À la prompte rencontre, toute personnelle et subjective, de Ladislav Klíma, philosophe égosoliste, amusant amuseur de la bien-nommée Bohême.

 

 

F. MERDJANOV

 



 

Une troncature dilatatrice de L'égosolisme klímaïen et le matérialisme du rien ; tractatus détruit par l'auteur lui-même lors d'une crise d'êtr'xistantisme aiguë en automne 2005, repris, revu et augmenté ex-nihilo en hiver 2016 .

 


 

 

SUMMARIUM

 

 

 

 

 Achtung !

 

 I. Sur le tarmac

 

i. Vita, vitae : Une vie en-deçà de tout, une vie au-dessus du Tout

ii. Liber, libri : Face émergée, face immergée

 

II. Décollage

 

i. Influences (?), lectures et scribouillages : Multiversum

ii. Entre novlangue et volapük : Lexique maximal

iii. Je + Rien + Tout = Moi : Équation minimale

iv. Tanz mit Klíma : Essai de klímaïsme appliqué, digressions et errances

v. Florilegus, florilega, florilegum : Bons mots, perles et lexies

vi. Goodies und addenda

 

III. Largage

 

i. C. M. : Une vie (courte), une œuvre (dense)

ii. Oratiuncula, oratiunculae : Monologue de Carlo

iii. Kriegspiel : Guerre des mots, guerre aux mots, guerre aux maux

 

Aiguillage bibliographique

 

Vade-mecum linguistique

 

 

 

 

 Achtung !

 

 

 

 

Voyons un apprenti philosophe attiré par le fracas de la métaphysique et la recherche d'un idéal absolu ; ou l'inverse1. Suivons-le dans le labyrinthe philosophique du questionnement et du doute : timide, il déambule un peu au hasard et l'œil hagard ; délaissant les cyniques grecs, il arpente fébrilement les grandes allées avec Nietzsche, Schopenhauer, Cioran ; parfois une contre-allée le tente et voici Leopardi ou Stirner, mais il lui faut déjà chercher un peu ; enfin, un jour, dans un recoin obscur, il craque une allumette et apparaît Klíma. « Enchanté ! Tout le plaisir est pour moi. »

 

Qui donc ? Klíma, Ladislav Klíma. Un illustre Tchèque méconnu à la pensée hétérodoxe, perçue comme désordonnée et radicale, mais surtout inclassable, échappant aux canons traditionnels. Un soldat perdu de la philosophie, oublié en loques il y a bien longtemps sur son avant-poste isolé, mais retrouvé en armes, les deux pieds dans la fange, l'air moins ahuri que notre Thésée2.

 

Il faut pour le rejoindre se munir d'un équipement minimal (quelques dictionnaires ne seront pas inutiles), avoir un peu de temps devant soi et un brin de tranquillité (longue maladie, chômes divers, ermitage quelconque...), rester d'esprit léger (laisser ses a priori de côté), ne rien chercher (il n'y a rien à trouver, autant le savoir du début), éventuellement boire un peu d'alcool (du genre qui tape bien) dans les moments d'égarement et prévoir quelques expédients pour le mal de tronche qui s'en suivra. Ah oui, un fil d'Ariane de rechange pour le retour éventuel ! Et un... parachute !

 

Son œuvre est restée longtemps matériellement inaccessible pour le quidam francophone et c'est grâce au travail d'Erika Abrams, son exceptionnelle traductrice, que l'exhaustivité scientifique de ses écrits nous parvient à dose non homéopathique, avec cette particularité d'une parution concomitante de la version originale tchèque et de sa traduction en français, l'édition en français ayant parfois un coup d'avance !

 

Prêt ? Vorwärts !

 

 


1« ...la joie sombre de ceux qui font naître des apocalypses dans des galetas. » A. Camus, L'homme révolté.

2 Sérendipité : « Ce n'est pas d'apercevoir le premier quelque chose de nouveau, mais de voir, comme d'un œil neuf, la vieille chose depuis longtemps connue, que tout le monde a déjà vue sans la voir, qui distingue les esprits vraiment originaux. Le premier inventeur est communément ce très banal et inepte fantasque, le hasard. » F. Nietzsche, Humain, trop humain.

 

 

 

I. Sur le tarmac

 

 

 

 

i. Vita, vitae : Une vie en-deçà de tout, une vie au-dessus du Tout

 

Klíma s'est fendu d'une Autobiographie3, trace de sa vie finalisée par lui-même en 1924 « afin qu'il reste, au cas où on parlerait de lui après sa mort, un témoignage authentique sur sa vie »4. L'on y apprend un état civil succinct : naissance en 1878 à Domažlice, petite ville de Bohême occidentale alors sous juridiction austro-hongroise, un père employé, une mère dont il n'est pas fait mention et une fratrie de deux sœurs et deux frères qui meurent, comme sa mère, avant ses 18 ans.

 

D'aussi loin qu'il s'en rappelle, le jeune Ladislav éprouve une aversion totale pour les membres de sa famille, « non qu'ils fussent dégoûtants, simplement parce qu’ils m'étaient trop proches »5. Au-delà du cercle immédiat, c'est l'ensemble du genre humain qui est perçu comme ennemi car empiétant sur l'espace vital de sa “Volonté”, sentiment qui ne fera que se renforcer. D'abord observateur, Klíma va se forger un caractère “contre”, s'opposant, par principe, à tout ce qui l'environne et limite sa liberté. Voler, casser des carreaux, saboter, profaner, insulter sont pour lui actes quotidiens de salubrité personnelle ; mais il brosse aussi le portrait d'un gamin coureur de bois qui porte secours aux oisillons en détresse, arrachant une larme au lecteur attendri6. L'école est forcément mal perçue et encore plus mal vécue. Régulièrement renvoyé, brièvement passé par les bancs du lycée de Zagreb, il finit par se jurer d'en finir « avec la cochonnerie scolaire »7 et d'assurer lui-même sa bildung. Dur, dur de trouver une issue aux tourments adolescents : « La première phase était désespérée : je réagis à l'infernum dans lequel je me trouvais à coup d'anarchisme et de nihilisme, je rêvais continuellement de bombes, distribuais des tracts à la Ravachol, etc. Ce qui remplit sa fonction : en me libérant de l'école. Cela étant, je laissai tomber le fumeux fumier de la politique et résolus de ne me consacrer qu'aux choses les plus internes. Je passai principalement mes six mois de vacances dans des réflexions féroces sur un possible point de départ. »8 Ses 18 ans le voient hériter d'une somme modeste qu'il prévoit de faire durer 8 ans9 ; il espère au moins se libérer de la contrainte d'avoir à travailler. À 21 ans il fiche le camp avec la seconde épouse de son père. Une vie de bohème commence le menant jusqu'au Tyrol, son amante pourvoyant au quotidien en le dispensant « de tout commerce avec les humains »10. Misanthrope ? Pas vraiment, plutôt prudent et toujours cette sensibilité à fleur de peau : « Ceux des êtres que j'aime le mieux, ce sont les montagnes, les nuages et les chats – et peut-être, malgré tout, les femmes aussi. »11 Le vrai Klíma est toujours en gestation, errant (parfois nu), courant « après les nymphes et les châteaux hallucinatoires »12, fumant, fulminant, monologuant, affrontant Dieu qu'il croit voir rôder encore, ruminant ce qui deviendra sa pensée et prenant la décision de porter tout ça, un jour, à la connaissance du monde. Ce sera chose faite en 1904, en publiant, à compte d'auteur et anonymement, Le Monde comme conscience et comme rien. S'ensuivent déménagements, nouvel héritage modeste mais tombant bien, transes philosophiques diverses, ménage à trois et découverte de l'alcool comme expédient courant. « Je ne dessoûlai pas de toute la moitié de l'an 12 ni de tout l'an 13 »13 ; soûlographie assumée qui ne l'empêche nullement de s'occuper de tout et de n'importe quoi. Il rencontre ainsi Franz Böhler14, un poète-chimiste de nationalité allemande, qui sera un frangin en solipsisme et en beuverie appliqué(e)15. À nouveau sans une thune, Klíma entame une liste des emplois les plus improbables16 : gardien d'une usine abandonnée, co-inventeur d'un ersatz de tabac17, mécanicien ignorant tout de la mécanique18, épistolier pour des journaux, éphémère metteur en scène de théâtre... En 1922 paraît son deuxième livre, Traités et Diktats, composé dans l'urgence à partir de ses articles de journaux. Parfois une bonne âme, entre mécénat et charité publique, donne quelques subsides mais Klíma se refusera toujours à une quelconque mendicité. L'alcool devient un problème et il finit par en prendre conscience, après 10 ans d'une pratique aussi régulière qu'effrénée : « Le sens de l'an 23 (choses intimissimes à part), lutte contre l'alcool qui ne nous sauve la vie que pour nous menacer l'instant d'après d'anéantissement. »19 Seul un corps comme le sien a pu encaisser une telle dose éthylique, corps dont il vante l'exceptionnelle résistance au chaud, au froid, à la faim, aux microbes les plus variés, aux traitements les plus empiriques, aux marches forcées..., mais corps qui se verra refuser 7 fois en conseil de révision alors que la guerre mondiale fait rage20, l'armée kakanienne21 ratant une recrue de choix ! L'alcool donc, dont il ne se défera jamais totalement ; l'alcoolisme comme seule faiblesse qu'il semble nous concéder, avec toutes les autres. La fin de Autobiographie sent le sapin, et Klíma finit par parler de son présent au passé tout en évoquant que rien n'est encore terminé. En effet il lui reste 4 années à tirer même si le tigre a des dents limées. Un petit post-scriptum se permet de revenir sur ce qu'il considère comme un oubli néanmoins « très-important »22 et concernant la chose sexuelle : « À l'exception de quelques visites au bordel et de quelques rencontres nocturnes dans les champs, “rien de sérieux” [...] Par ailleurs, je compte encore enrichir la “pathologie” sexuelle de la découverte d'une bonne 20aine de “perversités” dont elle n'a toujours pas idée ; ce qui est dire que j'ai mené une vie érotique, – extrêmement mouvementée, – exclusivement ou presque imaginaire. » 23

 

Si ses propres autobiographies fournissent des bribes et des pistes, elles n'en constituent pas moins des légendes un brin simplifiées et arrangées pour la bonne cause d'une hypothétique postérité. La correspondance hétéroclite, son faux journal, divers témoignages et une poignée de photographies prennent alors le relais et nous montrent le verso d'une expérience nihiliste et d'un solipsisme régulier.

 

Un témoignage24 sur ses années adolescentes confirme de manière lapidaire la première impression d'avoir affaire à un drôle de numéro : « – Tu as donc connu aussi le jeune Klíma. Quel homme était-ce ? – Celui-là ? Tout Modřany disait qu'il avait une araignée au plafond. » Mais la matière manque pour pousser plus avant la connaissance de la jeunesse klímaïenne et la nature de l'araignée, aussi faut-il s'en tenir à ce que nous en a dit le principal intéressé. Pour la suite, la matière est plus dense.

 

 Un front haut, le cheveu tiré vers l'arrière, une forte moustache horizontale de morse, “à la Nietzsche” mais en plus stylée, parfois une paire de bésicles, plutôt maigrelet, tel apparaît Klíma. Les proches ajoutent à la panoplie un tuyau de pipe mordillé, une boîte d'allumettes en guise de porte-monnaie, des chaussures éculées, un bouteillon planqué dans le veston et un flot de grossièretés émaillant ses propos. Un Diogène moderne dont le tonneau devient au fil du temps la chambrette d'un hôtel de quatrième catégorie25. L'argent, c'est la plaie et l'obsession du penseur qui, malgré des besoins réduits au minimum, doit hypothéquer une partie de son temps (et parfois son manteau) pour se loger. On retrouvera plus tard dans le vrac de ses papiers, une collection d'ardoises variées sans savoir si elles ont été payées un jour, et par qui. Ce sont les ami(e)s qui finiront par pourvoir au quotidien. Ainsi dans cette lettre de janvier 1914, Antonín Pavel26 écrit à Emanuel Chalupný27 : « Nous nous sommes dit l'autre jour avec Kodíček28 qu'on devrait organiser une souscription pour Klíma ! Il ne répond pas à mes lettres, bien que j'y ai joint plusieurs timbres, et je me fais du souci. [...] Lui, on ne lui dirait pas que c'est une collecte, on présenterait cela autrement. Comme un prêt, une avance sur son livre, quelque chose comme ça. » Chacun trouve des artifices divers et finalement, en 1925, une “Association d'amis” voit le jour à l'initiative de Maxmilían Bittermann29 et de Pavel, elle assurera à Klíma, malade, une fin de vie décente. Outre l'argent, ce sont des biens matériels “essentiels”, carburants du quotidien klímaïen, qui sont fournis : timbres, tabac et chaussures, puis nourriture. L'alcool est hors concours, Klíma se débrouille toujours pour en avoir30. Wirtschaft ist Tot. « Je paierai un jour mes amis en monnaie d'étoiles » déclare-t-il à Alois Fi(e)dler31, gardant un amour-propre lié à son souhait d'indépendance, voire un brin d'orgueil. Comme il le dit à Pavel : « Si je n'écris pas et que je ne vienne pas vous voir, c'est uniquement parce que ma fierté m'interdit de me présenter les mains vides. »32 En témoigne peut-être aussi cette susceptibilité (ou sensibilité ?), parfois à fleur de peau, qui le rend particulièrement attentif aux paroles blessantes à son encontre. Partant du principe que l'estime de soi est une valeur supérieure, Klíma n'hésite pas à flatter ses interlocuteurs (parfois avec une amabilité frisant visiblement l'obséquiosité). Flatter quelqu'un n'est pas pour lui une bassesse, mais un simple prolongement de l'amour de soi transposé à l'autre, à condition que cette flatterie soit franche et sans détours33.

 

C'est un Klíma, certes à tendance érémitique, mais plutôt sociable qui se dessine ici. Autant citer Pavel : « C'étaient vraiment des soirées sans prix, croyez-moi, pour moi elles n'avaient pas seulement le charme de l'aventure, chaque instant passé avec vous était un pas de plus dans la voie qui devait me libérer de plus d'un doux non-sens. »34 « Il est sans le moindre préjugé, comme les enfants, [...] il prête l'oreille avec enthousiasme aux plus folles utopies, [...] évidemment, on ne peut pas lui parler politique, [...] sa vie psychique intime, ou plutôt sa méthode de pensée, demeure pour moi une énigme. »35 Indécision apparente, procrastination, pas fiable dans ses promesses, mais comme si cela ne dépendait pas de lui, comme s'il n'en n'était pas responsable, esprit trop ailleurs, trop occupé ; entre ce qui est dit et ce qui se fait effectivement, tout peut arriver, de là ses nombreux oublis ou omissions.

 

À vivre dans des endroits exigus, Klíma est un adepte de l'extérieur et des excursions diverses (seul ou accompagné) dans la campagne36. À vivre dans des endroits non chauffés, c'est un adepte des bistrots, le bistrot comme deuxième maison. « Il en fréquente plusieurs et ainsi, petit à petit, il fait connaissance avec les gens du coin. Ceux qu'il préfère, ce sont les prolétaires, mais pas pour des raisons idéologiques. Il n'est pas long à en trouver plusieurs avec qui il a plaisir à discuter des idées et des choses auxquelles lui-même réfléchit. »37 Ce que Klíma aime dans le prolo c'est l'homme “brut”, authentique, sans chichi et dans lequel il aime avoir la surprise de découvrir de l'insoupçonné (il est en effet plus inattendu de trouver un prolo érudit qu'un bourgeois qui lit) ; à cela s'ajoute une certaine propension à penser que la beauté et la force réside dans le vil et le plouc.

 

Autobiographie laisse entendre une vie amoureuse modeste, semblant se limiter à quelques mains aux fesses et à une forme d'onanisme à tendance fantasmatique. Notre égosoliste serait-il un sologame ? Que nenni ! Loin du vacuum suggéré, il est facile de dresser une petite liste de ses “conquêtes” et pour le moins de tracer un itinéraire de vie amoureuse nettement plus étoffée et un comportement érotique un poil plus complexe.

 

On croise ainsi la route d'au moins une de ces fameuses rencontres nocturnes évoquées dans Autobiographie : « Promenade dans la nuit noire (ivrogne au bord de la route), fumé dans la boue. À la maison “plaisanté” longuement et vigoureusement avec Mme Oberland. Pas prude. Corps suggestif. Assez guilleret après, voire jaloux. »38

 

Et donc les amantes dont nous avons les noms ; ouvrons-donc sa Carte du Tendre :

 

  • Anna Králíková (1874-1959), couturière. Seconde épouse de son père et donc “belle-mère” et amante. La perte de leur correspondance ne permet pas de dire l'état réel de leurs relations. Elle conservera longtemps à titre de gages sur dettes, les invendus du Monde comme conscience... ainsi qu'un vrac conséquents de manuscrits ; l'ex-beau-fils en récupérera une partie via la bourse du déjà vu Fi(e)dler en 1918.

 

  • Gellia, « une certaine serveuse de l'Engadine à qui j'ai flanqué une paire de baffes »39. Connue brièvement en 1902 et qui alimente régulièrement ses rêves40.

 

  • Štěpánka Žertová (1891-1918), employée à la rédaction du quotidien agrarien Venkov. Présentée adolescente par Pavel à Klíma qui nouera avec elle une relation de “petite sœur incestueuse” dans les années 1915-1918 ; elle signe d'ailleurs “votre petite sœur” dans ses lettres. Dans un brouillon de lettre lui étant destiné41, le galant Klíma lui conte en vrac le « sale bordel de [sa] tête », sa dysenterie le rendant « terriblement avachi, dégoûtant et dégoûté » et lui confiant qu'« en ce moment les femmes ne [l]'excitent pas plus que le premier lampadaire venu ». Mais une fois remis notre gaillard ne semble plus vouloir se contenter d'un lampadaire : « Tu demandes si j'ai envie de te voir. Tout ce que j'ai à dire à ça, c'est que j'ai préparé à ton intention une belle poignée de verges ; tu m'en diras des nouvelles ! [...] Je te désire plus encore que la mort ; je pense à toi, je rêve de toi jour après jour, de chaque particule de ton corps, viens, viens vite ! »42

 

  • Maria Fassl (1899-1993), allemande de Roumanie épouse de son camarade F. Böhler, dite “lapin” ; vraie amie et amante spirituelle. Dans une lettre43 elle espère : « ...je voudrais vivre avec toi et Böhler44 dans une île déserte, rien que nous trois. » Et dans une autre45 : « Je veux te faire une fête. J'ai rejeté loin de moi tous mes soucis, j'ai mis ma plus belle robe. Tous les cierges sont allumés, je veux être tout à fait seule avec toi, je n'ai besoin que d'une feuille vierge où je veux emballer mon cœur pour te l'offrir. Salut à toi, ô Ládo ! [...] Jamais personne n'a su me faire jouir, comme toi, d'un détachement aussi parfait de l'ici-bas, même pas B. Je dois à tes paroles la faculté de m'élever grâce à ma volonté hors de toute la tristesse de la terre et de goûter à chaque instant, quand je veux, si désolant que soit le présent, un bonheur immense. » Détentrice du manuscrit du roman La Marche du serpent aveugle vers la vérité, elle le recopie et le sauve du bombardement de Dresde en 1945.

 

  • Marie Kösslová (1894-1956), institutrice et admiratrice de l'œuvre de Klíma qu'elle découvre comme une illumination en sortant du couvent après une adolescence difficile. C'est elle qui cherche à entrer en contact avec lui par le biais de lettres et l'envoi de pain ; une relation qui ne dépassera pas l'amoureusement épistolaire ou l'épistolaire amoureux. Leur première rencontre physique est pour Marie une déception : « ... comme si chacun voulait surprendre l'autre en flagrant délit d'hypocrisie » dira-t-elle à sa sœur46. S'ensuit une correspondance où chacun continue d'observer l'autre, se livrant l'un à l'autre des confidences et des considérations diverses par petites touches ou grosses louches comme dans cette lettre de Klíma sur l'amour en général, l'acte sexuel et le rêve : « Au commencement, le coït était le père, le sens, le but de l'amour sexuel. Il ne l'est plus dans tous les cas ni à tous les coups. Il n'y a pas de grand amour sexuel qui n'ait par moments le coït en horreur, pas de penchant sexuel digne de ce nom qui ne comporte une bonne part de platonisme. »47 Pour Klíma l'amour est l'addition de l'érotisme et de l'acte sexuel à part entière, les deux pouvant être complémentaires mais aussi être autonomes ; le “rêve” devient ainsi un acmé amoureux comme semble l'évoquer cette phrase tirée du Roman tchèque : « l'amor dei s'accompagne d'ordinaire d'éjaculations... » Mais l'on en revient toujours à une forme de virtualité, parfois un brin inquiétante48 : « Le coït proprement dit est chose dont je rêve sans doute pas mal par moments, mais dans l'ensemble, tout compte fait, fort peu (peut-être parce que je sens que mes enfants seraient des monstres psychiques ?49) ; bien d'avantage de fustiger mon amante, de la brûler, de la broyer... ; de la mettre à mort ; de boire son sang, de me repaître de sa chair etc. »

 

  • Lia Rosen (1893-1972), actrice juive autrichienne qui déclame du Nietzsche sur scène. Amante (jusqu'à quel point ?) de Klíma dans les années 1919-1920.

 

  • Marie (“Marianna”) Hellerová (1878-1937), une actrice tenant salon avec sa sœur Emma et dont on a retrouvé dans les affaires de Klíma des billets, griffonnés et non datés, du genre de celui-ci : « Mon chéri bien aimé, rien que deux mots en vitesse : pardonne-moi toutes mes folies, tu sais pourtant comme je suis sotte, une petite oie blanche et toi tu es un gros salaud, mais je t'adore crois-moi ! Je ne pouvais pas tout te dire devant Eminka, quand elle sera partie je vais t'écrire, ma chère petite tête blonde, sale crapule, va. Je t'embrasse mille fois sur ta gueule menteuse. Marianna. » Elle fera des scènes de jalousie, au grand amusement de Klíma.

 

  • Kamila Lososová (1883-1951), l'amante/compagne/infirmière des derniers jours, rencontrée chez les sœurs Hellerová en 1924. Amoureuse, elle fait tout pour qu'il délaisse la bouteille, souhaitant autant être dirigée par Klíma (qui l'éblouissait) que l'orienter vers une vie plus saine et dans l'illusion d'un certain bonheur “ménager”. Naïve ou un brin aveuglée par la passion, elle est pourtant prévenue par Klíma du terrain miné dans lequel elle s'avance : « Plus d'une chose chez moi te froissera, ne t'y trompe pas : dis-toi chaque fois : “je ne vois en lui, le voyou, en cet instant précis, que l'idée que je me fais héréditairement du maudit sexe masculin.” Je ne suis pas un bonhomme comme les autres, sans non plus être une femme ; je suis du genre neutre... Et crois-moi, jamais je ne ferai rien que je puisse supposer susceptible de te faire réellement du mal ; mais n'oublie pas qu'il y a aussi de menus mauvais traitements innocents qui font inséparablement partie du vertige insondable de l'érotisme, étant cause de plus de plaisir que de peine... »50 Les amis historiques de Klíma verront d'un mauvais œil cette relation faite de ruptures et de réconciliations, mais aussi au final de l'accaparement du philosophe malade et déclinant. Elle tentera laborieusement et maladroitement de transcrire le fatras de l'œuvre inédite ; censurant également au passage à tour de bras...

 

 Laissons à Klíma lui-même le mot de la fin sur le sujet : « Je sais que les amoureux sont des gens perdus d'honneur. Qu'on essaie donc pas de le nier : aimer, c'est vouloir avoir la femme sous soi. Moi, j'ai déjà été amoureux d'une bonne 15aine de femmes. Mais je n'ai fait que tourner autour, plus d'une m'a d'ailleurs souri, je voyais bien que là, j'arriverais à mes fins, et pourtant j'ai préféré aller me promener en rêvant à elles de façon “platonique”. »51

 

Les hasards de la correspondance conservée font parfois apparaître un portrait inattendu de notre philosophe, comme dans cette lettre de 1917 adressée aux époux Böhler où il se révèle en baby-sitter attentionné : « Votre rejeton52 n'a pas arrêté de hurler. Je lui ai donné de l'eau, il a éclusé comme un chameau. [...] Je l'ai nettoyé, mais cela ne l'a pas empêché de s'époumoner toujours en accablant les auteurs de ses jours d'injures dans sa langue primesautière. Je lui ai donné en désespoir de cause la moitié d'une brioche, dont j'ai moi-même bouffé l'autre, ainsi qu'une pomme de terre avec 5-6 cuillerées de l'excellente soupe et du chou ; item, c'est moi qui ai bu toute la vinaigrette de la salade de concombre. [...] Je passerai demain avant 10h30 en ramenant l'objet de vos désirs si je suis en état de traîner aussi ma carcasse. »

 

En observateur soucieux de la santé de son ami, Pavel note : « Je l'asticote souvent à propos de ses 7 bières quotidiennes. Alors il part en guerre contre les sottises de la science, affirme que “tout ce qu'il y a de plus haut est né, à dire vrai, en état d'ivresse”, et que ça (la boisson) n'a rien à voir avec l'éthique. Le mieux, d'après lui, serait de ne prendre qu'un repas par jour, en position allongée, et non pas assise. »53 Klíma semble avoir toujours eu des idées bien arrêtées quant à sa santé ou à sa nourriture, résultats d'un empirisme certain et d'un certain goût pour la simplicité voire l'opportunisme. « La force du lion et du tigre a en effet et en grande partie sa source dans le fait que la force vitale ne s'est pas encore enfuie des chairs dont ils mangent, que ce fluide passe donc directement dans leur organisme. »54 L'alimentation crue a de plus l'avantage de ne nécessiter qu'une préparation des plus succincte. « Cuisiner, c'est : gaspiller du temps, dépouiller les aliments d'importantes composantes “vitamineuses”, les rendre moins appétissants et les payer de deux à vingt fois plus cher. Pendant des périodes assez longues je n'ai mangé que : de la farine crue, (le cas échéant, du blé et des pois trempés), de la viande crue, des œufs crus, du lait, des citrons et des crudités. [...] Une fois j'ai volé à un chat une souris à moitié croquée et je l'ai bouffée telle que, avec les poils et les os, comme un petit pain. »55 Mais la frugalité n'a pas toujours été de mise et Klíma avoue avoir souffert de son contraire, la boulimie, avec toujours ce goût pour les mets raffinés : « La voracité du chacal, de l'hyène, du vautour réunis n'arrive pas à la cheville de la mienne, dévoracité plutôt, qui n'a plus rien d'humain. [...] je me vois bouffer de tout, du foin aux vers de terre, des scarabées aux petits enfants. [...] Mettez devant moi une soucoupe de caviar et un seau de déjections porcines, je choisirai le seau, sans hésiter... »56 Bien sûr, de tels choix alimentaires peuvent donner quelques désagréments : « ... j'ai attrapé une diarrhée à ce point carabinée que je faisais gicler à cinquante kilomètres à la ronde une liqueur claire comme un diamant de la plus belle eau. »57 Ou encore ici : « La diarrhée dure déjà depuis un mois et cela se répercute en diable sur tout le reste. »58 Et là, où approchant de l'épilogue, notre crudivore semble devoir survivre : « Si, dans l'actuel état d'affaiblissement de mon organisme et de diminution des résistances, je n'attrape pas carrément la dysenterie, je serai plus fier de mes intestins que de quoi que ce soit. »59 Comportement erratique, non conventionnel, immoraliste voire simplement provocant, ou plutôt mise en pratique d'une forme de déshumanisation, d'extirpation de l'« humain, trop humain » pour approcher la déité supra-humaine ? C'est peut-être aussi cela qu'il faut y voir dans le bref article “Contre la propreté”60, où saleté et endurcissement physico-psychique vont de pair avec un éloge des gens sains mais sales que l'on trouve dans le bas-peuple et notamment chez les Tziganes, « race la mieux portante et la plus sale de la terre ».

 

Et toujours l'alcool en fond de décor qui n'arrange rien : « Pendant toute une année pas le moindre homme ni brin d'herbe ni même mon lit ne m'a vu sobre. Jusqu'à 1 litre d'alcool pur quotidiennement. Cela a eu des suites physiques à faire peur »61 ; à mettre en miroir de cette autre assertion tirée de Autobiographie : « ...tout en consommant une quantité effarante d'alcool, je n'ai pas ressenti la moindre douleur physique... » À menteur, menteur et demi ; in vino veritas62.

 

Pour finir, sans rire : « Quiconque croit à la mens sana in corpore sano ne peut me ranger parmi les psychopathes. »63 C'est en définitive la tuberculose qui a raison de lui le 19 avril 1928 ; laissant pour solde de tout compte 1103,90 couronnes de dettes...

 

Pourtant, Klíma aurait pu en finir plus vite, le suicide ayant été pendant un temps à la fois un but et une fin en soi. Voici l'éphéméride d'un acte manqué, rarement nommé expressément, en suivant son Journal :

 

  • 18 décembre 1913 : « Résolution encore raffermie, tout mené à bien, assez grande certitude à présent. [...] Je ne pense au haut fait qu'avec joie, sans la moindre trace de peur. »

  • 20 décembre 1913, essai d'une arme : « Tiré un coup dans le sol ; pierre fait ricocher la balle, état mauvais, mais pas de peur, fluctuations superficielles de mal en pis, en finir ! »

  • 21 décembre 1913, programmation d'une date et d'un lieu : « Résolu de vendre quelque chose demain après-m. à Prague, passer à l'acte le soir. »

  • 22 décembre 1913, renonciation temporaire avec pour raisons : « 1.) N'en avais toujours pas fini avec les préalables et prépar., et je tenais beaucoup au solstice. 2.) Nerv., hâte, alors que je veux une humeur solennelle. 3.) Gagner du temps, restent encore divers désirs, espoirs... »

  • la “chose” est reprogrammée pour le 6 janvier suivant, puis remis au 10, au 22, puis à un jour sans date.

  • 31 janvier 1914, nouvelles dispositions “optimistes” : « 1. (Essentiel) : Vivre pour manger À côté : 2.) Cultiver phil. pr. 3.) Cognition 4 .) Penser au livre, y travailler. Et 5.) S-c en réserve. »

  • 12 novembre 1914 : « Le suicide domine au plus haut point ; plus sérieux que jamais ; à moins d'un miracle, je finirai par m'offrir l’excitante échappée. »

 

 Voilà, Klíma ne se suicide pas, à quoi cela tient-il ? Au hasard d'une ou deux rencontres, d'une ou deux discussions, d'un ciel bleu entrevu et peut être du sentiment que ce suicide serait, à défaut d'une victoire, une défaite, un sur-échec de la volonté ? Klíma refait allusion au suicide dans diverses lettres, parlant de s'en aller en “postmortalie”, ses ami(e)s n'osant alors relever, de peur que cela ne lui fasse effectivement franchir le pas.

 

 

ii. Liber, libri : Face émergée, face immergée

 

 Aborder la bibliographie klímaïenne c'est percuter de front un iceberg, il y en a plus en-dessous que au-dessus. Une œuvre-foutoir en quelque sorte qui, grâce au réchauffement climatique, apparaît peu à peu dans toute son ampleur et sa déconfiture éditoriale. Habent sua fata libelli.64

 

De son vivant, Klíma n'est pas totalement inconnu ou ignoré, un petit cercle d'ami(e)s, de comparses et même d'adeptes suivent les circonvolutions intellectuelles de leur héros, séduits autant par le personnage que par sa pensée rapidement perçue comme pour le moins originale. Ils assurent la mise à flot de ses écrits, non par une diffusion massive et des ventes effectives, mais par l'entregent du passage de mains en mains d'articles, de rencontres, de présentations et de soutien purement matériel au prophète incompris.

 

De son bref passage au lycée, Klíma a laissé la trace d'une revue manuscrite65 qu'il animait avec un ami. Sous le pseudonyme de Málek, il signe sept poèmes dont les titres reflètent le sujet de ses préoccupations (L'Avérroïsme, La Terre, les Hommes et leur officium, À la liberté, Genèse, Métempsychose et Le Satyre et l'Hellade) et un texte, Le Destin, qui jette les bases de sa future prose romanesque fantastico-philosophique. Autant dire que ces quelques textes resteront dans une confidentialité de proximité.

 

La première salve en direction d'un véritable public est donc tirée en 1904 avec la publication de Le Monde comme conscience et comme rien, à compte d'auteur, la seule lettre “L.” comme signature et « pour des raisons essentiellement financières, contraires à mon principe »66. 850 exemplaires sont donc mis sous presse et à disponibilité de qui en veut dans une indifférence générale ; le gain espéré se fait attendre pour ne jamais venir et le stock d'invendus erre de dépôt en dépôt. Et puis le hasard fait croiser au livre la route d'Emanuel Chalupný qui le découvre chez le poète symboliste Otokar Březina67 auquel Klíma avait fait un envoi “publicitaire”. Chalupný, fasciné par cet opus que personne n'a lu, contacte Klíma et fait plusieurs recensions de l'ouvrage dans les journaux et revues68 auxquels il collabore, les ouvrant aussi à la plume de Klíma69. Rencontre décisive à plus d'un titre puisque Chalupný finance en 1922 le deuxième livre, Traités et Diktats. Une revue anarchiste70 s'est également intéressée à ce « livre que personne n'a lu » en 1912, s'interrogeant sur l'identité d'un auteur si fantastique ; elle imprimera neuf extraits l'année suivante, cherchant en vain d'obtenir un inédit par l'intermédiaire de Pavel. Toute cette (petite) effervescence relance l'intérêt pour l'étrange philosophie de Le Monde comme conscience et comme rien dont le nom de son curieux auteur finit par devenir un secret de polichinelle.

 

Soudain grégaire, Klíma écrit une pièce de théâtre en collaboration avec Arnošt Dvořák71, compagnon de bistrot et original tombé « dans un inexplicable chaos d'idées politiques, morales et artistiques »72. Les deux compères montent donc en 1922 Mathieu Lhonnête, “comédie populaire fantastique” telle que définie par sa présentation, et qui traite sur un mode caricatural des turpitudes politiques de la jeune nation tchécoslovaque. Jouée deux fois, la pièce est retirée de l'affiche dans une ambiance de scandale, de critique acerbe et de public absent73. Elle est finalement remontée brièvement l'année suivante sous le nom de La Vision de Mathieu, devenant au passage “féerie satirique”, avant de sombrer dans l'oubli et le purgatoire “belle-lettristique” selon le bon mot de Klíma.

 

En 1927, paraît Instant et Éternité, pensum polymorphe qui, comme le précédent, compile des articles, essentiellement alimentaires, conçus pour des périodiques ; tiré à 1500 exemplaires, Klíma y dévoile aussi sa Confession philosophique. Dans la foulée, une deuxième édition de Le Monde comme conscience et comme rien est tirée à 1100 exemplaires, agrémentée d'une préface de l'auteur lui-même parlant à la troisième personne et « destinée dans sa quasi-totalité aux seuls lecteurs qui ne savent pas lire, soit à ceux qui lisent trop vite, soit pratiquement à tous les lecteurs ». Le rideau est tiré, c'en est fini de l'œuvre publiée du vivant de Klíma. Peut désormais venir le maquis des éditions post-mortem.

 

Malgré un contexte chargé comprenant la crise économique des années 1930, l'annexion allemande de 1938, la guerre mondiale et une occupation complexe, la dictature communiste74, la séparation Tchéquie / Slovaquie de la post-Perestroïka et les années difficiles du libéralisme économique, les écrits klímaïens restent à flots sous différentes formes et qualités d'édition75 : édition de romans inédits dès 1928 (année de sa mort), fragments, œuvres diverses et partielles, correspondances et même études de sa pensée dans les années 1930-1940, samizdats et underground musical des années 197076, renaissance des années 1990 et travail d'édition exhaustif et critique d'Erika Abrams pour les Œuvres complètes depuis 2000.

 

Le XXIème siècle sera-t-il klímatoclimatique ou klímatosceptique ? En tout cas, le lecteur gourmand peut désormais se lancer à la découverte romanesque des Souffrances du prince Sternenhoch, « chose la plus captivante et la plus amusante de tout ce que j'ai produit », de Némésis la glorieuse, « chiennerie timide, à un tantinet près de philosophie fortement exorbitante » mais néanmoins « œuvre policière métaphysique anti-psychiatrique », ou du Grand Roman, « crachat à la figure de tout ce qu'on a jamais appelé littérature »77. Après ces mises-en-bouche fantastico-philosophiques, sa persévérance lancera l'assaut à la correspondance (des lettres de trois mots ou de cinquante pages parlant de tout et de rien, du Tout et du Rien) et aborder le non-journal qui fournit la matière première au non-livre Tout, pièce ultime du puzzle, envisagé et jamais réalisé. L'énergie restante, et il en faudra, se consacrera aux multiples fragments du corpus théâtral et romanesque, du moins dans ceux qui nous sont parvenus. En effet, entre les autodafés (les siens78 et ceux des autres79), les pertes inhérentes aux événements et à l'exotisme des supports80 nos mirettes ont échappé à bien d'autres horreurs, à l'hybridité affirmée et à l'originalité confirmée, mais qui resteront supposées, de celui qui pensait, accessoirement, être né pour « pour être un auteur de best-sellers »81. Bric-à-brac d'écritures, la bibliographie klímaïenne fait penser à ces repaires de receleurs où, dans un capharnaüm de bon aloi, se trouvent des pépites pleines de poussières qu'un simple regard menace de transformer en avalanche ! La klímatologie est une science à risque.

 


 3 Une version succincte, moins intime et plus formelle paraît du vivant de Klíma sous le titre Ma confession philosophique.

 4 Témoignage de Miloš Srb, chimiste un temps klímatophile.

 5 Autobiographie.

 6 Même si les oisillons finissent par mourir de tant de sollicitude !

 7 Ibid.

 8 Ma confession philosophique.

 9 Les cycles de 8 ans, ou “octanie” voire “octonium”, sont l'une de ses obsessions récurrentes. « Mon chiffre le plus cher, mon chiffre est le 8 ; et, après lui, tous ceux qui s'y rapportent de près : le 2, le 4, le 16, le 32, etc » (lettre à M. Kösslová, 8 mai 1919).

 10 Ma confession philosophique.

 11 Ibid.

 12 Ibid.

 13 Ibid.

 14 (1886-1941).

 15 Böhler est à l'origine du néologisme “écrivin” pour qualifier son ami.

 16 « Ce qu'on nomme “travail” est d'ordinaire synonyme d'un séjour aux galères : neuf parts de coups contre une seule de corvée. » Instant et Éternité.

 17 Le Tabarôme : la seule réalité de cette entreprise semble avoir été, hormis les dettes, des papiers à en-tête (Tabak-Ersatz-Manufaktur) dont Klíma se servira longtemps pour sa correspondance et ses notes. Le “tabac” proprement dit consistait en un mélange d'herbes que Klíma devait ramasser dans la campagne et que Böhler se chargeait de “transformer” en un truc fumable.

 18 D'une locomotive à vapeur servant de... pompe à eau statique.

 19 Ibid.

 20 « ... inaptitude pour faiblesse physique générale » selon l'autorité compétente.

 21 “Kakanie” : terme créé par Robert Musil à partir du kaiserlich und königlich (k. und k. soit impérial et royal) pour désigner le système politico-administratif austro-hongrois. En français, s'écrit aussi “Cacanie”.

 22 Ibid.

 23 Ibid.

 24 Cité dans J. Pohořely, Ladislav Klíma, philosophe-poète.

 25 « Pendant des années, Klíma a logé à l’hôtel Krása à Vysočany. J'y suis passé un jour lui rendre visite, plutôt par curiosité que pour autre chose. La chambre dans laquelle j'ai pénétré était à une seule fenêtre, plus longue que large et terriblement triste. Le mobilier, vétuste, réduit au strict nécessaire. » Otakar Štorch-Marien, Feu d'artifice.

 26 (1887-1958). Ingénieur agronome et publiciste. Instant et Éternité lui est dédié.

 27 (1879-1958). Publiciste.

 28 (1892-1954). Publiciste et metteur en scène. C'est lui qui révèle le nom de l'auteur du « livre que personne n'a lu » en 1911 dans la revue Stopa. Traités et Diktats lui est dédié.

 29 (1890-1973). Architecte, économiste et publiciste, il introduit Klíma auprès de la communauté juive. Lors de la seconde édition de Le Monde comme conscience et comme rien, Klíma lui dédie l'ouvrage dans son ensemble. Il est à noter, dans une Europe centrale marquée par un antisémitisme virulent, que Klíma porte aux Juifs une admiration appuyée ; il comptait d'ailleurs écrire un livre entier sur le sujet.

 30 Tout y passe y compris l'alcool à 90°.

 31 1896-1963. Fabricant de carrosses, il fournit Klíma en livres.

 32 Journal de Pavel.

 33Éloge de la flatterie”, Traités et Diktats.

 34 Lettre à Klíma du 15 janvier 1916.

 35 Journal de Pavel.

 36 Une maigre bourse d'étude obtenue avec la complicité de la même bande, servira à une expédition péripatéticienne en Bohême.

 37 Témoignage de Karel Vaniš, 1880-1958, métallurgiste, sportif, jardinier et 2ème époux de Anna Králíková.

 38 Journal, 18 décembre 1913. Mme Oberland est ... sa voisine ; il semble y avoir eu à ce sujet des demandes d'explications vociférantes de la part de Mr Oberland.

 39 Lettre à K. Lososová, 28 août 1925. Avec ce petit goût pour la fustigation qui semble être une pratique klímatocompatible.

 40 « ... bizarre que j'aie rêvé presque une nuit sur deux de la petite Gella que j'avais un peu prise en affection il y a 10 ans, comme si elle était chatte ou qu'elle eût au moins deux menus assassinats sur la conscience. » Lettre à A. Pavel, 25 décembre 1913.

 41 16 août 1917.

 42 Brouillon de lettre, septembre 1917.

 43 27 janvier 1924.

 44 Associés à l'entreprise d'ersatz de tabac et donc à sa faillite, les époux Böhler sont alors en fuite, poursuivis par les huissiers et le fisc.

 45 28 octobre 1924.

 46 Ladislav craquait continuellement des allumettes dans la pénombre de sa chambre pour « surprendre la véritable lueur de ses yeux... » De quoi être passablement inquiète ... ou déçue !

 47 Lettre du 4 janvier 1919.

 48 Ibid.

 49 Dans une lettre du 8 mai 1919 : « Moi, père de famille, je ne peux rien m'imaginer de plus monstrueux, rien de plus ridicule, mesquin, moutonnier et bourgeois, rien de plus foncièrement déshonorant ; plutôt me faire pendre. »

 50 Lettre du 14 juillet 1925.

 51 Propos rapportés par Pavel dans son Journal et faisant suite à une discussion sur Weininger. Voir aussi plus loin.

 52 La petite Maximiliana âgée de ... quelques semaines.

 53 Journal de Pavel.

 54 Le Grand Roman.

 55 Autobiographie.

 56 Lettre à M. Srb, 3 mars 1917.

 57 Lettre à M. Srb, 6 août 1917.

 58 Lettre à A. Kříž, 19 août 1917.

 59 Lettre à E. Chalupný, 20 août 1917.

 60 Traités et Diktats.

 61 Lettre à M. Böhler, 15 janvier 1924.

 62 Klíma nomme parfois “X” son vice.

 63 Autobiographie.

 64 Merci Térence le Maure...

 65 Du nom de Jaré Vzlety (Jeunes Élans), octobre 1893 à février1894.

 66 Autobiographie.

 67 (1869-1929). Il ne rencontrera Klíma qu'une seule fois en 1926, le philosophe considérait que le poète chevauchait « en toute humilité la cochonne chrétienne... »

 68 Périodiques de centre-gauche, de la communauté juive ou revues culturelles.

 69 Lequel en profite pour passer des publicités du genre : « Ouvrage philosophique remarquable qui marche sur les traces de Schopenhauer et de Nietzsche », coincées entre des annonces pour divers artisans ou magasins.

 70 La revue Komuna ? Revue dans laquelle écrivait l'original romancier populaire V. Haček.

 71 (1881-1933). Médecin militaire.

 72 H. Jelínek, Histoire de la littérature tchèque.

 73 « ...le public martyrisé a fui la salle à moitié vide dès la fin du deuxième acte. » Hebdomadaire Zvon, 2 mars 1922.

 74 Klíma = « Phénomène déviationniste de la philosophie tchèque dont la pensée confuse et morbide ne vaut pas le papier sur lequel on l'imprime. » dixit la presse aux ordres en décembre 1948.

 75 Longtemps, les éditions de Klíma se basent sur des copies de copies de copies ; voire des faux plus ou moins trafiqués.

 76 Sa pensée mise au ban par la doctrine officielle marxiste, Klíma devient un fétiche des publications clandestines que l'on se passe sous le manteau après 1968, notamment sous la direction de Václav Havel. Le groupe The Plastic People of the Universe, entre psychédélisme et contre-culture, s'inspirera de Klíma pour ses paroles ; victime d'une dure répression, c'est à l'occasion de l'un de ses procès que naîtra la Charte 77.

 77 Qualificatifs que l'on trouve dans une lettre adressée à Alois Fi(e)dler le 16 novembre 1918.

 78 Entre 1914 et 1918.

 79 Différents “héritiers”, dans les années 1950 ou 1970, en plusieurs fois.

 80 Carnets, feuilles volantes, papiers publicitaires, tracts ; Klíma écrit sur n'importe quoi (sens propre et figuré) et accessoirement n'importe où et n'importe comment.

 81 Lettre à Emanuel Chalupný, 22 octobre 1918.

 

 

 

 

 II. Décollage

 

 

 

 

 i. Influences (?), lectures et scribouillages : Multiversum

 

 Se définissant lui-même comme une terre vierge à auto-cultiver, Klíma souhaite s'affranchir de toute influence autre que la sienne. Terre vierge certes, mais dans laquelle on repère quelques graines exogènes plantées ça et là, et dues principalement à ses lectures de jeunesse82. Notre trublion, rétif au carcan scolaire, semble y avoir au moins découvert la lecture, comme il l'évoque dans Ma confession philosophique. Ainsi parle-t-il de Schopenhauer et de Nietzsche : « Je les lus tous les deux en l'espace d'un an et demi, apprenant le teuton au passage. Pour la première fois, j'étais interpellé par quelque chose que je respectais et qui m'était propre. J'ai longtemps aimé ces petits coquins du même amour qu'on a plus communément pour les jolies femmes. Il est vrai qu'ils ne m'ont rien donné de ce qui constitue mon propriissimum, mais ils en ont accéléré et facilité l'épanouissement. » Non pas “fils de”, mais plutôt bâtard incestueux autodidacte, cela colle mieux au personnage, qui ne trouve pas mais se retrouve dans tel ou tel, incluant ou excluant tous les autres, c'est selon83.

 

 C'est certainement dans le monde antique que Klíma puise une manière de penser, de procéder ; mais sans en faire une référence plus précise qu'un peu d'Épictète, de Socrate ou de Plutarque84. Les personnalités fantasmées du Spartiate lacédémonien, de l'Alexandre macédonien ou du Romain dans sa version patricienne semblent aussi attirer ponctuellement ses faveurs et y projeter une valeur d'exemple. On peut aussi y subjectiver son amour immodéré du latin. Mais comme toujours avec notre penseur, il faut se méfier. Ainsi cite-t-il un auteur dont il ne se souvient plus du nom pour illustrer sa distance d'avec les Anciens : « Je préférerais que toute la littérature ancienne eût brûlé et qu'il ne fût resté que Plutarque, plutôt qu'inversement. »85 Ou encore de s'approprier cette phrase de Nietzsche : « À vrai dire, je ne dois rien à la littérature grecque, – elle est un monde qui nous est trop étranger.. »86

 

Il y a chez Klíma des traces patentes de George Berkeley. Irlandais original, il est le géniteur de l'immatérialisme, idée fascinante déclarant que rien n'existe en dehors de mon esprit, de ce que je pense. Fiction philosophique dont la portée effective peut être redoutable. Klíma en perçoit tout le potentiel mis à l'aune de son ego-philosophie : « Le berkeleÿsme fait peur parce qu'on en pressent les conséquences solipsistes »87. Et c'est bien cette portée qu'il développe : « Même les pensées les plus transcendantales, qui “dépassent le plus penser d'ici-bas”, tombent toujours dans la sphère de ce même penser – : immense soulagement ! preuve que la vérité est trouvable, qu'elle est en moi, qu'elle est ici ! [Ici, première lueur d'un infini filon d'or ! chercher ! – attaque effrénée demain ! y associer mon logisme !] Que je tiens la vérité – sans encore parvenir à la distinguer du reste... Ici aussi le berkeleÿsme est d'une fécondité formidable. »88 Et pour enfoncer le clou, cette phrase du Grand Roman : « Hormis le berkeleÿsme il n’y a rien eu de radicalement nouveau… Le berkeleÿsme pratique, cette révolution sans comparaison de l’esprit humain. » Immatérialisme + Moi = Klíma c'est-à-dire l'Égosolisme. CQFD.

 

« Sans Sch., j'aurais sans doute passé quelques inutiles années à me colleter avec la “vision scientifique du monde”, sans N., avec la liquidation de la morale. »89 La dette est là ouvertement assumée envers Schopenhauer et Nietzsche, mais c'est pour pousser leurs pensées « jusqu'aux conséquences les plus radicales, ignorées de ces philosophes »90. En effet, si l'un s'est approché du précipice et si l'autre a tenté de le franchir sur un fil, Klíma, lui, saute dedans ! Partant du “vouloir-vivre” et du Monde comme volonté et comme représentation d'Arthur, Klíma, bricolant au passage une équation immatérialiste, déboule avec sa “volonté absolue” et son “rien” mis à toutes les sauces de la conscience. De Friedrich, c'est certainement le « Rien n'est vrai »91 qui surnage. Klíma en fait son « point de départ »92, mais reproche au philologue le fait de n'avoir pas osé aller plus loin, de se contenter d'une sorte de philosophie posturale ; et de retourner au maître allemand son fameux « Pourquoi si dur ? »93 transformé en un « Pourquoi si mou ? »94. Manque de “praxis divine”, diagnostique le divin égosoliste.

 

Stirner or not Stirner ? Avec Max Stirner95, on est dans le domaine des “affinités ellectives”96, les deux olibrius ayant en ligne de mire le chantier du Moi et du Rien. Klíma appelle parfois son ami Böhler du nom d'“Unique”, et l'on croise également ceci dans sa correspondance : « Le plus haut du plus haut, le fin mot de ma “vision du monde”, c'est : la Volonté qui se sent être et qui est donc absolue ; la posséder, c'est être Dieu, l'unique. »97 Des indices d'une lecture stirnerienne ? La supposition s'arrête peut-être là car Stirner tout en proclamant son individualisme l'intègre encore à la collectivité, à la société, son “Je” accompagne le “nous”98 ; pas Klíma qui ne propose aucune organisation sociale. Dans une lettre à Pavel99 on peut noter, à défaut de retenir, ce salmigondis pénétrant : « [...] mon moi, ayant fait le saut au Moi de la Victoire Éternelle, du Summum, du Tout et de l'Unique, du Nihilens, planant à une hauteur immensurable au-dessus du monde de la lumière et de la pensée, regardant tout uniquement comme autant de fragments de Son propre Éclat, ne faisant que S'affirmer en S'auto-embrassant, voulant tout car ne rien voulant, tout voyant féériquement hors car en soi... » Ça, Stirner n'a pas osé !

 

Le professeur de Sciences naturelles Georg-Christoph Lichtenberg est lui aussi à mettre en avant dans la mythologie klímaïenne. Ce maître es-aphorismes100 a indéniablement passé son virus à Ladislav, qui trouve dans ce mode d'expression une forme idéale pour sa pensée on ne peut plus aphoristique. Mais il y a également une autre chose à relever entre les deux hommes (outre un esprit suicidaire), c'est leur intérêt réciproque pour le rêve. En effet, Lichtenberg a été novateur dans les recherches psychologiques sur l'inconscient et ses écrits sur le rêve ne peuvent qu'intéresser un homme comme Klíma pour qui rêve et ivresse, son prolongement artificiel, sont des camarades de toujours. On retrouve dans Le Monde comme conscience et comme rien, l'histoire du dernier rêve de Lichtenberg noté avant sa mort.101

 

Le début du XVème siècle voit éclore en Bohême un réformisme chrétien dont les contours prennent rapidement la couleur de l'hérésie millénariste ; sous l'étendard d'un collectivisme de bon aloi, les paysans cessent le travail et s'organisent en communautés autonomes qui s'affranchissent des lois et des rois en attendant l'Âge d'or. Connu sous le nom de “taborisme”, le mouvement donne quelques scissions radicales qu'il s'applique à exterminer consciencieusement lui-même, comme les Pikarti ou les Adamites, et finit par se faire étriper lui-même sans que le Millenium espéré ne pointe le bout de son nez. Cas spécifiquement tchèque, le taborisme, comme particularisme cultuel et fait national, a intéressé dans sa vision un brin foutraque le curieux Klíma. Qu'en reste-t-il chez lui ? Le goût du désordre ou celui du brigandage philosophique ? Une vitalité toute campagnarde et un renversement des valeurs ? Certainement un peu de tout ceci.

 

On retrouve sous la plume de Klíma la mention de lectures en vrac et de critiques en stock, attirant son intérêt ou ses foudres, mais signant une boulimie livresque avérée102. Ainsi de Christian Dietrich Grabbe, romantique allemand mort en 1836 d'alcoolisme, un fantasque écrivant pour le théâtre. Klíma dit de lui à son ami Pavel : « Lire Grabbe, c'est comme si vous me lisiez moi... »103 Autre original dont Klíma a pu apprécier la lecture, Otto Weininger, un autrichien (suicidé en 1903 à l'âge de 23 ans) et dont la thèse mettait en avant l'être humain comme composé d'un élément féminin (pôle négatif) et d'un élément masculin (pôle positif) dans un contexte alors favorable au freudisme ou à ses apparentés. Klíma, sensible au dualisme de l'approche et qui se définit parfois comme de “sexe neutre”, écrit en 1914 une lettre à Pavel sur la pensée de Weininger, mais celle-ci s'est malheureusement perdue depuis. Le suisse Henri-Frédéric Amiel, dont des extraits de l'exhaustif Journal ont été traduits en tchèque à partir d'un choix de Tolstoï, fait l'objet d'une longue recension104 qui dénote le soin que pouvait avoir Klíma dans ses lectures. Le triste et dilettante genevois y est secoué comme un cocotier et accusé de vouloir « modeler des images de saints dans des étrons » ! Le grand Goethe est parfois loué, et parfois accusé de “chienneries typiques”105, tout comme Byron qualifié de « gandin intelligent, un lord-canaille, une ganache morale, libérale, sociale-démocrate, qui passait son temps à pleurnicher avec un pessimisme pitoyable »106. De Dostoïevski, Klíma tirera une fantastique lettre sur l’illusion(n)isme et Ivan Karamazov107, sur laquelle il nous faudra revenir un peu plus loin. Ma confession philosophique confie également un penchant pour « Plutarque, Shakespeare, la philosophie védique et la littérature gauloise dans son ensemble », ainsi que dans une moindre mesure pour Descartes, Spinoza ou encore l'étrange et obscur Girolamo Cardano108 à qui l'on doit l'usage des cardans en mécanique.

 

Klíma n'en reste pas moins un homme de son époque. La fin du XIXème siècle voit dans l'ensemble de l'Europe un amoindrissement du christianisme, une effervescence sociale permanente, la libération d'une “psychologie des profondeurs”, l'apparition d'arts novateurs, d'une littérature audacieuse à base de symbolisme ou de science-fiction. La Vienne toute proche est loin d'être en reste, et la nouveauté y prend là-bas la tournure d'un apocalypse contestataire. Klíma, tout solipsiste qu'il est, baigne lui aussi dans cette ambiance “fin de siècle”. Finis Austriae.

 

 

ii. Entre novlangue et volapük : Lexique maximal

 

Klíma c'est avant tout un style ou tout au moins une question de style, bref une écriture qui ne laisse pas indifférent. Dans les faits la chose est plus compliquée, le Bohémien s'étant commis dans quatre styles à la fois proches (quant à leurs fonds) et différents (quant à leurs formes) : aphorisme philosophique, logorrhée romanesque, épistolarité originale mais néanmoins classique et enfin théâtre. Il est à remarquer l'absence totale, sauf dans sa prime jeunesse, de poésie ; et pour cause : « Le poète est l'hypocrisie personnifiée. Il est la bouffisure faite chair. [...] Il est le plus impudent des parvenus ; un lépreux qui prend un plaisir tout particulier à exhiber ses abcès au monde entier. Il est paresseux comme une loche... [...] Bref : le poète est le guignol le plus grotesque du monde. »109

 

Dans un échange avec M. Srb110, Klíma développe assez longuement « quelques notes sur le style “lapidaire” (aphoristique, laconique, péremptoire, monumental, enthymématique) » qu'il décline en 3 conseils basico-essentiels, à savoir : « 1.) l'aphoriste évite autant que possible les subordonnées (causales, conditionnelles, temporelles etc.), réservant tout ses soins aux lapidaires propositions principales 2.) il a en horreur le pluriel de la première personne : expression d'un quelque chose de grégaire [...] ; à l'inverse, les verbes impersonnels contribuent au laconisme que l'infinitif porte jusqu'à l'impérieux 3.) “La”. L'aphoriste se défie des pronoms, les remplace (ça ne va pas sans un certain savoir-faire !) par des substantifs ; en général, cela rallonge les phrases, inconvénient contrebalancé en choisissant un substantif qui conduise à une nouvelle idée ou, du moins, à un trait d'esprit, que le pronom à lui seul n'aurait pas su dégager ; infini est l'art du bon styliste pour transformer partout les défauts en vertus. » On retrouve également ce genre de conseils dans le vrac du Monde comme conscience et comme rien, sous forme d'aphorismes bien sûr : « – Un grand écrivain, ne devant rien écrire d'accessoire, ne devrait jamais utiliser de parenthèses. – Si chaque phrase de ton livre ne se laisse pas lire comme pensée indépendante et à part entière, jette la plume et établis-toi savetier ! : c'est un métier plus honnête ! – Au fond, tous les mots demandent des guillemets : raison de plus pour n'en mettre qu'à bon escient. – “Me semble-t-il”, restriction à appliquer à chaque mot, ou à aucun : rien de rien n'est certain, et il est à supposer que nos lecteurs ne seront pas de ces péquenots qui prennent tout ce qu'ils voient imprimé pour parole d'évangile. » Pour la philosophie, notre philosophe est donc plutôt un adepte de la concision et de l'efficacité, heureusement car l'animal est capable de les débiter au kilomètre111, et l'aphorisme se prête admirablement à la pensée fragmentaire du fait de sa fragmentation de style. Klíma ne renierait pas ces paroles de Nietzsche112 : « Un aphorisme, si bien frappé soit-il, n'est pas “déchiffré” du seul fait qu'on le lit ; c'est alors que doit commencer son interprétation, ce qui demande un art de l'interprétation » ; l'aphorisme, dans sa simplicité, permettant de susciter de la profondeur de pensée, but que recherche le philosophe pour ses lecteurs. L'aphorisme comme acte philosophique, est donc bien plus qu'un proverbe ou une maxime. D'ailleurs, sous la plume klímaïenne, proverbes et maximes deviennent plutôt des “traités” et des “diktats”. N'y aurait-il pas du moralisme la-dessous ? En bon lecteur de “littérature gauloise”, Klíma n'a pu qu'être sensible aux Moralistes du genre Montaigne, Chamfort ou Vauvenargues, et effectivement son style peut être accolé au qualificatif de moraliste. Un comble pour un chantre de l'immoralisme !

 

Pour le théâtre et son fameux Mathieu, Klíma (en double main avec son compère Dvořák) adopte « une langue savoureusement populaire, verte, qui ne tourne pas autour du pot, [qui] a du cœur de tirer parti, à la manière de Havlíček113, de l'immense richesse du parler populaire, jusque-là interdit de cité dans notre littérature par l'étroitesse d'esprit de messieurs les philologues »114.

 

« Je pratique dans ma “litt.” un style libre au possible. Il n'y a qu'une vie, indivise, de l'esprit ; loin de moi l'idée d'en retrancher des parties. Je placerai sans façon au milieu d'un passage émouvant une phrase on ne peut plus abstraite, si elle exprime une idée donnée avec plus de concision qu'une phrase enfroquée selon les normes litt., me fichant pas mal qu'elle ne fasse pas joli ; je consacrerai sans hésiter un chapitre entier aux rapports des concepts de “vérité” et d'“existence” et le suivant au récit pas abstrait pour un sou de quatre dames coïtant simultanément dans un seul et même lit... »115 La pléthorique œuvre romanesque fonctionne comme une sorte de mille-feuilles, à base d'empilement de situations liées entre elles par le mortier (parfois lâche !) de la fameuse “langue verte”. Expressionnisme, symbolisme, romantisme, prose poétique et fantastique, ainsi se décline le roman klímaïen. Et certains ajouteront confusion ou “bordel couvré” comme dirait un sous-off para. Comment peut-il en être autrement pour quelqu'un qui parle ainsi de ses récits : « ... j'ai dégobillé, pour me désennuyer et me refaire une santé, quantité d'œuvres “belles”-lettristiques, dix fois plus réalistes et plus dégoûtantes que Zola, 10 fois plus fantastiques que Hoffmann, 10x plus obscœnes que Casanova, 10x plus perverses que Baudelaire, 10x plus cyniques que Grabbe, 10x plus paradoxales que Wilde, 10x plus grossières que Havlíček, [...] bref, un non plus ultra d'immoralité, de malfaisance et d'extravagance. »116

 

La langue support de tout ceci est le tchèque, par défaut semble regretter le mauvais patriote qui s'en venge en la dénigrant à qui mieux-mieux. Un article publié dans un périodique et réutilisé dans Instant et Éternité117 donne le ton. Après un début plutôt câlin : « Le tchèque, au fond, peut se targuer de tout avoir [pour] exprimer au moins passablement tout ce qui est de l'ordre de l'exprimable », Klíma sort l'artillerie lourde en se lançant dans une philologie à charge contre l'idiome natal qui n'en demandait pas tant, s'acharnant particulièrement sur ses « cacophonies horrifiques »118 et ses « mollasses phonèmes mollusquoïdes ». Considérant qu'« il n'y a point de bon écrivain tchèque, ni de Tchèque en général qui puisse s'empêcher de rougir de chaque dixième de mot qui lui vient sous la plume ou sur la langue ». Insatisfait, il ira donc piocher ailleurs, notamment dans ces « termes excellents que fournit la langue allemande »119, commettant même au passage un roman entièrement en langue boche, La Marche du serpent aveugle vers la vérité, avec lequel il pensait conquérir le marché littéraire germanophone... La prose klímaïenne est donc d'un multilinguisme baroque à base d'un tchèque mis à sa sauce, d'un allemand jugé efficace, mais aussi de latin, de grec, de français, voire d'anglais. En fait, Klíma est un éternel insatisfait de la langue et d'une langue quelle qu'elle soit. N'étant pas à une contradiction près, le grec est d'abord qualifié de « langue dégoûtante »120, avant d'être vanté plus tard, dans l'article précédemment cité. Le latin trouve peut-être l'abondance de son emploi dans ce passage d'une lettre à M. Srb121 où il est qualifié de « langue d'esprits d'élite », permettant même à un écrivain « sans aptitude particulière [de] se faire une réputation d'aphoriste et d'esprit grandiose », la langue le soutenant « comme une vessie natatoire ».

 

Tout comme il fait son marché sur les étals linguistiques, Klíma joue avec la grammaire et l'orthographe, considérant que toute règle émise limite l'inventivité et contraint la liberté de l'écrivain. Autant laisser la parole à sa traductrice122 : « N'est pourtant pas faute tout ce qui paraît l'être, que ce soit au niveau lexical ou en ce qui concerne la ponctuation et la construction des phrases. La profusion de tirets et de points de suspension [...] n'est pas plus orthodoxe en tchèque qu'en français, mais il suffit d'y regarder d'un peu plus près pour voir que ce qu'on ponctue ainsi est moins un discours écrit qu'un discours oral, moins un discours que le cours même de la pensée qui si souvent prend la parole de vitesse. » Cette dernière considère d'ailleurs, qu'en l'état actuel (sic !), Klíma est plus compréhensible dans sa traduction française que dans sa version originale... Un jour viendra peut-être où les Tchèques parleront le jargon fleuri de leur iconoclaste messie multilingue.

 

Langues variées, liberté grammaticale123 et orthographe fantaisiste comme carburants ; manque encore un ingrédient essentiel du réservoir de la réflexion klímaïenne à savoir le néologisme (parfois surchargé d'une majuscule). Au-delà d'un acte de création de vocabulaire, le néologisme associe une réduction de concept à une concentration de sens, qui amènent à l'ouverture d'un nouvel espace de pensée. Mots-valises dont la hotte de notre charbonnier des lettres est pleine et qu'il sort comme un prestidigitateur les lapins de son chapeau. Idée omnidominante, Élévation-Propre, Panréalisation, Autoaffirmation Divine, Arbitraire-Propre, Métalogisme, Impératisme, Omni-embrassement, ludibr(ion)isme, ombrisme, Déoessence, Splendorisme, le texte “Absoluité” des Traités et Diktats en fournit un florilège conséquent. Dans Instant et Éternité124, Klíma développe longuement son rapport au mot : « Le mot n'exprime jamais qu'un petit quelque chose de la pensée. Surtout il ne dit mot de sa clarté, de son intensité. [...] Le langage est totalement inapte à exprimer la subjectivité qui imprègne toute pensée : ses tonalités et ses nuances de sensations et de sentiments, ses velléités et ses humeurs, toute l'atmosphère qui lui verse le sang dans les veines et la vivifie. » Tout ceci montre que pour Klíma le langage est un moyen de communication imparfait, non complet et insuffisant ; il faut le dépasser pour que « les mots, dressés par les pensées, commandent désormais aux mots »125. Befehl ist Befehl !

 

« Chaque mode d'écriture est pour moi une jouissance, une manière hédoniste de me vautrer dans mon objet, – et je pense que seule une telle disposition donne des produits réellement valorifiques, – libres, parfumés et qui flattent le palais. »126 Expressions chamarrées et style gothique flamboyant, provocation, excès, brutalité et je-m'en-foutisme carabiné, telle se présente la prose de Klíma, et tel semble avoir été son langage de tout les jours127, l'une étant à l'image de l'autre ou l'inverse. Fucking toi ! La complexité apparente de la chose doit s'accoquiner d'une lecture décomplexée, seule à-même de savourer un tel cocktail “belle-lettristique”.

 

 

iii. Je + Rien + Tout = Moi : Équation minimale128

 

Des années 1900, il ne reste du Klíma philosophe que Le Monde comme conscience et comme rien. Des correspondances et du Journal, presque rien ne demeure. C'est donc à partir du Monde qu'il faut chercher les premières inconnues de son équation philosophique. De manière un brin bizarre, Klíma y théorise une Weltanschauung ; en partie du moins. S'il n'y définit pas clairement une pensée, il tente d'embrasser l'ensemble de ce qui touche la vie sur Terre. Plus tard, il écrira lui-même de ce livre : « Son indifférentisme nihilo-illusion(n)iste signifiant au vrai : le monde, vu sa nullité, est au-dessous de moi, de quelque chose que je peux traiter n'importe comment.. ; car l'essence de la Volonté et de la Force est la Souveraineté. »129 Se plaçant sous le signe de l'indifférence, du nihilisme et de l’illusion(n)isme, Klíma assène que le monde qui l'entoure n'a pas d'intérêt puisqu'il n'est rien ou qu'il n'existe pas... en dehors de sa propre conscience, conscience qui frise les frontières de sa volonté dans une sorte de “volonté de puissance” dont le but reste à définir. Berkeley, Schopenhauer et Nietzsche sont encore là, en voisins de palier ; on reste dans un certain classicisme de pensée et de forme, provocant certes, mais encore tenu par un fil philosophiquement historicisé. Première salve, prémisses de la suite dont on peut, avec les matériaux disponibles, remonter la chronologie et qui prend la forme d'une guerre d'abstractions contre des chimères, coupant le fameux fil. Tu as ton dorsal ? Go, dans l'avion !

 

Passé l'épiphénomène de la parution du Monde et le trou noir des années qui suivent, arrive une date marquante dans la mythologie philosophique klímaïenne, la date d'une Révélation. Non, Klíma ne voit pas la Vierge mais... lui-même, et dans un « bosquet »130 ! Wunderbar ! Tout se passe un certain vendredi 13 (Klíma ne se lassera pas d'y voir un signe) août (un mois également fétiche, signe supplémentaire s'il en était besoin131) 1909. La chose ne vient pas innocemment comme ça, elle intervient dans le cadre d'un véritable processus philosophique comme le Révélé s'en confiait à E. Chalupný le mois précédent132 : « Il y a un an, j'ai cessé de fabriquer des romans noirs pour me lancer une bonne fois enfin et à plein régime dans la pratique de la philosophie, plus particulièrement du stoïcisme. Je suis assez content des résultats. Si je réfléchis au moins trois heures dans la journée à ce qui ad hoc pertinet, j'atteins en général, entre six heures et minuit, un état d'esprit aussi adiaphorique qu'un demi-Épictète et si joyeusement tranquille que j'aurais sans arrêt envie de voler sans aéroplanes ni zeppelins.. » Décollage donc, sans parachute comme à son habitude. Le choc de ce qui deviendra la Déoessence est tel que l'Intéressé ne peut que brièvement le qualifier ainsi : « L'ê<tre>-D<ieu> dès cette vie ici présente, tout à fait, au sens le plus strict – de pied en cap »133, « sans doute le plus grand jour »134. Dans une lettre à A. Pavel135, nous en avons une description plus poétique : « ... ce fut alors que dans le bois du Kamýk, à la lueur blafarde et étouffante d'un soleil de 4h1/2 couvert d'un léger voile brumeux, rayonna de moi, au terme de 2 années d'ébauches, l'idée la plus téméraire, la plus terrible, la plus sublime qu'homme ait jamais eu : être dès cette vie ici présente réellement, au fond, et pleinement et intégralement Deus, creator omnium ! agir déjà ici-bas, au fond, de même que Lui agit à son état le plus pur ! – et en même temps la compréhension du fait que ce but, le non plus ultra de la folie aux yeux de tous les hommes ayant vécu jusqu'à présent, est parfaitement évident et attingible, pris au sens de mon apparentisme, de mon existisme.., – et, bien entendu, de mon égosolisme. – Cette pensée des pensées m'a tenu depuis lors dans une captivité diamantée et ne me lâchera plus dans les siècles des siècles, comme, moi aussi, je resterai à jamais à Elle accroché ! » Et puis dans une autre lettre136, destinée à M. Srb, cette allégorie technique supra-berkeleÿste du résultat : « Déjà en comprenant l'égosolisme, quand je suis devenu “solips<iste> théor<ique>”, j'étais pleinement conscient que, si l'égosol<isme> est bien une réalité, l'homme est au fond, au sens le plus plein, Dieu – “créat<eur> du ciel et de la terre”.. Mais de facto j'avais laissé dormir cette idée. [...] Impossible à décrire, ce ravissement infini, la splendeur de mon état, quand le moi s'est transmué en Moi du Tout, transmué sans limites, bien au-delà d'un simple sentiment.., non, j'étais tout à fait Lui avec toutes les conséquences, je menais la “Vie de Dieu”, – assumant tous les “devoirs” du Seigneur envers le “monde”. À chaque instant, j'agissais tout à fait comme Lui seul peut et doit agir éternellement, élevé à l'infini au-dessus de tous les univers.. [...] Deus esto ! » Et donc Deus sum ! comme ligne de conduite simplificatrice des choses ; fais tourner.

 

De la Révélation à l'Incarnation, il n'y a qu'un pas qu'un Dieu franchit aisément, et ce aux alentours du 30 juin 1910. En effet, il ne suffit pas de se prétendre Dieu, il faut l'être réellement, ce qui, tout Dieu qu'on soit, semble une autre paire de manches. « Il faut accoupler le principe d'identité avec mon nihilisme ! – Les enfants de ce mariage ? – L'ultralogisme... »137 Que s'est-il passé ? Il semble que notre penseur, à force de méditations et de ruminations, ait dépassé sa simple “praxis divine” pour lui greffer l'idée d'“héroïsme”, de “lutte”, d'action quoi, lui permettant de la mettre en mouvement, mais l'on finit par se perdre et ne plus distinguer le moteur de son carburant. Vaste chantier aux conséquences tellement grandes qu'il est « impossible de consigner ou de récapituler toutes ces pensées » comme se le confie Klíma à lui-même138. « Le Plus-Haut était à ma portée ; il n'y avait qu'à tendre la main... Mais il me glissait chaque fois entre les doigts.. Je passais ma 32ème année en une chasse sauvage, suppliciante, belle et héroïque au possible, à ce Fantôme.. »139 Acmé philosophique synonyme de transes, d'ivresses (propres et figurées), « d'une joie suprahéroïque, de la Paix éternelle, de la Gloire éternelle... »140 Tu as mis quoi dedans ?

 

À escalader les montagnes en état d'ébriété on finit immanquablement par se casser la gueule, et c'est bien ce qui arrive le 1er octobre 1910 lors d'une journée qui passera à la postérité sous le nom de “Journée cholupicienne”141. Ce cataclysme intervient pourtant dans un ciel philosophique serein, balayé de ses dernières scories. Klíma entamait tranquillement son cinquième octonium142, confiant d'être arrivé au bout du bout de sa pensée ; la date d'entrée en matière du nouvel opus étant fixée pour « le 1./X, à 3h de l'après-m., dans un lieu saint »143, en l’occurrence des escarpements rocheux à la mesure de l'événement. Mais, tout ne se passe pas comme prévu. « Je sortis à 2h1/2. Mais j’eus à peine passé ma porte que je vis devant moi une immense cochonceté de merde. Mon pied gauche planait déjà au-dessus du tas.. ; j'aurais très bien pu l'enjamber, mais frappé par Dieu en personne de démence subite, – je ne sais comment cela a pu se faire ! – je posai la semelle en plein dedans.. »144 En fait de tas de merde, Klíma est soudain assailli en pensées par de vieilles lunes philosophiques145 qu'il pensait avoir dépassées. Moment de doute suprême ; on pourrait dire divin, mais se serait se moquer. Mais un Dieu peut-il douter ? S'il doute c'est qu'il n'est pas Dieu ? Ou pas encore tout à fait Dieu, un dieu avec un petit “d”. Après un combat homérique à base d'« automystification convulsive » contre ses vilains démons, Klíma s'y reprend à cinq fois pour effectivement considérer qu'il est entré dans son fameux octonium. Demie-victoire ou demie-défaite, c'est un philosophe sceptique qui prend alors le chemin du bistrot de la bourgade de Cholupice. Le combat reprend de plus belle, montrant que la victoire est encore potentiellement une défaite, et pour se donner du cœur à l'ouvrage le vaillant hoplite ingurgite force bières. Au milieu d'un bric-à-brac de visions et de songes, se croisent les images murales d'une pute nue et d'une chasse au tigre, le souvenir d'un orang-outang en cage, les tétons de trois dames, le jeu de trois ou quatre chatons et les pets de leur mère, et au final repasse le fil de sa vie. Les heures s'épuisent ainsi ; à batailler contre des esprits tout en ingurgitant des bières, Klíma se retrouve mis dehors, il est alors 9 heures du soir. L'air frais est revigorant, et le voici repassant désormais sa journée en pensées : « Je me mis donc à disséquer méchamment, cruellement, tout ce que j'avais fait ce jour-là, afin de clouer mes actes au pilori et de les rendre plus méprisables encore. » Puis à nouveau « tout mon passé y passait – toute ma personne et finalement jusqu'aux fondements de ma philosophie ». Las, c'en est trop et comme boire de la bière fait pisser, Klíma s'octroie un répit et invente au passage un procédé, “Salvaturine”, permettant d'uriner en toutes circonstances (!)146. « Instinct de conservation », commentera de lui-même l'intéressé, pas bégueule pour un rond. « Je n'ai pas atteint aujourd'hui mon but extravagant, mais en revanche “j'ai trouvé de tous les trésors le plus précieux, à savoir la sagesse”, comme dit don Quichotte. Ô grand jour, jour de ma plus grande défaite et de ma victoire la plus éclatante ! Que cette seconde soit un tournant dans ma vie ! Et j'agitai le bras pour confirmer ça et y mettre le sceau, comme à 3 heures, en signe de commencement de la nouvelle période, oubliant que son caractère excluait catégoriquement pareille folie. » Mais Klíma, désormais raisonnable à défaut d'être raisonné, n'est pas à une antinomie près ! Il faut tomber très bas pour savoir que l'on est déjà bien haut... Last but not least, envie de pisser ?

 

Révélation, Incarnation, il manque au registre l'Illumination. Ce sera chose faite le 29 octobre 1910, à 9 heures pour être précis ; désormais « Mes clairons par millions entonnaient avec des rugissements de tigres la marche supralumineuse de la Victoire Éternelle, – cet état, moins fort sans doute, moins pur qu'on ne le penserait d'après l'expression poëtiquement absolue et hyperbolique ici citée, mais quand même tout à fait passable. » De l'aveu même de son créateur « cette mienne science n'en est encore qu'à ses débuts les plus embryonnaires ! » Y'a plus qu'à...

 

Le cours philosophique de la vie klímaïenne reprend son exubérante bonhomie, entre assoupissement modéré, assagissement passager et crescendo de pensées “raisonnables”. En 1912, le nouveau mot d'ordre devient “Force”. « Force ! – non pas un retour à l'agir avec force ! de jadis – l'action mis non plus sur l'action, mais désormais sur la consistance en soi de la Volonté – compromis entre la Déoessence et la vie animale, – succédané de la Déoessence. »147 148 Soit, on gravit un nouveau barreau sur une échelle qui ne les a pas tous. Au printemps 1914, nième cogitatum, « création du ludibrionisme – présage prometteur de la Survérité métalogiste »149. Nouvelle période d'incertitude, de recherche, de marche sur une terre mouvante à laquelle il fallait trouver un nom. « “Ludibrium”, mot excellent, signifie en même temps “jouet” et “bouffonnerie” : c'est pourquoi je l'ai choisi pour désigner ma vision du monde. “Le monde est le jouet absolu de sa (=Ma) volonté absolue” : la philosophie des siècles à venir gravitera forcément autour de ce mien axiome. – Le problème fondamental, c'est : “Qu'est-ce que tout cela ?” La seule réponse honnête au bout du compte : Incertitude absolue. »150 Ainsi va le radeau klímaïen dans le marais du contradiction(n)isme, jusqu'à retrouver la terre ferme à une date oscillante du printemps 1919. Un mot, le mot, fera office de ponton : “Absoluité”151. Kampfbereit. « Ce mot contient tout, le Tout. Le commencement et la fin de la philosophie, son centre aussi ; l'éternité et l'arrêt du temps dans les siècles ; le parachèvement et l'éternel acheminement qui y aboutit ; la superlative et solennelle réconciliation de l'inconciliable ; la vérité et la vie ; le Rien ; – le Tout. »152 Comme à son habitude à chaque nouvelle trouvaille, Klíma se montre insatiable sur son nouveau joujou : « L'Absoluité est la somme de tout et le sens du monde : Absoluité n'est qu'un mot plus riche pour dire le Tout. Dans le Tout, tout est compris ; y compris donc le sens du monde, la “solution du problème du monde” – – Compris, et encore, ce n'est pas tout. Le sens du monde – vérité éminemment importante – ne peut rien être de partiel ; force lui est d'être le Tout ; aucune idée singulière, si abyssale, magique, formidable soit-elle, mais tout uniment Omne = Nihil.. »153 « Donc : Je veux la certitude. Où la trouver ? Il n'y en a pas – voilà qui est certain. Halte là ! Ne l'ai-je pas trouvée, dans et de par ce “voilà qui est certain” ? Haha ! En fait de trouvaille, ce n'est qu'une contradiction ridicule. M'en tenir donc à la thèse : la Contradiction est l'Ult<ima> Thule de la pensée ! Pourtant, c'est le contraire qui est vrai. Mais aussi le contraire de ce contraire. Et de celui-ci... Le monde c'est l'infinité de l'absurde, l'absurdité de l'infini. Tout en n'en étant rien... Rien à faire. Pourtant j'ai dit que je voulais ! Il faut qu'il en soit ainsi !... »154 Mais rien n'est simple, et le risque est de devenir esclave de sa propre volonté, alors pourquoi ne pas vouloir ne pas vouloir ? Aporiste, Klíma n'est pas un penseur contradictoire, plutôt un penseur de la contradiction. Tu suis toujours ? Ça peut durer longtemps...155

 

Jamais à bout d'idées et jamais rassasié de ses propres pensées ultimes, Klíma élabore au cours de l'année 1925 un nouveau système philosophico-pratique dont la trace se suit à la lumière blafarde du Journal dans une effervescente maturation (macération ? fermentation !). La nouvelle marotte tourne cette fois-ci autours du “Jeu” dont il fait le symbole spéculatif de la liberté absolue. En résumé, toute activité divine (comprendre humaine) est réductible à un jeu dont Dieu (= l'hominidé) est le maître ; les pensées ne sont pas plus qu'un ballon et dans ce jeu on se marre : « Le Jeu est impensable sans le Rire : sans plaisanteries, grimaces, quolibets, pitreries ; le monde est une bouffonnerie. »156 On connaît désormais la suite grâce au ludibrisme : le monde est le jouet de ma volonté absolue etc... Tête dans le guidon, notre grimpeur dévale les pentes de son ultralogisme sans freins : « J. n'est pas un quelque chose : le “quelque chose” est Jeu ! – Libération absolue, métamorphose de tout en Éclat innommable. – Dieu comme l'unique, comme allant de soi. Tous les concepts ayant trait à l'“univers”, au monde, changés en quelque chose de tout nouveau – (Ça demandera évidemment du travail...) (L'humanité ne comprendra tout cela que le jour où la taupe volera aussi haut que les aigles...). »157 Le bidule n'est donc pas encore tout à fait au point : « Demain ! aujourd'hui étant une journée de pré-travail – Ne pas me ménager... Et ne pas boire ! »158 Quelques litrons supposés plus tard, notre joueur accouchera avec douleurs de la version finale dans le texte “Métaphilosophiques”159 : « Le Jeu n'est pas le sens du monde, mais le sens du monde est Jeu. [...] L'être absolument subordonné au Jeu, le Jeu élevé donc au-dessus de “tout” absolument, – ayant tout avalé : ce seul fait équivaut à une Transvaluation infinie de toutes les valeurs, entraînant les conséquences les plus terribles, la Panrévolution, – le Grand Réveil ; tout tourne autour de cela. [...] Dieu et Jeu : tautologie ; ce qui s'oppose n'est, tout partout, que la purée de poisse humaine. [...] Le Jeu, la “Métaphilosophie” ne pose plus de questions, ne cherche plus, n'enquête plus, ne réfléchit plus : mais commande seulement, édicte et violente. »160 Entre le trop et le peu, réside le assez ; mais le chef-d'orchestre du Jeu ne connaît pas la règle du quine ! Sans fin tourne et retourne sur lui-même le sablier fou de ce qui est sans être ni avoir été... Tautologie donc, mais pas pour tout le monde ! T'es où ? Reviens !

 

Au terme de cette flânerie échevelée, il est bon de revenir à ce que déclare simplement Ma confession philosophique : « Rien n'existe en dehors de ma conscience ; je suis l'Un et le Tout : Égosolisme, Égodéisme » ; assertion à laquelle on peut rajouter ce leitmotiv klímaïen récur(r)ent (sic !) comme un abrasif : « Aut Deus aut nihil, aut Omne aut nihil ». Ite missa est ; pour l'instant.

 

 

iv. Tanz mit Klíma : Essai de klímaïsme appliqué, digressions et errances

 

Qui ? Quoi ? Où ? : Moi ! Moi ! Moi ! et Moi ! Hypostase divine161 ; osons égohypostasiation pour faire le singe. Puzzle et signes de piste plus ou moins évidents éclairés par une maigre étincelle, un feu d'artifice ou carrément par un bombardement au napalm. La philosophie de Klíma est comme un grand Un162 fractionné dont les morceaux se ressoudent dans un sens aléatoire. Le “Moi” est au centre du projet de réflexion, à la fois Jouet et Joueur ultime(s), le fin mot de tout et donc du Tout. Ce Moi esclave de son existence, enchaîné au boulet de sa conscience et qui traîne son lui-même dans la boue des marais du monde. C'est ce Moi que Klíma veut libérer, le Moi dans sa totalité ; à la libération, il ajoute la liberté pour arriver à une Autonomie synonyme d'Épanouissement. Il fait fi des aliénations et des déterminismes comme l'illustre ce passage d'une lettre à Kamila Lososová163 : « Le courage chasse les fantômes, mais il se crée des lutins. Le courage veut rire. Qui de vous sait rire et être sublime ? Celui qui gravit les plus hautes montagnes se rit des jeux tragiques de la scène comme de la gravité tragique de la vie. Zarathoustra, Niet. Peut-être la Femme aussi pourra-t-elle atteindre cela. Elle est, comme tout, but en soi ; elle n'est pas au monde pour enfanter, pour se sacrifier ou à son mari ou aux malades, aux pauvres etc. : mais pour S'épanouir le plus possible. » Se pose la question du libre-arbitre de ce Moi que Klíma résout par sa formule magique : J. s. l. V. A.164, raboutant la queue du serpent à sa tête, qui la mord ! La philosophie klímaïenne n'est-elle pas la philosophie du tête-à-queue (permanent) ? Ou alors le palimpseste d'un Éternel retour ? Ou l'ontologie allotropique d'une voie sans issue ? Ou encore... Non, rien.

 

Il n'y a pas de but, de sens, de vérité, l'incertitude est reine ; ce n'est pas chez Klíma qu'il faut chercher une voie de salut. « On n'a pas besoin de chercher. Tout est trouvé. C'est dire que rien jamais ne pourra être trouvé, qu'il n'y a rien là. Tout tourne seulement en rond, n'arrive donc nulle part. »165 Image du cercle sur lequel chaque point est l'égal de l'autre, ballon et donc Jeu déjà vu du ludibrisme. Illusion, l’illusion(n)isme est une clé de compréhension du monde. « Je qualifie d'illusion(n)isme (fictionnisme, apparentisme) la philosophie qui dit : le monde est par essence cette dite apparence [d'existence d'un quelque chose qui n'est pas]. Le terme d'illusion(n)isme absolu (ou conséquent) me sert à désigner la doctrine selon laquelle tout absolument est apparence [...] : selon laquelle la tromperie, la supercherie constitue la tendance fondamentale du monde, la “fumisterie”, le canular étant la loi de la nature par excellence. [...] Or : le monde n'existe pas = le monde est illusion : car la thèse “le monde n'existe pas” présuppose derechef, à titre de thèse, la folle et increvable idole existence ; le concept d'illusion est le produit nécessaire de la fusion des concepts d'être et de non-être. La seule existence pensable, c'est l'apparence d'existence : tel est l'affriolant axiome de l’illusion(n)isme. »166 Et notre Prestidigitateur d'affirmer en 1916, sans rire ni sourire, « qu'il est faux qu'il y ait maintenant la guerre en Europe »167, démontrant ainsi à quel niveau il place les notions de vrai et de faux. La réalité, et donc la vérité, ne sont que des garde-fous protégeant l'abîme de la liberté absolue. « Le monde est féericité signifie : est quelque chose qui n'est pas. [...] Rien n'existe, autant dire : il n'y a pas de vérité. »168 « La féer. est l'exist. de ce à quoi l'on ne croit pas ; mais également la croyance à ce qui n'existe pas ; car la croyance est une manière d'existence et l'existence une manière de croyance. »169 Masques, faux-semblants, la Chasse sauvage du Grand veneur est ouverte ; fauchant, rasant et dévastant l'ensemble du champs philosophique. Jägerspiel ! « L'homme en effet a été faible, mauvais ; seul l'égosolisme absolu pourra l'amender. – Tous ces divers servismes [c'est-à-dire toutes les philosophies passées, présentes et à venir] cherchent à faire sortir l'homme de lui-même pour le ramener à dieu ; moi, c'est dieu que je réduis, que je mets hors de lui pour l'assimiler à l'Homme ; ils veulent [les philosophes] faire de l'homme un dieu en le dilatant – en le diluant, chez moi c'est dieu qui se condense jusqu'à se faire homme... »170 « Dans les contrées Divines, tout est illusion et féerie, liberté abyssale, Jeu jeteur de trilles, vouloir, Sur-vouloir : Licence, Libre-Arbitraire. [...] C'est à chacun isolément de décrocher le ciel et le faire tomber sur soi. N'aura rien compris à l'égosolisme celui qui ne l'aura pas lui-même conquis [...] Il y a deux vérités mystiquement abyssales, immensément importantes et ignorées. Que le Moi = le Monde. Et que le moi = mon moi. »171 « L'absoluité, plus précisément, est un concept non seulement inséparable du Moi, mais interchangeable avec lui. “Je suis Absolu” est un pléonasme, – bilatéral, – voir trilatéral.. – la Volonté est exclusivement : Je veux ! – mais Absoluité et Volonté sont interchangeables, – “Volonté absolue” – derechef pléonasme réciproque. Au lieu d'Absoluité, la Formule pourrait dire non seulement Je suis Absolu‹, mais encore ›Je suis la Volonté absolue‹ ou bien ›Je suis la Volonté‹ ou bien ›Volonté‹ ou aussi ›Je suis‹, – aussi ›Force‹.. ; celle-ci est toute puissante, donc inconditionnelle, donc absoluité. À ne considérer que l'essence, c'est tout un, – mais parmi plusieurs choses bonnes, l'une seule l'est superlativement. »172 « Que j'énonce n'importe quel mot de la devise : “Je !” “Absoluité !” “Volonté !” – la devise en entier y est comprise [...]. “Identisation poussée jusqu'à l'absurde”, diront beaucoup, “anomalie”, “folie” ; mais dans les profondeurs où dorment les racines de la psyché, il n'y a ni absurdité ni folie ni anomalies ; or, c'est dans ces enfers que, ici et en tout, je séjourne, je respire et je suis. »173 Tu crois avoir tout vu, tout entendu ? Les espaces infinis t'attirent, tu demandes l'impossible ? Tu vas être servi. « L'Ombrisme, seul pensable nihilisme, est l'aspect ultr'abstrait du monde, sarabande d'ombres conceptuelles qui nie et, dans la pratique, ignore gaiement jusqu'à l'existence sublimée la plus idéelle, ne reconnaissant, en tant et à l'état d'ombre d'ombre de – – (les mots ici manquent, comme aussi les symboles), que le sens, maintien et consensus du Sens, – soit, à plus profondément parler : la docilité souveraine des pensées. L'ombrisme rit suprasouverainement et se moque de la question de l'immortalité, de l'existence d'autres moi, – “comme si j'existais maintenant !”, “comme si moi j'existais !” »174 Le solipsiste-égodéiste n'attend de personne la preuve de son existence... ou de sa mort ! D'ailleurs dans la philosophie klímaïenne le service est compris, «il n'y a rien en dehors d'elle, elle est plus qu'une “philosophie”, elle est Mundus...»175 “Métalogique !” s'écrierait notre homme, pour qui ce qu'il pense n'est autre qu'évidence logique, c'est-à-dire égologisme.

 

Le monde n'existe pas, Klíma en est le seul créateur ; il peut donc donner libre cours à son imagination, à ses fantasmes, à sa déraison, à ses incohérences... Poser brique sur brique mais sans fil à plomb ! Les “femmes-vampire” de ses romans sont son double. Non pas image du destin (fatum) des héros mais leur volonté en miroir. Rêve et réalité s'entremêlent comme la conscience et l'inconscience des héros et participent au brouillage des cartes : où est le vrai, où est le faux ? où est le bien, où est le mal ? Seul demeure un “amour fou”, une survitalité. Klíma est bien contre les hommes et la société, mais pour l'Homme et la Vie. Ses Diktats sont une leçon de vitalisme ; comme ces alchimistes qui s'évertuaient à créer des homoncules, Klíma concentre, embrasse, étreint tout ce qui est vie. « Praxis Divine » sera sa Vie sur Terre. Une tentative du moins..., une action en dehors de la connaissance et de l'être. Leben heißt Leben.

 

Klíma ne se contente pas de recycler de vieux thèmes éculés, la philosophie étant de toute façon un éternel ressassement, il les confronte entre eux puis les fracasse sur son improbable logique, bazarde le tout et poursuit sa route en Absurdie ; jusqu'au prochain carrefour philosophique qu'il rejoint en coupant à travers champs avant d'y poser son bivouac. Le Grand Roman, “hénaurme” monstre littéraire, est a cette image : quasiment sans fin et, du fait de son aspect fragmentaire, sans début ni centre précis. Exercice intime et plaisir d'écrire se mélangent dans un tourbillon littéraire aspirant rêve, réalité, vérité, fausseté, absurdité etc... ; fourre-tout aux frontières floues et poreuses gardées par un Klíma déguisé en douanier latitudinaire et laxiste.

 

La philosophie de Klíma, dans son éparpillement et son dynamitage systématique, est plus une non-idéologie qu'une non-pensée. Son absence de proposition d'une véritable conception du monde et sa vision anarchique, au sens chaotique par opposition à une vision cosmique donc régie et organisée, plaident en ce sens. Dystopie ? Celui qui voudrait en faire une récupération politique, tomberait rapidement dans une nasse doctrinale risible des plus scabreuse. Le non-livre Tout n'est qu'un faux système symbolique complexe, avorté, mort-né, sans cesse repoussé ; une chimère d'occupation sensé englober l'univers tout entier mais qui ne dépasse pas le seuil de sa chambre. Le champ d'application de la philosophie klímaïenne se borne à Klíma lui-même, elle ne franchit pas les limites de son Moi à lui, et à lui seul. On ne peut donc être klímaiste, au mieux peut-être “soi-mêmeiste”176. « Il n'y a pas de guide dans les Alpes que voici. [...] Je suis, à proprement parler, le seul égosoliste de tous les temps. [...] “Alors pourquoi écris-tu ?” Peut-être pour qu'on ne me comprenne pas. »177 Si tu avais encore un doute, je crois que tu n'en a plus !178 Déçu ?

 

Cette non-postérité (contradictoire pour quelqu'un qui laisse une trace écrite, mais Klíma a l'art du contre-pied179), se retrouve dans les dernières phrases, non terminées, qui nous soient parvenues : « Aujourd'hui, sans exagérer, on commence à prendre en toute bonne foi, à l'américaine, pour le juste critérium de la valeur, la quantité de ce qu'untel crée ou fait en général, pour peu que la qualité soit tant soit peu passable ; une qualité supérieure passe, ou peu sans faut, pour un défaut : en ce sens qu'elle s'écarte de la moyenne. Les gendelettres et artistes actuels, en se vantant de la quantité de leurs productions, ressemblent aux gamins qui, comme cela arrive quelquefois, concourent entre eux à qui pondra le plus gros étron. Ce livre... »180 Ce que nous sommes, de l'humus en gestation mais inéluctablement humus. Pour ne pas dire “de la merde” ; ni plus ni moins, et encore moins. Décider de sa propre négation semble être le nec plus ultra de l'égodéiste-égosoliste. Das spiel ist aus.

 

 

v. Florilegus, florilega, florilegum : Bons mots, perles et lexies

 

  • La “vie” : pataugeauries dans une fosse à purin pour en rapporter de la merde ; l'homme : chien à qui le destin fait apporter un quelque chose qui flotte à la surface du fumier, chose que, lui, avec le bon sens habituel de la “raison pratique”, tient pour de l'or – ne comprenant pas que, dans ce cas, cela coulerait à pic ; ce n'est qu'en le prenant dans sa gueule qu'il se rend compte qu'il ne tient qu'un étron.

    9 janvier 1914, Journal

 

 

  • La question principale de la philosophie n'est pas : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » mais : la question : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? a-t-elle un sens ? quelle en est la signification, l'essence ? et ensuite : quelle est la signification du concept de signification ? l'essence de l'essence ? Et cela n'a pas de fin.. La philosophie ne serait-elle donc qu'un tissu de constatations creuses, qu'une vaine anatomisation d'inanités ? ou est-ce à dire qu'il faut partout descendre infiniment plus profond ? ou que la vérité, inaperçue, nous pend au nez ? Le fait que l'humanité ne l'ait toujours pas trouvée ? Bah ! l'humanité, cette chaîne de galériens les uns aux autres enchaînés !..

    17 janvier 1914, Journal

     

  • Aimer et être cochon – synonymes.

    Journal, 22 août 1924

 

 

 

  • Un Juif normal signifie, vis-à-vis d'un Aryen normal, une sensible supranormalité spirituelle ; un Juif tout ce qu'il y a de plus médiocre serait, étant Aryen, un phénomène tout à fait exceptionnel. Le peuple juif est l'actuelle aristocratie de l'esprit.

    Le peuple par excellence”, Traités et Diktats

 

 

 

  • Elles sont couchées l'une à côté de l'autre ; moi, après 15 allées et venues, je passe de la maman à sa fifille ; encore une 10aine de bottes poussées et je quitte la pièce pour enfiler la tantine, et encore un coup sa sœurette etc, transportant ainsi sans cesse du pollen virginal d'une fleur rouge à l'autre. Ce rêve-là me parut tout à fait réalisable, sans trop de mal, et je me mis sur-le-champ à combiner froidement des plans pour bien arranger ça...

    Lettre à A. Pavel du 20 mai 1914

 

 

 

  • « Il est bon de tout savoir », disent ceux qui ne savent rien.

    Le Monde comme conscience et comme rien

 

 

 

  • Ce que je suis ? Presque plus rien si ce n'est le claquement incessant du fouet de la Volonté, – et le sabbat forcené, “déraisonnable” mais toujours assez bien docile, que ce fouet fait danser à toutes les entités et quantités mentales possibles et imaginables ; une donquichotterie dont on aurait du mal à trouver la pareille, – la lucidité suprême à côté du comble de la folie.

    Ma confession philosophique

 

 

 

  • Nous créons les fantômes, nous créons les pensées, nous créons les pensées à partir de rien.

    Journal, année 1918

 

 

 

  • Faire franchement inscrire à l'endroit de son drapeau : À BAS LA MORALE ! – et à l'envers : “ÉGOÏSME !

    Le Monde comme conscience et comme rien

 

 

 

  • « Les livres sont nos meilleurs amis » : ils ont du moins cela de commun avec nos meilleurs amis que, le plus souvent, ils nous trompent et nous déçoivent.

    Aphorismes”, Instant et Éternité

 

 

 

  • La soit-disant “philosophie” se répartit en deux types. Le premier : plus respectable, jusqu'à présent purement dérivé : pratique : l'être-Dieu, ou du moins -dieu, sans plus de façons. Le second, théorique : la recherche du sens du monde, l'ambition de résoudre le “problème du monde”. – Le premier est une efflorescence du second, – se doutant bien de la nullité de celui-ci, fumier d'où il a efflorescé. – La “solution du problème du monde” : voilà qui a été jusqu'à présent, à peu de chose près, la “philosophie”. Cela s'est fait plus ou moins bêtement, avec une bêtise chaque fois plus ou moins superlative ; mais à la bonne heure : soyons justes, voire reconnaissants de tout ce que fait le demi-singe à part bouffer et casser les assiettes, se courir après et se lire entre soi, – se soûler aussi, pour mieux supporter cette sienne existence amphibie.

    Journal, vers décembre 1925

 

 

  • De même que tout ce qui, du point de vue humain, est “vrai”, est faux, et tout le faux, “vrai”, de même, tout ce que l'homme a tenu pour pur est de l'ordure, pur, tout ce que le merdeux qu'il est regardait comme ordure. – Vous dites, messieurs, que mes métaphores sont souvent pathologiquement puisées aux cabinets ? Mais le monde est une chiotte, le monde est une quantité pathologique ! Tant que vous, singes que vous êtes et qui vous parfumez le trou du cul, vous n'aurez pas avoué que votre tout se résume à une séance dans un immense lieu d'aisances, vous n'aurez aucun espoir d'en enfoncer la porte !

    Métaphilosophiques”, Instant et Éternité

 

 

 

  • Tout = rien.. Tout n'est rien... La réponse ? après la mort, sans doute. Mais aussi – dès aujourd'hui !

    Journal, 30 juillet 1924

 

 

 

  • Le X caché derrière la matière et qui donne lieu à l'activité des sens ne peut être rien autre chose que la conscience ; La conscience est la substance du monde, substance originaire, existant par elle-même, et le monde n'est qu'une multitude d'états d'esprit en interaction.

    Le Monde comme conscience et comme rien

 

 

 

  • Une des plus belles qualités du bas peuple, c'est qu'il lui arrive souvent en politique de préférer, à son propre avantage, un spectacle passionnant dont il aura à faire les frais.

    Le Monde comme conscience et comme rien

 

 

 

  • Je suis toujours bourré. L'ivresse c'est de la folie ; je procède de manière homéopathique ; j'appelle Belzébuth pour chasser le diable. Et figurez-vous, ça marche à merveille. Au fond, je suis fou maintenant, mais puisque je suis tout le temps noir.. ; personne ne le remarque ; si je n'avais pas passé ces derniers jours à me soûler sans discontinuer en compagnie d'amis dévoués qui prennent soin de moi, je serais encamisolé à l'heure qu'il est. Mais, qui plus est : je serais vraiment fou. Énormément de gens parmi les plus sensés finissent à l'asile, et presque tout un chacun qui se promène librement dans la rue devrait s'y trouver.

    Les souffrances du prince Sternenhoch

 

 

 

  • Le Temporel disparut, dissous dans la Sursplendeur, la Souffrance immaculée fondit, s'écoula en Félicité, et tout renaquit, mélodie surlumineuse et supratonale, Marche de la Victoire Éternelle.

    Némésis la Glorieuse

 

 

 

  • La merde sera toujours infiniment plus noble et plus propre que l'argent. En général d'ailleurs, la merde n'est rien de mauvais. Jamais homme au monde n'a été autant et aussi injustement calomnié, décrié, vilipendé que la merde. Sa réhabilitation éclatante n'est qu'une question de temps. Qu'est-ce que la merde ? Partie intégrante de mets que tu manges de bon appétit, joints à divers sucs corporels, c'est-à-dire une tranche de ton corps ; – lesdits sucs pénètrent ladite partie intégrante, l'élèvent dans une certaine mesure jusqu'à l'organicité, en font pour ainsi dire un constituant de l'homme – la merde, c'est à moitié nous : c'est pourquoi elle ne nous a pas empêchés de prendre place parmi les dieux. La merde remplit par ailleurs des fonctions importantes dont la science d'aujourd'hui n'a jamais rêvé ; le cas échéant, l'âme elle-même peut y élire domicile ; nous devrions traiter nos excréments avec plus d'égards, au lieu de les lâcher à travers une cuvette de chiotte, du haut d'un quatrième étage, par exemple, en nous fichant pas mal de savoir s'ils ne vont pas se casser le cou en tombant ; voyons plutôt les cérémonies pieuses avec lesquelles le chat ensevelit les siens. Les crottes sont nos enfants ; que ne deviendraient-elles pas si elles recevaient des soins convenables et une éducation comme il faut ? ! Un de ces jours, je te dirai à ce sujet plus d'un détail curieux. – Si la merde nous dégoûte, ce n'est pas parce qu'elle pue ; elle pue parce que voilà mille et mille ans qu'on nous apprend à la trouver dégoûtante : les sensations sensorielles sont des conséquences des pensées, le monde extérieur, la nature, rien de plus que le produit de certain état psychique “abstrait”. –

    Le Grand Roman

 

 

 

  • moi = baiser de soi à soi

    courant 1919, Journal

 

 

 

  • Le sans-but englobe tous les buts – englobe tout absolument, jusqu'aux contradictions les plus flagrantes ; et une illimitée liberté d'action et de pensée ; il est sérénité éternelle et éternelle tempête, félicité qui confine au supplice et supplice qui verse dans la félicité, – Pansoleil infini. –

    Lettre à F. Böhler, septembre 1925

 

 

 

  • Tout est Mon Éclat = Ma Célébration, glorification, hymne à moi.. Plus ça va et plus je me rends compte que je tiens là sans doute la connaissance suprême, le mystère plus intime de tout ; n'empêche que cela avance bien lentement.

    Journal, 19 février 1917

 

 

 

  • Logicabsurdisme : nom de ce qu'il y a de plus haut en philosophie.. Le tout est presque impossible à exprimer avec des mots – Avec les vieux mots.

    Journal, vers la fin de l'année 1919

 

 

  • Je ne suis qu'un fou de naissance, sans le moindre talent mais pervers à tous égards, qui, pour fuir la vue de sa propre hideur, s'est lancé dans des chemins ténébreux, semés d'épines, de précipices et de bourbiers, chemins qui ne mènent nulle part et où jamais personne de raisonnable n'aurait l'idée de mettre le pied ; un fou, dis-je, qui y a perdu jusqu'à ses tous derniers restes d'humanité et d'agrément ; et qui gît à présent, blessé dans tous ses membres, et n'arrive toujours pas à mourir... En fait, je me suis cassé le cou il y a belle lurette, je suis à vrai dire un mort, condamné pour ma punition à jouer les revenants en plein jour. – Mais surtout ne me donnez pas le titre de maître ; je ne suis tout entier que tâtonnement, que quête, expérimentation, – enfant – l'embryon je ne sais de quoi qui viendra ; or, c'est là tout le contraire de la virtuosité parfaite, de la maturité consommée qui sont tout le sens de la maîtrise.

    Lettre à M. Kösslová du 24 décembre 1917

 

 

 

  • Les échecs de la philosophie s'expliquent parce qu'il n'y avait rien à chercher, rien à expliquer.

    Métaphilosophiques”, Instant et Éternité

 

 

 

  • Du point de vue de la nature, la disparition de l'humanité toute entière n'a pas plus d'importance que la mort d'un perce oreille !

    Le Grand Roman

     

     

  • La médecine ne vaudra quelque chose, ne cessera de mériter les moqueries dont tous les temps passés l'ont abreuvée que le jour où, dans chaque traitement, la psychologie jouera un rôle non moindre que les procédés matériels. Aujourd'hui encore la psychologie en demeure pour ainsi dire absente. Or, comme la psyché est tout, c'est tout dire.

    Journal, 13 novembre 1927

     

  • Les deux propriétés les plus belles, les deux privilèges les plus précieux de l'homme : pouvoir s'abstenir de procréer et mourir à Volonté.

    Traités et Diktats

 

 

 

  • « Já jsem ten, který jsem. » Co Christus tím chtěl říci, nevím ovšem ; já chci tím říci : má podstata spočívá ve vědomí Mé absolutnosti neboli v absolutnosti neboli ve Jsoucnosti ; nebo prostě : jsem Bůh... V užším smyslu : je zcela futilní při definici mne, čím se moje zvířecí já vyznačuje – co jsem ; já je ve skutečnosti Já = Jsoucnost = absolutnost ; já jsem Já, člověk, jako vše, je v pravdě jen Bůh, Allah il Allah, – vše ostatní pára a dým...

    Filosofické listy Ladislava Klímy (vyd. Jan Pohořelý, Praha 1939)

     

     

    Traduction de 1984, à partir de sources incomplètes :

    « Je suis celui qui suis. » Il est bien évident que j'ignore ce que le Christ a voulu dire par là. Moi, j'entends que mon essence consiste en la conscience de Mon absoluité, soit : en l'Être-étant ; ou bien, bref : je suis Dieu... En un sens plus restreint : ce par quoi peut bien se caractériser mon moi animal (ce que je suis) est parfaitement insignifiant pour la définition de moi ; le moi est en réalité Moi = Être-étant = absoluité ; moi, je suis Moi, l'homme, comme tout, n'est en vérité que Dieu, Allah il Allah, – tout le reste n'est que fumée et vapeur...

    Traduction de 2005, à partir de sources désormais vérifiées :

    « Je suis celui qui suis. » J'ignore évidemment ce que le Christ a voulu dire par là ; moi, j'entends : mon essence consiste en la conscience de Mon absoluité, autant dire de l'absoluité, autant dire de l'Être ; soit, tout bêtement : je suis Dieu... Au sens plus restreint : ce qui caractérise mon moi animal, – ce que je suis – , est entièrement sans importance pour me définir : le moi est en réalité Moi = Être = absoluité ; je suis Je, l'homme, comme tout, n'est en vérité que Dieu, Allah il Allah, – tout le reste n'est que fumée et vapeur...

    Lettre à Miloš Srb, novembre-décembre 1916

 

 

 

  • Je pense vous avoir déjà fait part de l'observation que j'ai faite : souvent, quand au bistrot je me rends au pissoir, j'y trouve tout de suite facilement, une pensée que j'ai longtemps cherchée en vain à table. Cherchant d'abord l'explication de ce fait dans un nexus entre l'évacuation de l'urine et l'évocation des idées, j'ai édifié sur ce fondement une théorie physiologique que j'ai mise par écrit et même sous enveloppe pour l'envoyer au professeur Mareš, sentant bien, dans mon humilité, que son génie pourrait en tirer plus de profit que mon ignorance. Mais, heureusement, avant de mettre le pli à la boîte, j'ai eu une autre idée : ne sagit-il pas plutôt d'un nexus entre mon esprit et les cabinets ? si ma pensée y reprend aussitôt des forces, n'est-ce-pas parce qu'elle s'y trouve dans une atmosphère congéniale à sa nature ? [...] Mais je me suis dit : non ! si tu es un cochon, ce n'est que par pureté excessive ; les dieux ne se baignent que dans les fosses à purin, n'a pas encore souffert de la saleté du monde celui qui n'y a pas barboté, qui ne s'y est pas vautré à cœur joie. [...] Je n'ai compris que dans un second temps le fait que ce qui aiguise ainsi mon esprit, c'est simplement de faire un brin de marche après être resté longtemps assis ; et j'ai remarqué au bistrot que presque tout le monde revient des W.C. ragaillardi, même ceux qui jusque-là étaient mornes et rembrunis ; c'est pourquoi, en buvant, il faut aller aux chiottes le plus souvent possible, sans fausse honte.

    Lettre à A. Pavel du 20 mai 1914

 

 

 

  • Je suis né en l'an 18 avant Jésus-Christ, de parents pauvres, dans un village miséreux de Galilée. Ma mère ne s'appelait pas Anne, mais Rébecca. Mon père était – attends ! je ne m'en souviens plus très bien, c'est tellement loin ! – il était – oui, voilà ! – savetier ! Tu sais comment je le sais ? Parce que les fesses me brûlent encore des raclées qu'il me flanquait avec son tire-pied. J'ai connu sous le toit paternel la faim et la débine, – mais je ne m'en faisais pas outre mesure : j'étais une petite coquine étourdie, d'une folle gaieté, – et excessivement sensuelle. À treize ans, je suis tombée enceinte. Prise de panique à l'idée du tire-pied de mon père, je me suis enfuie dans le vaste monde. Je me suis débrouillée comme j'ai pu, vivant d'expédients, travaillant comme bonne à tout faire ou fille de ferme ; parfois je me collais avec un mec et on vagabondait ensemble sur les chemins ; il m'est aussi arrivé de mendier et de commettre quelques petits vols ; à l'époque je n'étais pas aussi mal vu qu'aujourd'hui. J'ai eu quatre enfants avant la naissance de Crucifix, mais je m'en suis chaque fois débarrassée ; puisque c'était moi qui leur avait donné la vie, j'avais bien le droit de la reprendre. Quand j'ai eu dix-sept ans accomplis, j'ai mis le grappin sur Joseph le charpentier. C'était un homme sur le retour, un vieux grognon, enquiquineur mais simplet. Ça a été un jeu d'enfant de l'embobiner. Il était fou de moi – faut dire aussi que j'étais une bath juive ! – et moi, fatiguée de tirer le diable par la queue, je me suis mise en ménage avec lui. Crucifix est né cinq mois plus tard. Joseph m'a battue comme plâtre dès que je me suis relevée de couches, – mais ensuite tout s'est arrangé.. Ses affaires marchaient assez bien, – et quand, trois ans après, il m'a proposé le mariage, j'ai accepté. J'avais eu mon soûl de débauches, et puis je me suis dit que rien ne m'empêchait de me donner encore du bon temps, si ça me chantait ! et je m'en suis donné, je m'en suis fourré jusque-là en me fichant pas mal du vieux schnoque ; il me dérouillait de temps à autre, – mais la belle affaire ! Crucifix est donc né ! Ah, ce jour néfaste, non seulement pour l'humanité, mais aussi pour moi ! Ah ! Ah ! Quand serai-je donc délivrée de cette terrible malédiction ? Hélas ! Aïe vaïe ! Vous autres imbéciles vous cassez depuis toujours la tête à vous demander qui peut bien être le père de Crucifix.. Je ne te donnerai pas le mot de l'énigme, mon petit, pour la bonne raison que je n'en sais rien ! Neuf mois avant sa naissance, je me suis fais sauter par sept mecs à la fois.. L'un des sept est certainement son père. [...] Le fait est qu'on a tout de suite vu que Crucifix allait être un drôle de paroissien..

    Le Grand Roman

 

 

vi. Goodies und addenda

 

Sexe, merde et philosophie ; un cocktail mirage à l'image du Grand Roman, l'exemple de l'intitulé du Chapitre XXVIII de la Troisième partie :

 

Des dieux vicieux visitent à nouveau les femmes de Cesare et les transportent aux enfers où le comte Mateo pose sa tête sur un tas de caca pour prouver qu'un vrai aristocrate est au-dessus de la merde, où Aron Aeschloch déjeune de ce qu'un chien dégobille, où les visiteuses trouvent leurs mamans métamorphosées en autant de pots à pisser, mais sont en revanche si brillamment baisées par le philosophe Ricardo, qui vient juste de résoudre à la perfection le problème de l'Être, que toutes sont aux anges. La perverse Argestéa décide de quitter bassement le ciel et de revenir être humain, l'espace de cinq ans, afin de forniquer avec Cesare et d'en recevoir le fouet.

 

Une idée de ce qu'aurait put être ce qui n'a pas été ; Tout :

 

27 octobre 1919, Journal, première mention de Tout :

 

Nunc : 1.) Me lever tôt 2.) X 3. Penser aux facienda – pour ce qui est de l'argent surtout. 4. M'occuper aussi des autres Mater. 5. (Avant tout) Travailler à un nouveau traité métaphysique pour le “Tout”. En sous-ordre les 5 comme d'habitude (Force – Cognition – Phil. pr. – Animi valet. – S-o.) – Tout est clair – les fondations posées – l'écriture journalistique assurée – ça et là, où il le faut, avec instinct. – Énergie en tout maintenant !

 

 

 

10 mars 1921, Journal, plan de l'œuvre philosophique projetée (Tout) :

 

I traité :

L'Absurde et l'Absolu

II

Égosolisme, Égodéisme

III

Impératisme, Métalogisme, Surcertitude

IV

G181

V

Absolutisme

VI

Ludibrisme, Ombrisme... Féerisme

VII

Splendorisme

VIII

Suppléments

 

 


 82 « Depuis lors, mon évolution a été le produit de ma seule pensée, sculptée, elle, pour l'essentiel, par ma volonté ; les péripéties extérieures et la vie sentimentale ne l'ont pas sensiblement influencée, ayant toujours été par trop méprisées. » Ma confession philosophique.

 83 « Tu ne supporterais presque aucun des livres que tu admires si tu en rencontrais l'auteur ; beaucoup de ceux que tu méprises monteraient au contraire dans ton estime, si tu le connaissais. » Instant et Éternité.

 84 Dans sa Confession philosophique, Klíma se présente comme « le type même du philosophe antique revenu par hasard hanter les temps modernes ». Une recension des Traités et Diktats, signée de M. Srb dans le quotidien Národní Politika, est titrée “Un Diogène tchèque”.

 85 Instant et Éternité, “L'Orestie d'Eschyle et l'Orestie de Dvořák”.

 86 Ibid. Phrase inspirée de F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles.

 87 Fragment d'un brouillon du diktat “Égosolisme, Égodéisme” (Traités et Diktats).

 88 Journal, 17 janvier 1914.

 89 Ma confession philosophique.

 90 Ibid.

 91 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

 92 Ma confession philosophique.

 93 F. Nietzsche, Crépuscule des idoles.

 94 « Nietzsche est un faucon dressé pour la chasse, un fil à la patte, qui plane dans l'azur tout en demeurant attaché à la terre. » Lettre à A. Fi(e)dler du 6 octobre 1916.

 95 M. Stirner, L'Unique et sa propriété.

 96 Merci Goethe...

 97 Lettre à M. Kösslová, 2 février 1919.

 98 Stirner envisageait de créer une « Association des égoïstes »...

 99 Lettre à A. Pavel de la mi-avril 1914.

 100 Parfois qualifié d'humoriste dans les manuels.

 101 Ce rêve raconte l'histoire d'un jeu étrange où il n'y a rien à gagner... ni à perdre.

 102 Comme le montre sa propre production, Klíma ne dédaigne aucun genre littéraire : « Les policiers et les romans noirs ne sont pas à dédaigner, si stupides soient-ils, ils divertissent souvent et rafraîchissent même les esprits les plus raffinés... » (Instant et Éternité).

103 A. Pavel, Journal.

104 Projet de lettre à M. Srb écrit en 1917.

105 La “chiennerie typique” est un qualificatif courant chez Klíma notant une critique véhémente, ceci alors même qu'il n'a rien contre les chiens et a-fortiori les chiennes (il signe d'ailleurs parfois d'une tête de chien, emblème traditionnel des paysans libres de sa région d'origine).

106 Lettre à A. Fi(e)dler du 6 octobre 1916.

107 Lettre à A. Kříž du 20 septembre 1916.

108 Mathématicien, un brin alchimiste, du XVIème siècle, à la philosophie disons “organique” et qui se livre sans tabou dans une Autobiographie non publiée de son vivant mais qui a pu suggérer la sienne à Klíma.

109 Le Monde comme conscience et comme rien.

110 En annexe de la lettre à M. Srb du 28 juillet 1917.

111 Dans une lettre du 13 juin 1927 adressé à E. Chalupný : « Même dans les circonstances les plus défavorables, je pourrai toujours écrire sans peine trois pages d'aphorismes par jour, comme je le fais depuis toujours. »

112 F. Nietzsche, La généalogie de la morale.

113 Turbulent journaliste et critique tchèque du XIXème siècle, célèbre pour ses épigrammes et ses pièces satyriques, partisan d'une écriture polémiste sans fioritures.

114 Brouillon de publicité écrit par Klíma, janvier 1922.

115 Lettre à E. Chalupný du 4 septembre 1910.

116 Lettre à E. Chalupný du 22 octobre 1918.

117  “Les abcès rongeurs de la langue tchèque”, initialement parut dans Tribuna du 11 mai 1926.

 118 Schopenhauer parlait en des termes identiques de la langue... allemande.

 119 Lettre à M. Srb du 4 novembre 1917.

 120 Lettre à A. Pavel d'avril 1914.

 121 10 juillet 1917.

 122 Erika Abrams, Avertissement à Je suis la volonté absolue, La différence, 2012.

 123 F. Nietzsche, Crépuscule des Idoles : « La “raison” dans le langage : oh, quelle horrible vieille trompeuse ! Je crains que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire... » et notre grammairien tchèque dans ses Traités et Diktats : « “À bas les maîtres, personne n'a d'ordres à recevoir de personne”, enseigne-t-on aujourd'hui. Expulsez d'abord l'impératif de la grammaire ! Allez-y, essayer ! Peut-être que ça marchera. »

 124 Texte nommé “Contribution à la psychologie de la création littéraire”.

 125 Journal en date du 6 juillet 1922.

 126 Lettre à M. Kösslová du 4 janvier 1919.

 127 Son ami F. Böhler, germanophone, semble avoir appris le tchèque à son contact et parlait une langue où ne subsistaient que les grossièretés.

 128 « Cherche bien ! Tout est compris dans cette maxime, ou aussi dans bon nombre d'autres tout aussi simplistes. » Traités et Diktats.

 129 Ma confession philosophique.

 130 Journal, 13 août 1909.

 131 « Contribue aussi à ma tonalité d'esprit certaine atmosphère poètique, propre aux mois de juillet-août, qui bon an mal an me revisite (c'est pendant ces même mois [...] que j'entre en rut) ; chacun a ses moments, – des mois, des jours, des années, – qu'il aura intérêt à repérer. » Lettre à M. Srb, 10 jullet 1917.

 132 Lettre en date du 29 juillet 1909.

 133 Journal, ajout en date du 13 août 1909.

 134 Ibid, le 21 décembre 1913.

 135 Lettre de mi-avril 1914.

 136 Lettre du 4 novembre 1917.

 137 Journal, 29 juin 1910.

 138 Ibid, 1er juillet 1910.

 139 Ma confession philosophique.

 140 Ibid.

 141 Sous ce nom se cache une longue lettre à A. Pavel en date du 20 mai 1914.

 142 « J'avais inventé alors une théorie selon laquelle ma vie jusque-là se divisait en 4 périodes de 8 ans chacune, séparées par des lignes de démarcation bien tranchées. Et j'avais décidé que mon cinquième octonium fût de telle et telle espèce : j'avais fixé pour chaque mois et chaque année un champ d'activité, une signification et un caractère général précisément déterminés.... » Lettre à A. Pavel de la mi-avril 1914.

 143 Ibid.

 144 Ibid.

 145 « Esprit-de-Suite, Démesure, Entêtement, Encore-et-Encore » sont les doux noms de ces lunes ; lettre à Pavel du 20 mai 1914. L'ensemble des citations qui suivent dans le texte viennent de cette même lettre, et ce jusqu'à nouvel ordre.

 146 « Salvaturine consiste en des boyaux de caoutchouc longs de deux mètres, un peu plus gros que des andouilles, d'une contenance de deux litres [...] Enroulés autour des jambes, d'homme ou de femme, ils ne gênent, même étant pleins [...] Le bout supérieur s'ajuste, chez les messieurs, au baisif, dont le gland y est entièrement englouti, chez les dames, à une boucle en os qui enserre le petit trou pissotier... »

 147 Ma confession philosophique.

 148 Passablement aveuglé par son nouveau mot d'ordre, Klíma loue l'image des grands personnages historiques : Hannibal, Tamerlan, Napoléon, l'histrion Vladimir ou le comique Benito... Ce n'est pas leurs réalisations qu'il loue, mais leur vitalité en tant qu'Hommes.

 149 Ibid.

 150 Lettre à A. Pavel du 20 mai 1914.

 151 Dans son journal en date du 20 mai 1919, Klíma donne comme nom de code “S.” à ce mystérieux mot que l'on retrouve sous le nom de “Sanvegomi”, un substantif latin difficilement traduisible. Le mot tchèque donnera la clé du mystère, “Absoluité” donc.

 152 Fragment épars du Journal du printemps 1919.

 153 Journal en date du 20 mai 1919.

 154 Journal en date du 3 janvier 1921.

 155 Pour corser la chronologie klímaïenne, outre les octennies programmées se trouvent aussi des quinquennies impromptues comme celle inaugurée le 22 août 1924. Consacrée au « travail » (comprendre « praxis ») et interrompant l'octennie en cours (en fait la prolongeant) dont le mot d'ordre était « M'imposer » (comprendre « publier »)... Comprends qui pourra...

 156 Ma confession philosophique.

 157 Journal aux alentours de décembre 1925.

 158 Ibid.

 159 Instant et Éternité.

 160 F. Nietzsche, Ecce Homo : « Pourquoi suis-je si intelligent ? Parce que je ne me pose pas de questions qui n'en sont pas. »

 161 Merci Renan...

 162 ... ou un grand Tout ; au choix.

 163 16 octobre 1925.

 164 “Je suis la Volonté Absolue”.

 165 Journal, 24 janvier 1922.

 166 Lettre à A. Kříž du 20 septembre 1916.

 167 Ibid.

 168 Journal, datable des environs d'avril 1917.

 169 Journal, courant 1919.

 170 Lettre à M. Srb du 4 novembre 1917.

 171 “Égosolisme, Égodéisme”, Traités et Diktats.

 172 “Absoluité”, Traités et Diktats.

 173 Lettre à M. Srb du 4 novembre 1917.

 174 Ma confession philosophique.

 175 Ibid.

 176 Peut-être employer le terme néo-klímaïen d'“êtr'xistantiste”.

 177 “Égosolisme, Égodéisme”, Traités et Diktats.

 178 Concédons sur la fin cette filiation : Pense par toi-même → Deviens ce que tu es → Je suis l'objet de mon propre territoire.

 179 « ... plus un écrivain est grand, plus il se “contredit”. » Le Monde comme conscience et comme rien.

 180 Journal en date du 14 novembre 1927.

 181 Absoluité.


 

 

 

 

 III. Largage

 

 

 

 

Nous voici donc dans l'avion, à quelques centaines de pieds du sol, Ladislav pilote d'un air distrait. Il n'est pas seul, l'un de ses contemporains l'assiste, plus propret et comme lui sujet de la Kakanie : Carlo Michelstaedter. Oui, un autre chevalier errant de la philosophie, traînant ses guêtres sur ces marges où ne s'aventurent que les plus persévérants... ou les plus dingues. Laissons-le prendre le manche un moment. Chacun y trouvera matière, ou non, y verra des similitudes, ou pas ; mais c'est l'occasion d'explorer un nouvel angle-mort du labyrinthe, jouxtant la tranchée fangeuse du Bohémien. Au pays des mots, le singe est roi.

 

 

 i. C. M. : Une vie (courte), une œuvre (dense)

 

 Né en 1887 à Gorizia, petite ville du Frioul alors austro-hongrois mais de population essentiellement italienne à forte composante juive et désormais sise pour partie en Italie et pour partie en Slovénie ; un territoire de confins182. Un grand père rabbin le sensibilise vraisemblablement aux grandes questions dites ontologiques dans leur version cabalistique. Un bref passage à la faculté de Mathématiques de l'Université de Vienne laissera plus tard la trace éparse d'équations et de figures géométriques dans ses textes. Il fait son Voyage d'Italie, parcourant Venise, Bologne ou Padoue avant de s'inscrire à la Faculté de Lettres de Florence. Une relation décisive avec une jeune fille d'origine russe, Nadia Baraden, qui se suicide à l'issue, l'oriente certainement vers une vision nihiliste du monde. Polyglotte, Carlo utilise souvent directement le grec et le latin dans ses écrits, parfois le français ou l'allemand, mais l'essentiel est en italien ; il étudie aussi l'hébreu et envisage une traduction de Schopenhauer. En 1907, il est à l'origine du numéro unique de la revue Gaudeamus igitur183, dont, dessinateur averti, il se charge des illustrations. Le choix de sa thèse se porte sur Les concepts de persuasion et de rhétorique chez Platon et Aristote, un programme aride qui va l'absorber totalement avant de l'engloutir entièrement. Le 17 octobre 1910, Carlo se tire une balle dans la tête alors qu'il vient de mettre un point final à ce travail et de fignoler encore quelques Appendices critiques ; la raison comme le sens de ce geste lui appartenant définitivement. Carlo interroge les mots, proclame leur fausseté mais finit étouffé par ces mêmes mots ; comme cette lampe qui meurt par trop de carburant et dont il aimait reprendre l'image184. Il n'a pas joué avec les mots, il les a pris au mot ; coup pour coup, mot pour mot. Fallait-il rendre le langage à son chaos initial pour permettre à “la vie persuadée”, telle qu'il nomme l'existence dont il rêve, de s'épanouir comme “ligne de vie” ? En préambule à son texte, on trouve cette citation de Sophocle (Électre) : « Je comprends que mes façons ne correspondent ni à mon âge, ni à mon rang », annonçant d'emblée que ce qu'il présente va bien au-delà d'un simple travail de maîtrise : c'est une véritable “vision du monde” que propose Michelstaedter, ou plutôt qu'il tente de mettre en œuvre pour lui même. Et en définitive pour lui seul. En un seul geste, circonscrire le monde à soi-même, le mettre à sa mesure ou se mettre à sa mesure ? Alors « ... s'approprier le bien de sa propre âme, être égal à soi-même, être persuadé, est nécessaire ; vivre n'est pas nécessaire ! »185

 

 

ii. Oratiuncula, oratiunculae : Monologue de Carlo186

 

 Il m'a bien énervé cet Aristote, ce “Prince du vent” ! Et vas-y que je te parle de tout et de rien, de rien surtout, c'est ça l'art de la rhétorique ! Il a enfumé toute la philosophie ; et moi, moi, il faut que je me farcisse ces foutaises ! Que j'étudie, que je compose en échange un travail d'étudiant en philosophie ! Je ne suis pas le premier à vouloir combattre l'air du temps, je le sais. Il y en a eu, et des prestigieux comme Parménide, Sophocle, Simonide, Pétrarque ou Leopardi, et même le Christ ; tous ont échoué. Leur message a été dévoyé et ils engendrèrent ce qu'ils combattaient : des exégèses sans fin, des systèmes, des mots vidés de sens. Tous ont raison, personne n'a la raison. Encore une illusion, comme la vérité, le bien, le mal... Je ne me fais donc pas d'illusions et dans le meilleur des cas j'aurai fait... un mémoire de maîtrise !

 

 Volo quia volo. Je sais que je veux mais je n'ai pas ce que moi je veux. Il faut poser en préalable comme une définition de la vie humaine, cette éternelle insatisfaite qui sans cesse désire. Le présent ne lui est pas suffisant, il lui faut aussi le futur ; ainsi l'homme échappe à lui-même dans chaque présent. C'est pourquoi chacun est seul et différent parmi les autres, car sa voix n'est pas sa voix et il ne la connaît pas et ne peut la communiquer aux autres. Aucune chose n'est pour soi, mais par rapport à une conscience, la vie est une corrélativité infinie de consciences. N'y aurait-il pas du Berkeley là-dessous ? Foutue philosophie !

 

 Il faut s'interroger sur la “conscience” de vivre pour soi-même. Si cette “conscience” existe, alors la vie pour soi devient réalité et acte la conscience d'une fin en soi : de la mort. La vie ne serait qu'un... suicide ?

 

Il n'y a de vie que dans l'attente de l'accomplissement de l'acte suivant ; toute action actée, faite, réalisée, en appelle une autre. C'est ainsi que ce qui vit se persuade qu'est la vie quelconque qu'il vit. C'est ça. La réalité constitue pour l'homme les choses qui attendent son futur. Quelque chose est. Quelque chose est pour moi. L'espérance m'est possible. Je suis suffisant. Tel est le cercle sans issue de l'individualité illusoire, qui affirme une personne, une fin, une raison : la persuasion inadéquate, en tant qu'elle n'est adéquate qu'au monde qu'elle s'imagine. Pour chacun son monde est le monde : et la valeur de ce monde est le corrélatif de sa valence, sa saveur le corrélatif de la sagesse. Mon monde n'est que mon corrélatif : mon plaisir. La vie n'est donc qu'illusion.

 

Parménide l'a déjà dit : « Ma vie et le monde que je vis sont une seule et même chose. » Et de l'illusion au rien, il n'y a même pas un pas à faire. Houououououou... rien, rien, rien, tu n'es rien, homme, je sais que tu n'es rien, je sais que tu fondes ici tes espérances et je ferai se dérober le sol sous tes pieds, je connais les promesses que tu te fais à toi-même et qui ne seront pas maintenues, de même que tu as toujours fait des promesses que tu n'as jamais tenues – car tu n'es rien, et tu ne peux rien, je sais que tu ne peux rien, rien, rien ! Nichts ! Niente !

 

C'est là que la persuasion intervient : pour vivre, il faut que je me persuade de vivre et que je vive en acte. On rejoint la notion schopenhaurienne de vouloir-vivre et celle d'une volonté vue comme... absolue. Ce que je dois essayer de faire c'est de déconstruire l'acte de vie. La vie s'accomplit par la persuasion ; l'acte de vie existe par l'acte de persuasion sous une forme renouvelée du cogito ergo sum.

 

La sensation des choses, la saveur du monde n'existe que pour leur continuation, être ce n'est que vouloir continuer : les hommes vivent pour vivre : pour ne pas mourir. Leur persuasion c'est la peur de la mort, être ce n'est que craindre la mort. Il existe donc une persuasion de vie et une persuasion de mort, cette dernière étant choisie par le plus grand nombre qui paradoxalement la craint !

 

Et où est donc la vie sinon dans le présent ? Si celui-ci n'a pas de valeur, rien n'a de valeur. Qui craint la mort est déjà mort. Vivre en plénitude, c'est se persuader que chaque instant, chaque présent est le dernier ; qui aime la vie, ne craint pas la mort. La mort n'enlève rien à celui qui possède sa vie dans le présent, car rien en lui ne demande à continuer ; rien en lui n'est dû à la peur de la mort...

 

Il sera d'autant plus facile de vivre en plénitude que nos besoins sont limités et que nous en sommes maîtres. Il faut commencer par élaguer ses besoins les plus superficiels comme Dieu ou la patrie. Les limites de ma vie, ce sont mes besoins et inversement. Il convient de moins penser aux équations et plus à l'équité, et donc au(x) résultat(s). La réponse ne se trouve pas chez les autres mais en soi, car le soi est lui-même monde, c'est-à-dire Tout. C'est finalement se chercher soi-même comme Héraclite, qui prévaut au socratique connais-toi toi-même. Le deviens ce que tu es nietzschéen reste alors la persuasion ultime. À dépasser. À pratiquer. La persuasion est acte personnel, elle n'attend rien et ne propose rien, son (auto-)accomplissement est sa seule récompense. Elle est vie, réalité, en ce sens qu'elle est accomplissement ; elle est acte gratuit, en ce sens qu'elle ne concerne que moi.

 

 Moi ! Persuasion, le moteur du moi ! Je suis ! Ich bin über alles ! Tout ! Être pour soi !

 

 La rhétorique intervient lorsque je ne me suffis pas ou plus à moi-même, lorsque j'attribue des valeurs aux choses, lorsque j'attends une récompense ou des honneurs ; j'existe alors pour quelqu'un ou quelque chose. Pour lui-même, un homme sait ou ne sait pas ; mais il dit qu'il sait pour les autres. Il veut “se constituer une personne” avec l'affirmation de la personne absolue qu'il n'a pas : il est l'inadéquate affirmation d'individualité : la rhétorique. La parole devient le visage de l'illusion jusqu'à l'étourdissement. De sorte que n'ayant rien et ne pouvant rien donner, les hommes s'abandonnent à des mots qui simulent la communication : puisque chacun ne saurait faire en sorte que son monde soit le monde des autres. Ils imaginent des mots qui contiennent le monde absolu, et ils nourrissent de mots leur ennui, ils confectionnent un baume de mots contre la douleur. Chaque mot contient le mystère, et les hommes se confient à eux, et trament ainsi avec des mots – d'un accord tacite – un nouveau voile d'obscurité : que Dieu m'aide, car je n'ai pas le courage de m'aider moi-même. Lâcheté !

 

C'est ainsi qu'à côté de la vie fleurit la rhétorique. Les hommes se mettent en position cognitive et élaborent le savoir. Ainsi naissent les philosophies, les systèmes et les idéologies. Le système des noms tapisse la chambre de la misère individuelle de miroirs sur lesquels mille fois et toujours et encore infiniment, la même lumière des mêmes choses est réfléchie d'une infinité de façon. Chimères ! Mensonges !

 

Or cogito ne veut pas dire “je sais” ; cogito veut dire je cherche à savoir : autrement dit le savoir me fait défaut : je ne sais pas. Mais pour les hommes, vouloir une chose c'est l'avoir, vouloir connaître c'est connaître, être sur la voie de la connaissance, avoir en soi les modes et les moyens finis en vue de la connaissance. Le savoir, c'est-à-dire la rhétorique, n'est pas la connaissance qui est la persuasion ; savoir n'est pas connaître. La rhétorique se rapproche plutôt de la notion d'adhésion et de la conviction, et se rattache donc à la propagande. La persuasion reste elle dans l'idée d'une notion libre et autonome, elle ne concerne que moi, elle ne peut donc faire l'objet d'aucun prosélytisme et est au contraire affranchissement. Indépendance contre dépendance, le choix est pourtant simple. Mais ce n'est pas un choix, plutôt un positionnement salutaire et dans “salut” il y a “santé” ! Santé, salut, telle est la persuasion ! Salut à toi ! Vie !

 

Cogito est non-entia coagito, ergo non sum. Je pense c'est “j'agite des non-êtres”, donc je ne suis pas. Ainsi est la (non-)vie que propose la rhétorique, une vie “à côté de la vie”, une illusion. Illusions...

 

Où tout cela m'emmène ? Si je me conforme aux concepts, aux modes, aux systèmes, j'entre dans la méthode des classifications, des définitions, ou dans celle plus subtile des surpassements, et je travaille ; par ce travail qui m'est donné sur les voies tracées par d'autres et qui font que je sais tout en ne sachant pas : je saurais, ou d'autres sauront grâce à mes efforts. Foutaises ! Tout ceci n'est qu'une “société du spectacle” ! Paraître, et non pas être ! Alors que...

 

Il n'existe pas de choses faites, de voie préparée ; il n'existe pas de mode, ou de travail fini, grâce à laquelle je puisse parvenir à la vie. Il n'existe pas de mots qui puissent me donner la vie : car la vie consiste précisément à créer tout par moi-même, à ne s'adapter à aucune voie : la langue n'existe pas mais je dois la créer, je dois créer son monde, mon monde, je dois créer chaque chose : pour que ma vie soit mienne.

 

On ne se sauve pas en suivant les autres, un autre ; on se sauve en se suivant soi-même. Le Christ s'est fait Dieu et non l'inverse, le Christ est avant tout un homme, et qui s'est fait Dieu ! Son message a été biaisé ! Dieu ! Deus sum ! Schopenhauer en parle quelque part, « si duo idem faciunt non est idem ». Si deux hommes font la même chose, ce n'est pas la même chose, une copie n'est pas un original. La voie de la persuasion n'est pas un trajet d'omnibus, elle ne comporte aucun signe, aucune indication qui puissent être communiqués, étudiés, répétés. Mais chacun a en soi le besoin de la trouver, et dans sa propre douleur, son indice, chacun doit se frayer lui-même de nouveau la voie, car chacun est seul et ne peut espérer d'aide que de lui-même : la voie de la persuasion ne comporte que cette indication : ne t'adapte pas à ce qui t'es donné comme suffisant. Je ne fais pas le maître, je le fais pour moi, cette voie c'est la mienne ; je suis mon propre maître.

 

Chercher à savoir est une impasse, ce que je cherche, je le détruit : si l'on se tourne pour regarder son profil dans l'ombre, on le détruit. C'est clair. La rhétorique dénature le savoir : de Socrate on passe à Platon pour finir à Aristote ; du Christ on passe au message de l'Église... Non ! La rhétorique met un voile sur la réalité. Les hommes préfèrent un futur hypothétique dont ils ne savent rien à un présent qui leur tend les bras. Ils se rendent au contraire esclaves de ce qu'ils ne connaissent pas. C'est un choix objectif qu'ils font, tant pis pour eux.

 

La science moderne est en cela un modèle de rhétorique, elle prend le relais des religions et des idéologies comme nouvelle religion et nouvelle idéologie. Les termes techniques confèrent une certaine uniformité de langage aux hommes. C'est en vain que rêvent les partisans des langues internationales, créées intentionnellement. La langue internationale sera la langue des termes techniques : des “ornements de l'obscurité”. La vie moderne est pleine de rhétorique, l'homme moderne est un parangon de rhétorique : sa vie se résume à un rail, ses décisions sont soumises à des principes sociaux, sa volonté est mise en coupe réglée par l'État, les institutions etc... Antagonismes sociaux, clivages culturels, cultuels, civilisationnels ; tous basés sur une artificialisation des relations. L'humanité ne vit pas en fraternité, Alle gegen Alle.

 

La “civilisation” c'est l'abandon de l'existence immédiate, animale. L'individu succombe à la masse, devient une vague individualité uniforme cherchant la sécurité dans l'adhésion à un code de droits et de devoirs : la liberté d'être esclave ! L'individu s'abandonne à la société, aux dogmes du travail et de la propriété, en échange d'une (relative) sécurité il se doit d'être sage et obéissant, c'est-à-dire servile ; la route de l'abattoir lui est toute tracée et il l'emprunte docilement. Que surtout il ne s'occupe de rien d'autre que la tâche qui lui est assignée : on pense pour lui, on agit pour lui, on parle pour lui. Le nom moderne de l'individu moderne est “citoyen”. L'organisation rhétorique est toute puissante et elle est incorruptible puisqu'elle se fonde sur les déficiences de l'individu et sur sa peur. Et il n'est pas de plus grande puissance que celle qui fait de sa propre faiblesse une force.

 

Le “Je” s'efface devant le “Nous”, c'est cela que j'appelle “la réduction de la personne”. Tout les progrès de la civilisation sont autant de régressions de l'individu. L'homme social est sous tutelle, il n'a pas voix au chapitre, il doit veiller en revanche à suivre en ligne droite le chemin qui a été tracé pour lui, par d'autres ; là où il mène n'est pas son affaire. Cet homme dressé, domestiqué, assiste sans voir à la régression de sa conscience, de sa volonté, de son libre-arbitre. À cet homme de la société, assujettissant sa sécurité à une autorité, s'oppose l'homme de la nature, assujettissant sa liberté à lui-même.

 

 La rhétorique aura ceci comme aboutissement ultime : Les hommes parleront mais ils ne diront rien. Aristote m'a tuer ! Le suicide comme ultime possible, choix parmi les choix et, par dérision, non-choix ultime. Ou alors vivre, c'est-à-dire faire ? Comment ? Stirb und Werbe...187 Meurs et deviens. Salute !

 

 

 iii. Kriegspiel : Guerre des mots, guerre aux mots, guerre aux maux

 

L'être humain pense et parle, devrait-il se contenter de penser ? Là où il y a parole se construit un langage de la pensée et donc un langage dit philosophique sans pour autant qu'une philosophie du langage mette un bémol aux visées rapidement impérialistes, hégémoniques de ce prétendu langage philosophique. Distinguer la langue et le langage s'avère nécessaire : la langue est spécificité et partage, le langage est universalité et communication ; l'une se contente d'une fonction pratique, l'autre incarne une fonction toute théorique qui déploie les ailes de la séduction des mots et des idées. Lorsque j'utilise la langue, c'est pour traduire des faits, pour agir, pour donner un sens effectif188 ; le langage lui est tout autre, c'est le territoire des faits-bridés, des sens cachés et de la polysémie. Alors que la langue ouvre, le langage est une impasse. Ce n'est donc pas la langue que Carlo Michelstaedter combat, mais le langage qui en est l'instrumentalisation interprétative toxique ; et son arme dans ce combat est la langue même. Ce qu'il met dans sa ligne de mire est cette rhétorique sociale qui fonde l'organisation des rapports sociaux et donc la hiérarchie, l'assujettissement et l'exploitation des uns par les autres, autant dans la vie (par le travail, la famille ou la patrie) que dans la mort (par la religion). La thèse de Carlo décompose la difficulté de vivre : penser, dire, écrire, mourir ; comme un “métier de vivre”189 ou plutôt un “métier pour vivre”. L'écriture, comme tâche qu'il s'impose, porte alors le paradoxe à son paroxysme de contradiction : Comment faire plus loin et au-delà ? La partition qu'il propose possède une double représentation, l'une horizontale est la persuasion, et l'autre, verticale, est la rhétorique. Combat non pas seulement contre les illusions du langage, mais pour être. Deux façons de vivre se détachent de ce combat : “être” (c'est-à-dire l'existence persuadée), ou “jouer un rôle” (faire de la rhétorique). La persuasion est action ou n'est pas, son verbe électif est le verbe “faire” et son allégorie est la volonté malgré-tout ; la rhétorique est illusion, son verbe électif est le verbe “parler” et son allégorie est la soumission malgré-nous. Un choix. Tout se résume à une question de choix et donc à un certain niveau de conscience. Qui ? Quoi ? Où ? Pourquoi ? Inévitablement la quête est des plus hypothétiques. Ausgang. Vois le ciel est clair, serre les dents, il est temps de sauter... Hic Rhodus, hic salta.190

 

De l'illusion, des illusions, désillusion ; la route de la vie est bordée de mots, ces mêmes mots qui feront que je vivrai debout ou couché, autonome ou dépendant. Carlo l'a brièvement empruntée avant de tirer la chasse d'eau à sa manière. À la vie, à la mort, sa lumière, ou plutôt sa flamme a autant illuminé sa victoire que sa complète défaite ; et lorsqu'on saute dans le vide, le parachute de la persuasion ne suffit visiblement pas. Ach, wie schade ! Scheisse !

 

 


 182 Merci Magris...

 183 Réjouissons-nous. Un ancien chant d'étudiants, plutôt d'esprit conformiste, porte ce nom.

 184 C. Michelstaedter, La persuasion et la rhétorique.

 185 C. Michelstaedter, Appendices critiques à la persuasion et la rhétorique.

 186 Monologue imaginaire composé essentiellement à partir de La persuasion et la rhétorique ; le chat y retrouvera ses petits. Ou pas !

 187 Merci Goethe...

 188 « Les mots ont été inventés pour les usages ordinaires de la vie, et ils sont malheureux, inquiets et étonnés comme des vagabonds autour d'un trône, lorsque de temps en temps, quelque âme royale les mène ailleurs. » dixit Maeterlinck dans une introduction de L'Ornement des noces spirituelles de Jan van Ruysbroeck, mystique du XIVème siècle.

 189 Merci Pavese...

 190 Merci Ésope... (je crois).


 

 

 

 

Aiguillage bibliographique

 

 

 

 

 Les Œuvres complètes de Ladislav Klíma sont éditées par les Éditions La Différence. À ce jour (2016) quatre tomes sont parus : Tout (le non-journal), Dieu le ver (la correspondance), Le Monde etc... (les écrits philosophiques), et Le Grand Roman. Deux autres tomes sont prévus : le reste de l'œuvre romanesque et le théâtre. On attend avec impatience la biographie que ne manquera pas d'écrire sa traductrice Erika Abrams. Des choix de textes et des romans sont édités séparément, mais, suivant les éditions, tous n'ont pas l'appareil critique qui facilite grandement leur lecture. Une courte et subtile exégèse phénoménologique de Klíma par Jan Patočka, publiée en 1967, se trouve traduite dans le recueil Je suis la Volonté Absolue, paru chez La Différence en 2012 ; ce volume constitue une bonne voie d'entrée générale à Klíma. Au niveau des romans, Les Souffrances du prince Sternenhoch est de loin le plus abouti ; Le Grand Roman constitue au mieux une expérience de lecture, au pire une épreuve frisant la noyade littéraire. Roland Jaccard, dans La tentation nihiliste, consacre un bref chapitre à l'évocation savoureuse du Bohémien. Pour les mélomanes, écouter l'album post-mortem Jak bude po smrti de The Plastic People of the Universe. Les idolâtres peuvent se rendre à Záběhlice où Klíma vécut en ermite à la fin de 1904 et au début de 1905, une plaque commémorative s'y trouve ; ou sur le site de l’hôtel Krása à Vysočany (Prague), antre klímaïen de 1915 à 1927, voir le buste qui orne l'angle de rue. L'urne funéraire, longtemps gardée par Kamila Lososová, a été inhumée dans le caveau familial de cette dernière en 1949 et Ladislav doit encore y maugréer, ...ou s'y taper l'une de ces revenantes lubriques qu'il affectionnait tant.

 

 

 

L'on connaît de nombreux et célèbres “derniers mots” prononcés par de grands hommes ; plus significatives à tous égards, sont les paroles de mon frère mourant à l'âge de neuf ans :« Moi je suis content de crever, j'en ai rien à foutre de cette foutue chiasse de vie. »

 

 

 

Ladislav Klíma, Instant et Éternité

 

 

 

Les ouvrages concernant Carlo Michelstaedter ne sont pas non plus légion et il faut rechercher l'essentiel de ceux-ci aux Éditions de L'Éclat. La persuasion et la rhétorique doit figurer en préalable de toute lecture michelstaedterienne et l'on peut s'en tenir là (la dernière édition en poche intègre les Appendices critiques). L'œuvre traduite comporte également un volume de dialogues (Le dialogue de la santé et autres textes) et un de correspondance (Épistolaire) ; les poésies attendent toujours leur traduction française et c'est dommage. Sous le titre Drân, méridiens de la décision dans la pensée contemporaine (de Massimo Cacciari) se cache un livre érudit et complexe dans lequel se trouvent deux chapitres concernant Carlo vu sous un angle linguistique néo-gnostique mais néanmoins sympathique. Le romanesque a inspiré Claudio Magris qui dans Une autre mer suit la trace d'Enrico Mreule, un ami-émule de Carlo ; comme toujours avec Claudio c'est bien et en plus c'est bref. Patricia Farazzi a écrit deux petits romans au pathos affirmé et au déroulement parfois impénétrable mais à l'empathie réelle pour le gorizien : La vie obscure et Un crime parfait. Pour finir de se rendre triste, porter une fleur sur le Le tombeau de Carlo Michelstaedter de Jacques Beaudry. Enfin on trouve une paire de lignes synthétisantes dans le #3 de l'agréable revue fin-du-mondiste Amer (“Alexithymie par Ian Geay). La tombe de Carlo se trouve, côté slovène, au cimetière israélite de Valdirose : « Que son âme soit enveloppée dans le faisceau des vivants »191 ; mais peut-être ne l'aurait-il pas voulu...

 

 

 

Rien à attendre

 

rien à craindre,

 

ne rien demander – et tout donner192

 

ne pas aller,

 

mais demeurer. –

 

Il n'y a pas de récompense –

 

il n'y a pas de répit.

 

La vie tout entière est une pénible chose.

 

 

 

C. Michelstaedter, Le dialogue de la santé

 

 

 


191 I Samuel 25, 29.

 192 « J'aime celui qui donne toujours et ne veut se conserver lui-même. » F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.


 

 

 

 

 Vade-mecum linguistique

 

 

 

 

deus sum : je suis dieu

 

tractatus : traité

 

ex-nihilo : à partir de rien

 

achtung ! : attention !

 

vorwärts ! : en avant !

 

vita, vitae : vie, existence, durée de la vie

 

bildung : formation, éducation

 

wirtschaft ist tot : l'économie c'est la mort

 

vacuum : vide

 

in vino veritas : la vérité est dans l'ivresse

 

mens sana in corpore sano : un esprit saint dans un corps saint

 

liber, libri : écrit, livre, traité

 

habent sua fata libelli : les livres ont leur propre destin

 

pensum : tâche, travail (également punition, travail supplémentaire imposé à un élève)

 

multiversum : multidirectionnel

 

propriissimum : ce qui m'est propre au plus haut point

 

 finis Austriae : période des dernières années de la monarchie austro-hongroise

 

 novlangue : cf G. Orwell

 

 volapük : la langue dans sa version müesli

 

befehl ist befehl : un ordre est un ordre

 

weltanschauung : conception, vision du monde

 

wunderbar : merveilleux

 

ad hoc pertinet : tendre vers ce but

 

deus creator omnium : dieu créateur de toute chose

 

deus esto : sois dieu

 

last but not least : dernier point et non le moindre

 

cogitatum : pensée, projet

 

kampfbereit : prêt pour le combat

 

aut deus aut nihil : ou bien dieu ou bien rien

 

aut omne aut nihil : ou bien tout ou bien rien

 

ite missa est : la messe est dite

 

tanz mit... : danse avec...

 

jägerspiel : jeu de chasse

 

leben heißt leben : la vie c'est la vie

 

das spiel ist aus : le jeu est terminé

 

florilegus, florilega, florilegum : qui butine le suc des fleurs

 

goodies und addenda : produits dérivés et notes additionnelles

 

oratiuncula, oratiunculae : petit discours

 

volo quia volo : je veux parce que je veux

 

nichts : rien

 

niente : rien

 

cogito ergo sum : je pense donc je suis

 

ich bin über alles : je suis au-dessus de tout

 

alle gegen alle : tous contre tous

 

stirb und werbe : mourir et renaître

 

salute : le salut, mais aussi la santé

 

kriegspiel : jeu de guerre

 

ausgang : sortie

 

hic Rhodus, hic salta : ici est Rhodes, ici il faut sauter

 

ach, wie schade ! : oh, quel dommage !

 

scheisse ! : merde !

 

vade-mecum : aide-mémoire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Longtemps, nous ne savions rien de F. Merdjanov ; nous n'en savons d'ailleurs pas beaucoup plus désormais. À défaut de savoir qui est F. Merdjanov, des libelles, manuscrits, tapuscrits et autres opuscules commencent à circuler. Contentons nous de nous en réjouir ; F. Merdjanov n'est assurément pas celui ou celle que nous croyons et nous décevrait certainement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Autres écrits attribués à F. Merdjanov :

 

 

 

- Analectes de rien (Une anthologie sur le sujet)

  

- Jâhiliyya (L'Islam avant la lettre)

 

- Seuqitéop sesègéxe (On ne sait)

 

- La question corse à la lumière de l'inconnue macédonienne (Précis de nihilisme montagnard)

 

- Les ruches horizontales, une apiculture de la paresse (Top bar hives et autres errances)

 

- L'énigme Floresco (S. Netchaïev par monts et par vaux)

 

- Le Tout, le Rien (Êtr'xistant ou ne pas être ?)

 

- Abû Tâhir (Dans la peau d'un Qarmate)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'Égosoliste ? Un Qarmate qui aurait trucidé ses compagnons !

 

 

 

F. Merdjanov, Abû Tâhir

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

avec la fausse complicité factice de la

 

World und Co(s)mic's Protivophilie - Fraction Phisolophie (non structurée)

 

WCP-FP(ns)