Louis Chave
Louis Chave. Anti-esclavagiste éphémère.
SommaireChaîne de l'EstaqueVestige géologique, la chaîne montagneuse de l'Estaque s'étend sur presque trente kilomètres entre, d'est en ouest, le quartier nord-marseillais de l'Estaque et la ville de Martigues. Elle est parfois aussi appelée chaîne de la Nerthe, en référence au hameau du même nom dans le nord-ouest marseillais. Elle forme un isthme large de moins de dix kilomètres entre la mer Méditerranée et l'étang de Berre[1]. Elle culmine à 278 mètres d'altitude. Son flanc méditerranéen est constitué de falaises escarpées dont certaines sont percées de calanques, sortes de vallons donnant directement sur la mer. Le nord de la chaîne de l'Estaque débouche sur des plaines, puis des zones marécageuses à proximité de l'étang. Formant une lagune séparée de la mer Méditerranée, l'étang de Berre est une vaste étendue d'eau salée de 15000 hectares alimentée en eau douce par quelques rivières et profonde au maximum de neuf mètres. La présence des hominines[2] est attestée, autant sur les flancs méditerranéens ou berriens de la chaîne de l'Estaque, depuis des millénaires par des fouilles archéologiques[3]. Le pourtour de l'étang est propice à l'agriculture, à la pêche et à l'extraction de sel. Dès les premiers siècles après JCⒸ[4], les hominines ont tenté de faire communiquer l'étang de Berre avec la mer Méditerranée, séparés par le petit étang de Caronte et ses îlots. L'habitat des hominines entre les rives sud de l'étang de Berre et le nord de la chaîne de l'Estaque est, au fil des siècles, devenus pérenne. Les agglomérations se sont faites urbaines. Les villes côtières de Martigues, de Marignane et Vitrolles sont les plus grandes et les plus connues d'entre elles. Dans les zones de plaines, se développent de petits villages, tel Chateauneuf-les-Martigues, Le Rove ou Gignac, dont l'activité économique est plus tournée vers l'agriculture. Dès le début du XIXème siècle, le pourtour de l'étang de Berre est un lieu d'implantation de sites de l'industrie chimique[5]. Obtenu à partir de sel marin par des procédés chimiques polluants, le carbonate de potassium est alors un incontournable pour les industries textiles et la fabrication du savon. La production d'acide chlorhydrique est un facteur important du recul des terres cultivables. Déjà en 1830, les hominines de la région protestent contre les nuisances de cette industrie qui est la cause de nombreuses morts prématurées d'hominines et d'animaux d'élevage, ainsi que de la pollution des terres agricoles. Le creusement de l'étang de Caronte et la destruction de quelques-unes de ses îlots permet, en 1863, d'en faire un canal qui relie directement l'étang de Berre à la mer Méditerranée. Un pas est franchi pour faire des rives de l'étang la plus vaste zone de pollution industrielle de la région. GignacInitialement rattaché à la seigneurie de Marignane, le village de Gignac devient une commune avec l'instauration de la république en France à la fin du XVIIIème siècle. Elle comprend Gignac, Le Rove et Ensuès qui ne seront établis en communes distinctes que dans les premières décennies du XIXème pour Le Rove et du XXème pour Ensuès-la-Redonne. La vaste plaine entre Chateauneuf-les-Martigues et Gignac est une zone d'agriculture où le blé, l'olivier et la vigne sont exploités pour l'exportation vers les centres urbains alentours, tel Marseille. Au XIXème siècle, l'industrialisation grandissante de cette capitale régionale entraîne son essor démographique et une nécessité permanente de main-d'œuvre pour travailler dans les ateliers ou au port, qui reste son activité principale. L'activité agricole dans la plaine châteaunevo-gignacaise emploie de très nombreux journaliers locaux et des hominines venus d'autres pays. Louis Chave naît le 12 avril 1862[6] dans l'ancien quartier des Maisons Neuves à Gignac. Son père, Noël Chave, est un agriculteur né à Septèmes à quelques kilomètres à l'est, et sa mère, Henriette Gouiran, originaire de Gignac, est couturière. Après leur mariage en septembre 1858, le couple d'hominines s'installe dans le centre de Gignac. Outre une sœur aînée, Louis Chave a deux frères et deux sœurs plus jeunes que lui, nés entre 1864 et 1871[7]. Noël Chave est employé en tant que cantonnier communal dans le début des années 1860 puis devient chiffonnier dans les premières années de la décennie suivante. Sans doute accaparée par l'élevage des six enfants, Henriette Chave se dit sans profession lors du recensement de 1864 avant de se déclarer, elle-aussi, chiffonnière. En parallèle de ces activités, le couple d'hominines s'occupe de maintenir une agriculture domestique pour subvenir à leurs besoins, ceux de leurs enfants et du grand-père maternel qui vit avec elleux. Lorsque Noël Chave décède prématurément le 13 mai 1872, Henriette Chave se retrouve seule avec à sa charge six enfants, âgés de 1 à 11 ans, et son père presque octogénaire. Louis Chave est alors âgé de 10 ans. Chaînes marseillaisesLes autres chaînes qui entravent les hominines sont les institutions religieuses. Malgré les critiques ouvertes et la perte progressive de son pouvoir au cours du XIXème siècle, la religion reste ancrée parmi les hominines. Outre les lieux de culte, de moins en moins fréquentés, elle est présente dans les œuvres caritatives et les ordres monastiques. Afin de "sauver leur âme" et d'empêcher le déclin de la religion, les hôpitaux et les orphelinats sont pour leurs adeptes des lieux privilégiés pour conserver une emprise de la mythologie christienne sur les hominines. Grace à l'aide financière des institutions religieuses et de riches familles christiennes, la charité est une œuvre de propagande. En contrepartie d'une éducation ou de soins, les enfants, les misérables et les malades sont contraints d'écouter les élucubrations religieuses et d'ingurgiter la moralité des christiens.
Il est difficile de cerner les années de jeunesse de Louis Chave, tant les archives disponibles ne sont pas totalement cohérentes. Les sources judiciaires et journalistiques indiquent qu'il est envoyé dans un pensionnat d'Aix-en-Provence[9], avant d'être placé dans un établissement religieux de Marseille accueillant des enfants pauvres, orphelins de père ou de mère, "sains de corps et d'esprit", âgés de 7 ans révolus et de moins de 11 ans. Les méthodes éducatives sont faîtes de brimades et de sermons. La tenue obligatoire est un uniforme bleu avec une étoile blanche. Selon l'encart publicitaire de L'indicateur marseillais, les orphelins sont placés en apprentissage à leur quatorzième année. L'Œuvre des enfants de la providence dit Enfants de l’Étoile[10] gère ainsi l'éducation de quelques 150 enfants, lesquels sont régulièrement employés pour accompagner les enterrements et faire nombre lors des processions. De manière générale, les orphelinats et les prisons pour enfants administrés par des associations ou des institutions religieuses permettent de former et de fournir de la main-d'œuvre à destination d'entreprises locales ou de l'entretien des élites[11]. Les jeunes hominines mâles seront ouvriers ou domestiques, par exemple, les femelles seront couturières ou cuisinières. À ses quatorze ans, en Louis Chave entame son apprentissage. Il sait lire et écrire. Le recensement à Gignac de 1876 le mentionne, en tant que cultivateur, avec sa mère, son jeune frère et sa sœur la plus jeune. Sa sœur aînée ainsi que sa sœur Julia et son frère Martin n’apparaissent plus. Peut-être ont-illes été aussi placé dans un orphelinat ? Louis Chave a-t-il réellement terminé son apprentissage ou est-il retourné à Gignac pour aider sa mère ? Lors du recensement de 1881, il est indiqué que la mère vit avec sa fille aînée, de retour et devenue couturière, et avec Louis, toujours cultivateur. Le restant de l'adelphie n'est plus présente. Là encore à l'orphelinat ? L’activité de chiffonnière de la mère Gouiran veuve Chave n'est sans doute pas suffisante pour subvenir aux besoins de l'ensemble des enfants. Louis est d'ailleurs dispensé en 1882 de son service militaire obligatoire dans l'infanterie au motif qu'il est "fils aîné d'une veuve"[12]. Cette dispense exclue donc l'hypothèse qu'il ait pu servir dans l'armée coloniale française au Tonkin et en Tunisie, comme l'affirme un historien et biographe de la future patronne de Louis Chave[13]. La fiche militaire donne de rares indications physiques sur Louis Chave, le décrivant brun aux yeux gris et mesurant 1,66 mètres, "robuste et portant une légère moustache"[14] selon la presse locale[15]. Chaînes bucco-rhodaniennesL'échec des différentes tentatives de proclamer des Communes autonomes dans plusieurs villes de France[16], dont Marseille[17], et leurs répressions sanglantes n'ont pas empêché que les idées révolutionnaires se diffusent dans la seconde moitié du XIXème siècle, dans un contexte d'industrialisation, d'essor urbain et d'exode rural. Les usines et les ateliers, toujours plus grands, toujours plus nombreux, attirent moult hominines qui viennent y vendre leur force de travail pour échapper à la misère quotidienne. Les conditions de travail et l'exploitation économique n'ont rien à envier à celles des hominines travaillant dans l'agriculture ou l'élevage en périphérie des zones urbaines. Les salaires sont médiocres et les emplois incertains. L'esclavage se modernise[18]. Les protestations se manifestent dans des journaux et des associations d'hominines qui soutiennent et participent à des pétitions, des blocages ou des grèves. Le panel politique de cette presse et de cet activisme révolutionnaire va des socialistes réformateurs aux anarchistes, en passant par les marxistes ou les socialistes radicaux. Les grilles de lecture et les modes opératoires pour se sortir de la misère et de l'exploitation sont très différents. Là où la patience active est défendue par les plus tièdes — le réalisme —, l'impatience se fait action pour celleux qui refusent d'endurer une minute de plus leurs conditions de vie déplorables — la réalité. L'expression radicale de ce refus opte pour des formes de violence contre les biens et les personnes.
L'immigration venant d'Italie est importante à Marseille et alentour. Main-d'œuvre bon marché, ces hominines viennent travailler dans les activités portuaires et l'agriculture, illes sont la variable d'ajustement des besoins grandissants de l'économie de la région. Même si beaucoup s'installent, les tensions entre les "communautés" françaises et italiennes ne sont pas toujours apaisées et tournent parfois aux lynchages[20]. Les registres d'état civil de plusieurs villes et villages de la chaîne de l'Estaque, de Marseille à Martigues, montrent que les hominines originaires d'Italie représentent une forte proportion de la population. Parmi elleux, quelques anarchistes. Saint-Pierre-les-Martigues
Le recul de la pêche, l'exode rural et l'extension des exploitations agricoles sont quelques uns des facteurs de l'appauvrissement des populations paysannes de la plaine chateaunovo-gignacaise contraintes d'accepter les conditions de travail et les salaires de misère. Après le retour de Séverin Féraud d'une réunion internationale en Suisse[22], un petit groupe d'anarchistes de la région publie le 16 août 1882 le premier numéro du journal Le paysan révolté[23]. Du hameau de Saint-Pierre-les-Martigues, à l'ouest de la chaîne de l'Estaque, au sud de Martigues, l'anarchiste Séverin Féraud[24] donne le ton dans un article publié dans le journal anarchiste lyonnais L’Étendard révolutionnaire[25] : "Paysans, occupons-nous à nous procurer des matières explosibles pour détruire les repaires où logent les voleurs de notre récolte, qui ont encore l'audace de s'intituler nos bourgeois. Faisons disparaître par tous les moyens l'exploitation et par le feu cette caste monstrueuse qui vit dans les jouissances de notre travail." L'autre hominine à apparaître nommément est Sauveur Couloubrier[26], le correspondant à Marseille. Imprimé dans cette ville par Joseph Doucet[27], le journal n'existe que le temps de deux autres numéros, datés des 1er et 15 septembre 1882. L'interruption de la parution du journal n'est pas synonyme d'inactivité. Dans un article publié en décembre 1883 dans le journal L’Émeute[28] de Lyon, les anarchistes de la plaine rappellent que "le groupe le Paysan révolté se prépare à une étude de destruction complète pour en arriver bientôt à une prompte révolution. Il s'agit d'étudier les moyens de réussite pour mettre le feu partout où ses moyens le permettront. Les membres de ce groupe se dirigeront principalement dans les grandes villes pour incendier toutes les institutions qui sont nuisibles à la classe des déshérités. Et à défaut de pouvoir choisir, de réduire en cendre tout ce qui nous opprime, ils mettront plutôt tout en flamme, tant qu'il y aura pierre sur pierre. Dans notre prochaine correspondance, nous ferons connaître notre plan pour que tous ceux que cela intéresse s'y associent". Le projet est clair. Et les frontières toujours aussi poreuses entre nihilisme, anarchisme et individualisme, proches comparses de la révolte. Le groupe n'est pas isolé, en lien avec d'autres groupes anarchistes à Marseille dont le ton est tout aussi enflammé[29]. En 1884 paraît la première brochure du paysan révolté, intitulée Phraseurs et prolétariat[21] et signée Séverin Féraud, dans laquelle il décrit les conditions de vie des hominines dans l'agriculture périurbaine, sensiblement différentes de celles des hominines en contexte urbain. Mais le but est commun : la destruction de toutes les formes d'exploitation. GignacImpossible de retracer les méandres qui menèrent Louis Chave vers l'anarchisme. La présence des anarchistes est visible à travers les manifestations, les réunions publiques et les journaux. Ceux-ci circulent à travers le territoire français et échangent des analyses et des informations pratiques. Louis Chave est lecteur par exemple du journal anarchiste Le Défi[30] de Lyon. Le ton des articles est explicitement en faveur d'une utilisation de forme de violence pour mettre fin à la misère et à l'exploitation. Non pas une violence aveugle ou collective mais ciblée et individuelle. Que les notables, les riches et leurs suppôts payent l'addition. "Ni dieu. Ni maître. Ni garde-champêtre"[31]. Que leurs biens s'envolent en fumée. Son prédécesseur, le journal La Lutte[32] propose une excellente rubrique "Produits anti-bourgeois" dans laquelle sont expliquées différentes utilisations de "matières explosibles et inflammables les plus connues, les plus faciles à manipuler et à préparer, en un mot les plus utiles." En cette fin de XIXème siècle, les occasions sont multiples pour un jeune hominine de Marseille de rencontrer l'anarchisme. Tout aussi multiples que les raisons. Des célébrations de la Commune à la manifestation en solidarité avec une révolutionnaire russe en 1881, de la venue de Louise Michel aux grèves sur le port ou dans les ateliers, les protestations contre la répression, Louis Chave a pu croiser la route de l'anarchisme tout au long de sa jeunesse marseillaise. Probablement entre 1880 et 1882, de compagnon de misère, il se fait compagnon de lutte. Dans ce cas, il rencontre Séverin Féraud alors que le projet de publier Le Paysan révolté est encore en gestation. Louis Chave participe à un petit groupe d'anarchistes qui se désignent "Paysans révoltés" comme le précise un article signé ainsi : "[...] Notre ami. Le compagnon Louis Chave. Ce vaillant anarchiste qui habitait notre région, faisait partie de notre groupe"[33]. Mais rien de précis quand à ses activités au sein des "Paysans révoltés". Peut-être ne fait-il leur rencontre qu'à partir de 1883 lorsqu'il recherche un emploi à Marseille et non pas dans les plaines de la chaîne de l'Estaque ? Rien ne permet d'en dire plus. Louis Chave vit pauvrement, "réduit à boire de l'eau et à rogner sur la nourriture"[34] selon ses propres dires, et parvient très difficilement à préserver sa mère de la misère. La ValentineAujourd'hui synonyme de zone commerciale, et avant qu'il ne devienne un quartier marseillais, La Valentine est à la fin du XIXème siècle un petit village d'environ 500 hominines. Situé sur la rive droite de l'Huveaune, il est à 10 kilomètres du centre-ville de Marseille et du port. Au nord, le village Les Trois-Lucs et à l'est, Les Accates. L'ouverture vers 1850 du long et sinueux canal de 80 kilomètres qui relie la Durance à la ville de Marseille — pour son alimentation en eau — en passant par la Valentine, améliore l'irrigation pour l'agriculture et l'utilisation de la force hydro-motrice pour les industries. Outre le village à proprement dit, la commune est parsemée de propriétés aux vastes terrains, appartenant à de riches familles d'hominines de la région marseillaise. Au nord-ouest de La Valentine, sur la route qui mène au village de Saint-Julien, la demeure de la Serviane et ses dizaines d'hectares environnant sont la propriété de la famille Deluil-Martiny. Entouré d'oliviers et de champs de blé, le lieu est une résidence secondaire pour cette riche famille de christiens marseillais. Marie Deluil-Martiny naît en 1841 sur le haut de la Canebière, dans le centre de Marseille. Encouragée par un environnement familial très porté sur la chose religieuse, la jeune hominine perd progressivement pied avec la réalité et s'enfonce dans les croyances les plus absurdes. Après une première tentative avec la Garde d'honneur du Sacré-Cœur, elle met en place la Société des Filles du Sacré-Cœur dont les membres sont chargées de se relayer pour prier en permanence devant des reliques religieuses. La sœur Marie est une vraie fanatique. Elle pense qu'il est nécessaire qu'une prière continue soit dite pour réparer les offenses faîtes au prophète Jésus aka ChristⒸ. Possédée, dans un style à rendre jaloux Gilles Deleuze tant cela est incompréhensible, uniquement destiné aux adeptes, elle écrit que "chaque battement de nos cœurs devrait être un acte d’offrande de Jésus et d’union à son Sacrifice perpétuel pour la gloire du Père. Cachés, perdus en Jésus-Christ, revêtus de Jésus-Christ, tellement unis à Jésus-Christ, que sa vie devienne notre vie, voilà ce que nous devrions être pour atteindre la fin du Sacrifice de Jésus" ![36] Dans son délire, elle affirme qu'il serait mort pour racheter les mauvaises actions de hominines ! Aidée par les finances familiales et la bénédiction des autorités religieuses, Marie Deluil-Martiny décide d'ouvrir un couvent dédié à la prière et régi par les règles de la Société des Filles du Sacré-Cœur. Cédé par ses parents, le domaine de la Serviane est le lieu choisi par la fanatique pour canaliser ses fièvres religieuses. Le couvent est officiellement ouvert en 1879. Il accueille exclusivement des hominines femelles issues de riches familles. Si Marie Deluil-Martiny est fille d'avocat et homme politique, son assistante au couvent Léonie Levassor de Sorval est fille de général. Habituées à une vie bourgeoise, la vingtaine de religieuses présentes au couvent s'entourent de domestiques nécessaires à la satisfaction de leurs caprices mystiques. Se faire servir par des hominines, dans la réalité, pour mieux servir une divinité irréelle. Louis Chave est embauché au couvent en tant que jardinier et homme à tout-faire début novembre 1883, pour le maigre salaire de 60 francs par mois. Ses difficultés financières sont l'argument principal pour qu'il accepte ce travail malgré le salaire insuffisant et des patronnes extrémistes christiennes. Dans le besoin, il sollicite une augmentation début janvier 1884 mais est menacé d'être licencié pour toute réponse.
L'esclavagiste en chef Marie Deluil-Martiny prétexte que le travail de Louis Chave n'est pas suffisant pour justifier la diminution de 10 francs, mais elle change d'avis et lui fait annoncer dans la matinée du 22 février 1884 par Léonie Levassor de Sorval qu'il est définitivement mis à la porte à compter du 1er mars. Finalement, dans le journée, l'esclavagiste décide de se débarrasser sur le champs du jardinier car, selon elle, elle n'a ni la nécessité, ni les moyens de s'offrir ses services. Louis Chave est sommé de quitter le couvent des fanatiques religieuses dès le lendemain matin. Sans préavis, ni possibilité de se retourner, il se retrouve sans travail. Le 23 février, il est jeté à la rue par ces filles de familles bourgeoises qui ignorent tout de la pauvreté.
DéchaînementEn réaction à cette mise à mort, Louis Chave est décidé à réagir rapidement. Avec en tête la comptine "On pendra le dernier curé avec les tripes du dernier patron...", il envisage de se venger de ces fanatiques et esclavagistes. Et la vengeance sera à hauteur du crime. "Œil pour œil, dent pour dent"[37] comme disent les religieuses. Dans la matinée du 24 février 1884, Louis Chave poste deux lettres. L'une est adressée à sa mère à Gignac, l'autre à lui-même à l'adresse du couvent de la Serviane. Dans la première, il explique sa situation de misère et justifie son projet de vengeance à venir. Une lettre d'adieu. La seconde lui sert de prétexte pour retourner au couvent quelques jours plus tard.
Si la lettre à sa mère ne parvient pas à destination[41], celle envoyée au couvent arrive à bon port le 26 février. Dans la matinée du 27, Louis Chave poste deux nouvelles lettres, l'une adressée au journal local Le Petit Provençal[34], l'autre au journal lyonnais L'Hydre anarchiste[42]. Dans la première, il donne une dimension sociale à son futur acte de vengeance, dans la seconde il en revendique le caractère politique. Son projet vengeur est ambitieux et il le sait fatal pour lui-aussi.
Après avoir posté ces lettres, Louis Chave se dirige vers le couvent de la Serviane pour, officiellement, y chercher son courrier. Arrivé sur place dans le début de l'après-midi, il retrouve les fanatiques déambulant par grappe dans le jardin. Il s'approche de l'esclavagiste en chef Marie Deluil-Martiny, sort un pistolet et tire deux fois dans sa direction. Touchée mortellement au cou et à la poitrine, elle s'effondre. Venue pour la secourir, l'esclavagiste en second Léonie Levassor de Sorval est frappée de multiples coups de crosse alors qu'elle tente d'arrêter Louis Chave et reçoit à son tour trois balles dans le corps. Blessée, elle gît inanimée. Tristement contraint de revoir à la baisse ses projets, Louis Chave abandonne l'idée de mettre le feu au couvent et, profitant de la pagaille, parvient à s'échapper de la Serviane. Traqué par des hominines du village, il est arrêté à environ un kilomètre du couvent. Après quelques tirs dans leur direction, sans les toucher, deux gendarmes ripostent et tuent Louis Chave. Juste avant d'être abattu, il s'écrie en provençal "Mi sièou tua" (Je me suis tué)[44]. Sa dépouille est abandonnée sur place jusque dans le courant de la nuit, puis amenée au cimetière Saint-Pierre. Dans un premier temps son corps est mis à la morgue puis inhumé dans la fosse commune le 4 mars[45] vers 7 heures du matin, selon le registre de Saint-Pierre. Par la suite, ses restes sont transférés dans l'ossuaire collectif où ils rejoignent ceux d'autres hominines à l'abandon. EnchaînementDès le 28 février, la presse locale relate les évènements de la Serviane. Le Petit Marseillais titre "Double assassinat au couvent de la Serviane"[46] et Le Petit Provençal[47] publie l'intégrale de la lettre que Louis Chave lui a envoyé la veille[34]. Ils annoncent à tort que les deux religieuses sont mortes. Si l'esclavagiste en chef est bien décédée sur le coup, son assistante est juste gravement blessée. L'une est exposée plusieurs jours avant d'être enterrée en grande pompes au cimetière Saint-Pierre[48] et l'autre est soignée sur place par plusieurs médecins marseillais. Les deux fanatiques religieuses sont présentées comme des victimes, et jamais il n'est réellement rappelé leur fonction d'esclavagiste même s'il est impossible de faire complètement l'impasse sur le motif invoqué par Louis Chave. Dans leurs éditions du 29 février[49], les deux quotidiens n'apportent pas plus de précisions sur cette "affaire" qui pour eux est un crime social, un simple fait divers. La lettre de Louis Chave à sa mère est interceptée par les forces de maintien de l'ordre avant qu'elle ne puisse la lire. Elle apprendra sa mort via les gendarmes. Le Petit Provençal est critiqué par ses confrères christiens qui lui reprochent la publication de la lettre reçue par le journal[50]. Celui-ci annonce qu'il publiera un fac-similé de cette lettre dans son édition du 3 mars[51] pour faire taire ses détracteurs. Le journal lyonnais L'Hydre anarchiste du 3 mars 1884[43] publie la lettre de Louis Chave reçue deux jours après sa mort. Sur un ton un peu différent de celui employé dans les lettres envoyées à sa mère et à Le Petit Provençal, il explique qu'il attendait une occasion de passer à l'acte contre celleux des hominines qui en exploitent d'autres. Signant "Louis Chaves. Anarchiste convaincu et d'action", il appelle celleux qui se disent anarchistes à suivre son exemple — plutôt que d'attendre que d'autres le fassent à leur place — et d'avoir toujours sur soi un bon pistolet, un poignard et une boîte d'allumettes.
Dans l'article intitulé "Vengeance d'un prolétaire", L'Hydre anarchiste salue le geste de Louis Chave et rappelle sa situation de prolétaire, exploité pour "satisfaire les multiples caprices dont [les fanatiques religieuses] étaient chatouillées", et s'enfonçant toujours plus dans la misère. Il rectifie la vision donnée dans les journaux marseillais qui présentent l'acte de Louis Chave comme une violence faîtes à de "braves et charitables femmes" et qui font d'elles les victimes, alors qu'il s'agit d'un acte suicidaire, "de samglantes funérailles, avec illumination et feu d'artifice" selon les propres mots de Louis Chave. Elles ne sont pas victimes de Louis Chave mais de leur condition sociale, celle de vivre du travail des autres et de disposer de leurs vies — ce qui ne peut être sans risque. Louis Chave aussi est victime de sa condition sociale, celle d'être exposé au risque permanent de tout perdre sur une simple décision — même la vie. Selon Léonie Levassor de Sorval, qui se remet doucement de ses blessures, les derniers mots de Marie Deluil-Martiny sont "Je lui pardonne". Méprisante jusqu'au dernier souffle. Pour la protivophilie, un "Je te remercie" était pourtant la moindre des choses. D'une part elle est ainsi libérée de sa condition sociale, sans avoir à faire elle-même le geste difficile de se suicider, et d'autre part, selon ses propres croyances, elle rejoint sa divinité plus rapidement. Pour la protivophilie qui croit en rien, étant donné qu'après la mort il y a rien et donc qu'à sa mort chaque hominine cesse d'exister, mourir n'est jamais une chose grave pour celleux à qui cela arrive, mais plutôt pour celleux qui leur survivent. Si la tristesse est un sentiment qui existe dans toutes les stratifications sociales, la mort n'a pas les mêmes conséquences pour celleux qui restent. De fait, la mort de Louis Chave prive sa mère et son adelphie du maigre revenu qu'il parvenait à donner, alors que celle de Marie Deluil-Martiny n'a aucune conséquence économique néfaste sur ses parents. Dans un monde absurde, ne sont-illes pas même plus riches maintenant ? Le Travailleur marseillais, sous titré "Journal de la classe ouvrière", préfère prendre ses distances du déchaînement de la Serviane. Il rappelle que le jeune Louis naît dans un environnement familial christien, que son parrain est le curé de Gignac et que toute son éducation est le fait d'institutions christiennes. Et que de plus, il a obtenu sa place de jardinier au couvent grâce aux recommandations de "Mr Tempier, négociant en cuirs, clérical de la plus belle eau"[52]. Confondant sans doute l'éducation reçue et ce que chaque hominine en fait, mélangeant nécessité économique et affinités, l'article laisse entendre que la lettre de L'Hydre anarchiste est probablement fausse et que Louis Chave, loin d'être un anarchiste, est redevable vis-à-vis des institutions religieuses et imprégné de leurs croyances. Il utilise même des argumentaires fallacieux pour le discréditer. "Ainsi, voilà un socialiste qui a été nourri presque dans une église, élevé avec les enfants de l'Étoile, et qui jusqu'au jour du crime n'a eu d'autres amis que ceux qui l'avaient vu enfant. Jamais dans aucun cercle sa présence n'a été signalée, et il est sorti de tout ce concours de soins dévots et de conseils religieux, ce beau produit : un socialiste-anarchiste, convaincu et d'action ?"[52] La confusion est évidente. Le mépris aussi. Quoi de commun entre des cercles socialistes et des anarchistes ? Faut-il vraiment avoir vu le jour dans une famille anarchiste pour l'être ? Est-ce le fameux mépris ouvrier pour le sous-prolétariat[53] ? L'Hydre anarchiste relève, sans le juger, l'étrangeté de concilier anarchisme et emploi dans un couvent, et il est vrai que dans la lettre à sa mère et celle à Le Petit Provençal il est fait mention d'une divinité et de son jugement, d'être "fier d'être désigné par le doigt de dieu pour accomplir cette action"[39]. Pour autant à sa mère il affirme aussi clairement être un anarchiste et invite ses frères et sœurs à se joindre à la guerre que celleux qui n'ont rien doivent mener contre celleux qui ont. De celleux qui sont rien contre celleux qui ne le savent pas.
Il n'y a aucune raison de douter des convictions anarchistes de Louis Chave puisqu'il s'affirme comme tel. Le rejet absolu de toutes formes d'esclavage n'est-il l'essence même de anarchisme ? Son acte est une preuve par le fait de son anti-esclavagisme radical. La complexité de ce qu'il était est une propagande par le fait qu'on ne naît pas anarchiste et que se penser ainsi est un vaste espace chaotique entre l'être et aspirer à l'être. Vivre anarchiste dans un monde qui ne l'est pas n'est pas facile et n'a rien à voir avec le projet d'un monde où l'anarchie serait l'évidence partagée. En toute humilité, être anarchiste n'est pas aussi simple que s'en réclamer. Se défaire de tout n'est pas rien. "Qui sommes nous pour juger ?" pour reprendre les mots d'un célèbre fantaisiste[54]. Dans un article paru un an plus tard dans Le Droit Social, un journal anarchiste marseillais, Séverin Féraud tranche dans cette polémique et affirme que Louis Chave appartenait au groupe des "Paysans Révoltés" lorsque "il mis la théorie en pratique contre son exploiteur femelle : la matrone d'un couvent de religieuse et la sous-maquerelle, fille d'un grand chef d'assassins à mitraille puisque ce père était général"[33]. La but de cet article est le lancement d'une souscription pour acheter un revolver pour que "un membre de notre groupe [aille] ajuster le gendarme qui a été décoré du sang de notre ami : la médaille[55] — prix de son crime — que lui a décerné le gouvernement, servira de point de mire à la balle qui doit l'atteindre". Le Droit Social soutient l'initiative et ouvre une souscription dans ses propres colonnes. Dans le numéro du 13 juin 1885[56], sous le titre "Souscription pour l'achat du revolver qui doit venger le compagnon Louis Chave" le journal publie la première liste. Trente membres du groupe anarchiste "Les Incendiaires", quarante sept anarchistes toulonnais et D. de Besançon, ainsi que quelques autres, donnent 5 francs et 55 centimes pour cette œuvre de vengeance. Nous ne savons rien du prix d'un tel achat et il semble que la vengeance n'a pas eu lieu. Pas plus que la fin de l'exploitation et le grand effondrement espéré.
ÉcœurementNotes
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