albert Camus, dans son essai L'Homme révolté, étudie non pas le "netchaïevisme" mais le "chigalievisme", mélangeant œuvre de fiction et réalité historique. Chigaliev côtoie Piotr Tkatchev. La personnalité réelle de Netchaïev est difficilement décelable derrière tout ce qui c'est dit sur lui. Ensevelie par le portrait que la justice russe en a fait, écornée par les polémiques qu'il engendre dans le milieu révolutionnaire de son temps et déformée par les débats idéologiques qui s'emparent de son histoire après sa mort. Les différentes autobiographies des protagonistes de cette époque, les témoignages de jeunesse de ses proches[107], sa correspondance ou les récits de sa sœur Fatime livrent une personnalité complexe. Les propos se contredisent parfois. Pour certains, Netchaïev est un autodidacte médiocre qui lit très peu, pour d'autres il dévore les livres et sait très bien s'exprimer. Pour certains, il est souriant et calme, pour d'autres il est agité et distant. De manière générale, il faut toujours prendre avec réserve les autobiographies écrites des décennies après les faits, lorsque les années ont fait relativiser les années de jeunesse, ou lorsque les clivages politiques s'immiscent dans le regard porté sur des hominines. Impossible aussi de discerner le vrai du faux derrière les mensonges que Netchaïev lui-même a entretenu sur sa vie, ses projets et son évasion. Qu'il s'appelle Vindicte du Peuple ou Société de la Hache, qu'il soit réel ou fictif comme l'affirment ses détracteurs, le groupe clandestin de Netchaïev est un échec. Leur projet d'initier la révolution en Russie n'a pas abouti. La victoire posthume de Netchaïev est d'être parvenu — grâce et malgré lui — à créer un mythe autour de la Société de la Hache et de sa personne qui inspira des générations de révolutionnaires souvent bien éloignées politiquement des narodniki russes de la fin du XIXème siècle. Pour le meilleur et pour le pire...
Notes
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