Projet Darién
[En cours de rédaction] Projet Darièn. Nom donné au projet d'implantation coloniale écossaise en 1698 dans la province de Darièn, dans le sud de l'actuel Panama.
SommaireHadrienPour préserver son autorité sur la partie sud de l'île de Grande-Bretagne, l'empereur romain Hadrien érige un mur afin d'arrêter les attaques des hominines venus du nord de l'île. Entamée en 122 après Jésus aka ChristⒸ[2] la construction se termine cinq ans plus tard. Ce mur d'Hadrien, d'une longueur de 117,5 km, relie l'embouchure du fleuve Tyne - à l'est - et le golfe de Solway - à l'ouest - dans une partie étroite de l'île grande-bretonne. Un autre mur est construit plus au nord par le successeur d'Hadrien mais cette nouvelle construction ne parvient pas à contenir les barbares et les militaires romains doivent se replier sur le mur d'Hadrien. Il est la frontière qui sépare la province romaine de Britania de la Calédonie, peuplée d'hominines réfractaires à l'autorité impériale. La Calédonie occupe environ 30% de la superficie de l'île de Grande-Bretagne. Ce mur est une sorte de Grande Muraille de Chine miniature[3]. Les romains se retirent de Grande-Bretagne au début du Vème siècle. L'émergence de royaumes de part et d'autre du mur, tout au long du "Moyen-Âge", le transforme d'outil défensif en point de passage. Les hominines du nord du mur ne se différencient en rien de celles et ceux du sud mais, par jeu ou par défi[4], ces hominines font de ce mur une marque de différenciation. Étrangement, les mêmes qui se targuent d'être outre-Hadrien, reprochent aux autres de l'être aussi. Les hominines au nord du mur sont progressivement conquis militairement par des populations - dites "Scots" - venues de l'île d'Irlande. Les petits royaumes de Calédonie sont intégrés au sein d'un unique royaume d'Écosse. Au sud du mur, les conquêtes anglo-saxonnes aboutissent à la création du royaume d'Angleterre. Ces deux royautés héréditaires se partagent l'île de Grande-Bretagne. Leur frontière commune correspond approximativement au tracé du mur d'Hadrien. Le royaume d’Écosse conquiert les petites îles environnantes et quelques territoires situés au nord du mur. L'Angleterre tente plusieurs fois d'annexer l'Écosse, sans y parvenir. Les autorités politiques écossaises sont partie prenante dans les nombreuses guerres entre les royaumes d'Europe continentale et dans le jeu de succession entre ces différentes familles royales consanguines. DariènDarièn est le nom d'une région géographique située actuellement à cheval sur le Panama et la Colombie. Elle est la jonction entre Amérique centrale et du sud. Au nord, la partie montagneuse est couverte d'une forêt tropicale humide. Au sud, un vaste marais de plus de 80 km de large provoqué par le delta du fleuve Atrato. La densité écologique du Darièn empêche jusqu'à maintenant tout projet routier[5]. GéolocalisationExplorant plus au nord de leur point d'arrivée de 1492 sur le continent outre-atlantique, les envoyés du royaume d'Espagne abordent la région en 1501. Ils y fondent leurs premières villes sur le sol ferme autour de 1510. Santa Maria la Antigua del Darien et Acla sont les deux premières cités coloniales espagnoles dans ce qui deviendra les Amériques. En 1513 des navigateurs espagnols parviennent à franchir l'isthme en traversant la jungle. Aidés par des hominines autochtones qui connaissent les méandres des rivières, ils passent par le Rio Chuchunaque, puis le Rio Tuira qui se jette dans ce qu'ils appellent alors la Mer du Sud - minime portion de l'immense l'océan Pacifique. L'hostilité des hominines autochtones à l'encontre des colons et les difficultés d'implantation découragent nombre d'entre eux qui quittent la région pour fonder la ville de Panama en 1519. En quelques années, Santa Maria et Acla se vident progressivement avant d'être abandonnées, puis petit à petit, recouvertes par la végétation. Le royaume français n'est pas en reste. Dès 1545 il déporte dans le Darièn des rescapés - parfois des familles entières - des massacres contre les protestants dans le sud de la France[6]. L'occasion d'installer des comptoirs commerciaux pour les échanges avec les hominines locaux, renommés "indiens". Les français différencient les "Indiens des Sambres" avec qui ils cultivent le cacao et les "Indiens Chocó" qui habitent la région où une mine d'or est "découverte" par des colons. Les dénominations pour désigner les groupes d'hominines nouvellement colonisés seront fluctuantes, au fil des décennies et des colonisateurs. Une partie des migrants installés sur la côte atlantique du Darièn - face aux îles San Blas - se mêlent à la population indienne par des mariages et une descendance métissée. Les autres s'installent à côté et tentent de commercer. La France n'envoie dans le sud des Amériques qu'une très petite partie des christiens protestants qu'elle persécute et massacre au XVIème et XVIIème siècle. Ces colonies "informelles" regroupent souvent des protestants exilés, des marins et des déserteurs, des esclaves et des colons pauvres, des ex-pirates et des commerçants. Elles se spécialisent dans la chasse, le commerce de viande et de peaux, et la contrebande. Appelés "boucaniers", ils sont une interface entre terre et mer pour les marchandises, les pirates et le commerce international. L'alliance la plus connue entre des boucaniers et des pirates est celle des "Frères de la côte" active dans la seconde moitié du XVIIème autour de la grande île d'Hispaniola dans la mer des Caraïbes - sur laquelle se situe actuellement Haïti et la République dominicaine. Les relations entre ses communautés et le royaume de France sont complexes car ce dernier, en restant toujours un peu à distance, y voit tout autant une épine dans le commerce qu'un excellent moteur pour les échanges.
La protivophile relativise le caractère libertaire qu'une forme de romantisme aiguë prête facilement à ces "communautés pirates".
La possibilité de passer de l'océan atlantique au Pacifique suscite l'intérêt des brigands de la mer, flibustiers, corsaires et autres marins adeptes de la rapine. Explorer pour piller la côte pacifique et ensuite se réfugier sur l'atlantique et y revendre le butin. Dès 1679, et ce jusqu'en 1688, des brigands des mers s'organisent avec des indiens de la région pour traverser l'isthme atlantico-pacifique. Ils se donnent un rendez-vous annuel, appelé "Rendez-vous de l'île d'Or", pour attaquer des colonies ou des navires espagnols sur la côte pacifique[9]. La marchandise ainsi dérobée est revendue via les comptoirs marchands et les réseaux indiens à des colons ou des bateaux-marchands. Blessé en 1684, le flibustier et chirurgien Lionel Wafer passe quatre mois de convalescence parmi les indiens du Darièn. Rentré en Angleterre, il relate ses faits de piraterie et son séjour à terre dans un ouvrage publié en 1695 et intitulé Nouveau voyage autour du monde, contenant une description très exacte de l'isthme d'Amérique et toute la Nouvelle-Espagne[10]. Il décrit les communautés de colons français, installés et métissés, qui vivent en paix et commercent avec les indiens. Il fait une description du quotidien de ces derniers et de leurs mœurs, établie un petit lexique et procède à la première description précise de l'albinisme[11]. Il constate, à son grand étonnement, que des individus naissent avec une pigmentation de la peau et des cheveux différente, qualifiée de blanche, au sein même de groupes d'hominines dont la pigmentation est beaucoup plus foncée. Pour leurs tentatives d'exploitation des gisements d'or les espagnols importent des milliers d'esclaves originaires d'Afrique. Certains parviennent à s'enfuir et créent des communautés auto-organisées d'esclaves en fuite, appelés "marrons"[12], dans les régions denses du Darièn. A l'abandon des gisements, de nouveaux esclaves rejoignent ces marronnages. DélocalisationLe livre de Lionel Wafer a un grand succès de deux côtés du mur d'Hadrien. Au sud, le royaume d'Angleterre est devenu une puissance commerciale internationale grâce à sa marine et ses nombreux comptoirs de part le monde. Au nord, le royaume d’Écosse ne bénéficie pas directement de l'expansion coloniale et de ses retombées financières. Le parlement écossais autorise en 1695 le lancement de navires en vue de découvrir des lieux où s'installer pour faire du commerce dans les Indes ou en Afrique. Des fonds sont levés une première fois par William Paterson, un artisan/parlementaire/financier écossais, parmi de riches anglais mais le projet n'aboutit pas. La rencontre entre Lionel Wafer et William Paterson, et la description idyllique que fait le pirate, convainc le financier de lancer le Projet Darièn. Cette fois-ci, il lève des fonds parmi de riches écossais désireux d'expérimenter une autre manière de "faire le mur" ! 400 000 livres anglaises sont ainsi récoltées en six mois. Le projet est simple. Sous la direction de William Paterson, des bateaux chargés de colons doivent accoster dans la baie en face de l'île de l'Or. Chacun reçoit des terres et le commerce doit enrichir le quotidien par les échanges avec les indiens et permettre aussi de lucratives exportations de produits. Le départ est prévu pour 1698. Partis en juillet 1698 de Grande-Bretagne, les premiers navires arrivent au Darièn en novembre : le Caledonia, le St Andrew, l' Unicorn, le Dolphin et le Endeavour. Cette première expédition comprend 1200 personnes : cultivateurs, marins, marchands, prêtres et fils de "bonne-famille". Dans la baie de l'île de l'Or, ils installent des canons en protection et construisent une petite place forte qu'ils nomment le fort St Andrew. Des messages sont envoyés aux autorités espagnoles pour faire reconnaître la nouvelle colonie, et des négociations sont entamées avec les indiens de la côte atlantique du Darièn. En référence à l'antique nom de la partie nord de la Grande-Bretagne, la nouvelle colonie écossaise est baptisée New Caledonia et sa cité "New Edinburgh"[13] se monte près des décombres de Acla. Les relations nouées avec les indiens qui comprennent l'aspect définitif et "massif" du projet colonial ne sont pas un long fleuve tranquille et les espagnols tentent militairement de les empêcher de s'installer. Inspirés de l'exemple d'Hadrien, les newcalédoniens construisent un mur de 3 mètres de haut et de 400 mètres de long - doublé d'un fossé de 3 mètres - pour protéger leur petite péninsule des attaques[14]. Le retard annoncé de plusieurs mois du prochain bateau de colons et l'arrivée de la saison chaude dans cette région tropicale complique considérablement la situation. Les vivres se raréfient et les maladies liées à la malnutrition apparaissent. La maladie et les morts se multiplient parmi les colons. Deux des bateaux envoyés en renfort de vivres et de matériels sont détruits par les eaux ou par les flammes. Pour échapper à une mort certaine, la colonie est évacuée par bateau en juillet 1699. Le Dolphin est au main des espagnols depuis qu'il s'est échoué au large la Colombie. Le St Andrew et le Endeavour font route vers l'île de Jamaïque. Les conditions de voyage causent de nombreux morts et les bateaux font naufrage avant d'arriver à bon port : plus de 250 morts. Le Caledonia et l'Unicorn rejoignent New-York, puis le Caledonia poursuit jusqu'en Grande-Bretagne où il arrive en novembre 1699.Sans ne rien savoir de l'abandon de New Caledonia, quatre nouveaux bateaux de colons quittent la Grande-Bretagne en août 1699. Sur les 1200 personnes présentes à bord, presque deux cent meurent au cours du voyage. Lorsqu'ils arrivent en novembre au Darièn, ils ne trouvent sur place que trois personnes. Rapidement, les nouveaux venus décident d'envoyer 500 hommes et toutes les femmes vers la Jamaïque. Les attaques espagnoles contre la colonie dès février 1700 contraignent à reporter ce projet de départ. La résistance se maintient jusqu'en mars 1700, date du traité de paix dans lequel les espagnols leur donnent deux semaines pour quitter la région. New Caledonia est abandonnée début avril 1700. Le Rising Sun - avec 140 colons à son bord -, le Duke of Hamilton et le Hope rejoignent la Jamaïque. Les deux premiers disparaissent lors d'ouragans dans le golfe de Floride et le troisième fait naufrage au large de l'île de Cuba. Le Hope of Bo'ness, quant à lui, est abordé par des navires espagnols au large de leur colonie de Colombie [15]. Sur les 2400 colons envoyés pour le projet Darièn, seule moins d'une cinquantaine a survécu. A ce chiffre s'ajoute la mort des marins des bateaux qui, venus en aide aux colons, ne sont jamais parvenus à destination. Ainsi prend véritablement son sens l'expression "bienfaits de la colonisation". RelocalisationHormis Francis Borland qui en profite pour raconter son périple dans History of Darien (1715) [16], rares sont les survivants qui parviennent à retourner à Grande-Bretagne. L'inspirateur du "Projet Darièn", William Paterson est de ceux-là. Les conséquences humaines de ce projet sont certes terribles mais, plus inquiétant pour lui, les investisseurs demandent à être remboursés. La somme de 400 000 livres Sterling est à l'époque considérable et représente une vingtaine de pourcent de la richesse du royaume écossais. La crise financière est proche. En 1707, le royaume d'Angleterre propose à celui d'Écosse de s'unir au sein d'un Royaume-Uni de Grande-Bretagne - avec un seul parlement - et de rendre l'intégralité de l'argent par des actions rémunérées dans une société financière créée pour l'occasion. En 1727, cette société devient la Scottish Banking Company, première banque commerciale d'Europe, avant de se transformer en Banque royale d'Écosse. L’Union Act de 1707 est ainsi négocié dans un contexte où le royaume anglais est en position de force par rapport à l'écossais. L'affranchissement du mur d'Hadrien permet à l'Angleterre, par la création du Royaume-Uni de Grande-Bretagne, de mettre fin - en sa faveur - aux discordes politiques entre les deux royaumes outre-Hadrien et de renforcer la capacité financière de son empire colonial, maintenant britannique. SuccursalesAlors que l'opposition entre les royaumes français et britannique ne cessent de faire bouger les frontières de leurs colonies au nord de continent américain, des colons écossais s'installent dans quelques régions. Dans la province britannique de Nouvelle-Écosse (dans l'actuel Canada), la colonisation d'écossais se heurte aux résistances indiennes et aux rivalités entre les empires dominants. La cession de la Nouvelle-Écosse aux français contraint nombre de colons à partir vers d'autres régions. La France colonise de nouveau la région avant d'accepter le déplacement des populations francophones pour la restituer aux britanniques : le grand déplacement des Acadiens[17]. La situation instable pousse des colons écossais à essaimer dans le nord du continent. En 1735, un groupe de colons écossais se posent en Géorgie britannique - actuels États-Unis - et fondent la ville de New Inverness, en référence à une région de Nouvelle-Écosse. Finalement, il change pour le nom de Darien [18]. D'Aryen ?L'arrivée du colonisateur espagnol au début du XVIème siècle bouleverse considérablement les équilibres politiques et sociaux des hominines locaux. Dans le Darièn, les indiens cueva sont exterminés rapidement au fil des avancées militaires. Les descriptions de la fin du XVIIème siècle mentionnent les indiens "Choco" et "Kuna". Les français nomment Sambres les hominines vivant dans les îles de l'archipel de San Blas. Après des guerres meurtrières et la chute de la population indienne qu'il s'en suit, en 1637, le traité de paix signé entre les autorités kuna et espagnoles libéralise l'accès au territoire et autorise la venue d'un évangélisateur christien. Des colons s'installent le long de la côte, en face des San Blas, et certains se marient avec des femmes kuna (sambre). Dans son récit, William Wafer parle de plusieurs centaines de ces colons français. La ville de Conception est le centre de ce réseau de colons. Le traité signé en 1741 entre les espagnols et les kuna parle de 61 familles franco-kuna. Mais en 1757, les indiens kuna se lancent dans des attaques contre les installations coloniales et en expulsent les habitants.[19]. Après plusieurs guerres menées contre les kuna, la région du Darièn est intégrée à la province espagnole de Nouvelle-Grenade - qui regroupe les actuels Panama, Colombie, Venezuela et Équateur. La colonie espagnole parvient à obtenir son indépendance définitive de la métropole en 1821. L'opposition politique entre les centralistes et les fédéralistes entraînent la dislocation de l'ex-colonie. Les élites post-coloniales - souvent issues d'une bourgeoisie métissée d'anciens colons espagnols, de descendants d'esclaves africains ou d'indiens - ne parviennent pas à s'entendre sur le "partage du gâteau". Le Venezuela prend son indépendance en 1829 et l’Équateur en 1830. Ce qu'il reste[20] se renomme République de Nouvelle-Grenade. Les débats houleux quant au fédéralisme interne vont engendrer une multitude de changements de nom avant de se fixer en 1863 sur États-Unis de Colombie. Le Darièn change de statut administratif au fil des réformes, parfois région distincte, parfois simple sous-division administrative de l’État fédéré de Panama. Progressivement, les kuna refluent de l'intérieur des terres vers les zones de la côte atlantique. En 1870, un statut particulier est octroyé à la région côtière et aux îles par lequel le gouvernement central reconnaît l'autorité traditionnelle, le droit coutumier et une certaine autonomie : ce territoire se nomme Comarca Tulenega. Une comarque est une division administrative différente de la région et le terme Tulenega est construit sur nega qui signifie "maison" et tule qui signifie "peuple, gens" et est parfois utilisé par les kuna pour s'autodésigner [21]. En 1903, alors que les États-Unis de Colombie peinent à négocier avec les États-Unis d'Amérique sur la question du percement du canal de Panama, les étasuniens nord-américains soutiennent les indépendantistes panaméens en guerre depuis presque trois ans[22]. En novembre 1903 est proclamée la République de Panama. La frontière de 225 km séparant les deux pays coupe le Darièn en deux. GunaDepuis son apparition dans la littérature spécialisée au XVIIème siècle, le terme de kuna désigne les populations indiennes qui vivent alors dans l'intérieur des terres, puis qui partent s'installer plus au nord dans les montagnes de la côte atlantique du Darièn et dans l'archipel de San Blas. Les études n'ont pas permis de mettre en évidence un lien direct entre les kuna du XVIIème siècle et les cueva exterminés un siècle plus tôt. Les approches ethnographiques et linguistiques montrent l'interconnexion entre les kuna et les autres sociétés sud-américaines. Tule - prononcer tulé - ou dule est un terme kuna signifiant "peuple", "gens" ou plus généralement "Humains" au sens d'hominines[21]. La topographie locale regorge de dénomination à base de langue kuna, et l'emploi de kuna est préféré à celui de tule. Par exemple, dans la mythologie kuna, leur lieu de création est la montagne Tacarcuna qui culmine sur le Darièn à 1875 mètres d'altitude. Ainsi, même si le terme de tule est parfois utilisé pour se désigner en tant que groupe distinct d'hominines, celui de kuna, et plus récemment de guna, est adopté par ces mêmes hominines. Au fil des siècles, au fil des guerres, des échanges commerciaux, des mariages mixtes ou des traités de paix, la société "traditionnelle" kuna est devenue perméable aux idées des colonisateurs. La pacification coloniale a ébranlé les structures sociales, les espaces et les esprits. Les tenants du pouvoir politique kuna sont parvenus à négocier le maintien de leurs prérogatives coutumières et un statut particulier pour le territoire sur lequel ils se sont retranchés. Comme la quasi totalité des sociétés d'hominines dans le monde, du point de vue de son organisation, la société kuna est une gérontocratie, la répartition des taches est genrée binairement, une mythologie abracadabrante explique les "commencements"[23] et justifie l'état des choses. Sur ces différents aspects il est a noté que la colonisation n'a que peu changé la donne, hormis à vouloir remplacer - sans trop y réussir - les mythes kuna par ceux de Jésus aka ChristⒸ[24]. Avec le reflux des kuna vers la côte, les indiens choco, les descendants d'esclaves africains et les colons occupent le reste du territoire du Darièn. L'installation sur des îles de l'archipel San Blas - dernière migration des kuna - est datée de la seconde moitié du XIXème siècle. Enfants de la luneDepuis sa première mention au XVIIème siècle, aucune nouvelle description précise d'albinisme parmi les kuna ne sera faîte par des scientifiques avant le XIXème. Pour autant, dans cette même période, ceux-ci vont se servir de l'unique témoignage de Lionel Wafer pour argumenter leurs théories naissantes. La remise en cause du schéma biblique de l'Adam et Eve originels entraîne des questionnements sur les origines des hominines. L'expansion coloniale au niveau mondiale, les expéditions scientifiques et les récits d'aventuriers fournissent des plus en plus de données et révèlent que l'albinisme est présent sur tous les continents[25]. La définition de ce qu'est l'albinisme est alors très floue, et le constat général est la présence d'individus à la peau et aux cheveux très blancs parmi des populations d'hominines dont la pigmentation est totalement différente. Sans que cela implique nécessairement une hiérarchie entre elles, la vision du monde dominante parmi les sciences en Europe divise alors les hominines en plusieurs races dont il faudrait retracer l'histoire et les origines. Si, progressivement, les sciences médicales qui se mettent en place reconnaissent l'albinisme en tant que conséquence d'un dysfonctionnement naturel attendu, les tenants de l'approche essentiellement raciale continuent d'échafauder d'autres théories. La présence de personnes considérées "blanches" parmi des populations qui ne le sont pas ne peut s'expliquer, selon eux, que par un mélange raciale récent où, au contraire, très ancien entre des populations d'hominines à la pigmentation et aux origines différentes. Les observations des cas d'albinisme dans le monde et les études qui sont menées montrent clairement que ces albinos sont bien engendrés par des non-albinos et que deux albinos ne conçoivent pas obligatoirement un albinos, mais certaines théories persistent alors à croire qu'il existe des groupes d'hominines "blancs" vivant avec, à côté ou captifs d'autres groupes d'hominines à la pigmentation plus foncée. Se fiant aux descriptions et à la subjectivité d'un individus du XVIIème siècle qui se croit dans les Indes et découvre des personnes plus blanches que lui, les adeptes de ces théories raciales des siècles suivants classent les kuna parmi les populations suspectes d'être ou d'asservir une large population d'hominines "blafards"[26]. Insaisissables comme les hommes sans tête de l'antiquité, les hommes à queue d'Asie, le Big Foot ou le Yéti que l'on croise parfois dans les récits. En comparaison avec d'autres groupes d'hominines de l'ensemble du continent américain, les kuna ont en leur sein une forte proportion d'albinisme. Fluctuantes au fil des siècles, les coutumes kunas concernant les albinos ont varié de l'infanticide, systématique ou non[27], à l'insertion pleine et entière dans la société. La sensibilité extrême des albinos à la lumière solaire, et les risques encourus pour la peau ou les yeux, fait qu'ils se maintiennent à l'abri. Plus à l'aise au coucher du soleil, les albinos sont associés à l'astre lunaire[28]. Les mythes kuna de la création du monde intègrent - évidemment - une explication de leur existence.Au XIXème, les récits des explorateurs et scientifiques qui se rendent dans le Darièn constatent l'existence de quelques albinos dans des villages kuna, sans pour autant en dénombrer le chiffre exact. Les rares descriptions semblent indiquer que les albinos fuient ou sont cachés par leurs familles à l'approche de ces "étrangers". Il se peut aussi que la nécessité de rester à l'abri du soleil occulte de fait leur présence à celles et ceux qui ne font que passer. Après son passage en 1870 dans le Darièn pour estimer s'il est possible de percer le futur canal inter-océanique dans la région[29], Armand Reclus, publie son rapport dans lequel il décrit les kuna sans mentionner l'existence d'albinisme parmi eux. En 1891, Élisée, son poétographe de frère, reprend les argumentaires de son époque et mélange albinisme et métissage :
Le peu de travaux scientifiques, tout au long du XIXème siècle et au début du XXème, sur les kuna et l'albinisme en leur sein a laissé la porte ouverte aux théories racistes qui naissent au long de ces deux siècles et qui s'appuient sur des sciences humaines encore balbutiantes qu'elles imprègnent largement. Cette absence alimente toutes les spéculations et ce "racisme scientifique" met à contribution l'ethnologie, l'archéologie, la philologie, la linguistique ou l'histoire pour tenter de démontrer une supériorité, une antériorité ou une subordination d'une "race" sur une autre. République tuleAvec l'indépendance du Panama en 1903, le territoire de la comarque Tulenega se retrouve divisé entre ce pays et la Colombie. Les nouvelles autorités panaméennes abolissent le statut particulier de la région obtenu en 1870 et se lancent dans une politique dite de "modernisation" des communautés amérindiennes. En clair, les autorités traditionnelles perdent une grande partie de leurs prérogatives, des interdits vestimentaires sont décrétés pour les femmes et les différentes protections des territoires de chasse et de pêche sont suspendues. La scolarisation s'implante progressivement dans certaines communautés guna de la côte atlantique, via des réseaux de christiens, parfois de tendances protestantes[31]. Deux semaines après l'indépendance panaméenne, les États-Unis d'Amérique signe un accord par lequel il achète la concession pour le percement du canal de Panama et la libre jouissance des territoires le long du tracé[32]. En 1904, les ouvriers importés par les étasuniens reprennent les travaux là où les français avaient arrêté et, dix ans plus tard, le canal interocéanique est ouvert à la navigation. L'installation de nombreux travailleurs sur la côte atlantique à la fin des travaux du canal et la concession accordée aux États-Unis d'Amérique pour l'exploitation d'une mine de manganèse par des centaines de travailleurs importés des Antilles suscitent un fort mécontentement parmi la population guna qui voit d'un mauvais œil ces nouveaux venus. Une grande partie des terres cultivables sont attribuées à des compagnies étasuniennes[33] et les forêts exploitées par les chercheurs de caoutchouc. La politique de "modernisation" entreprise par le gouvernement panaméen est violente : elle s'opère par l'obligation de scolarisation, la construction d'une prison et la mise en place d'un gouverneur et d'une police dans la région. Les forces de police sont recrutées parmi les panaméens "latinos" et noirs, et très occasionnellement parmi les guna[34]. Agissant en troupe d'occupation, la police se livre à plusieurs exactions contre des villages, à des meurtres et des viols. L'accueil fait à la scolarisation polarise la société guna : certains "caciques" sont demandeurs d'une éducation moderne et en anglais alors que d'autres refusent, les différentes générations ne perçoivent pas la salle de danse de manière identique et les mariages "exotiques" sont proscrits. Les discours contre la politique panaméenne se focalisent sur la pression démographique et la police, toutes deux qualifiées de "noires". Après un court séjour dans la région courant 1923, un employé des chemins de fer panaméen, l'étasunien William Markham, envoi une lettre au président du Panama pour lui demander de faire cesser les violences policières, les contraintes, les humiliations et les interdictions, et de reconnaître aux gunas des droits sur les terres. Cette même année 1923, l'ingénieur en pneumatique Richard Oglesby Marsh[35] est envoyé par les étasuniens Henry Ford et Harvey Firestone[36] en mission dans le Darièn pour y découvrir des zones propices à la culture de l'arbre à caoutchouc. Lors de ce voyage il constate la présence d'hominines à - selon ses dires - la peau blanche et aux yeux et aux cheveux clairs. Empreints de préjugés racistes, il est alors persuadé qu'il est en présence d'une population d'origine européenne, probablement nordique, arrivée des siècles avant Christophe Colomb et dont la venue sur ce continent est la seule explication à la "grandeur" des civilisations pré-colombiennes incas, mayas ou aztèques. Bouleversé par sa "découverte", R. O. Marsh quitte ses employeurs qui veulent l'envoyer prospecter aux Philippines - alors possessions étasuniennes - pour monter une expédition dans le Darièn à la recherche de villages composés entièrement de ces hominines "blancs" et d'anciennes cités "nordiques" recouvertes par la jungle. Début février 1924 R. O. Marsh monte une équipe de sept scientifiques, accompagnée de militaires panaméens et de porteurs noirs, qui part de Panama City pour rejoindre la côte atlantique du Darièn. Seules trois personnes - dont Marsh - de l'équipe arrivent en avril dans le Darièn, décimées par les insectes ou les maladies et en partie abandonnées par leurs soutiens militaires et leurs porteurs. Aucune trace de vestiges "nordiques" n'est décelée dans la jungle. Lorsqu'il rejoint la côte atlantique, Marsh constate que les communautés gunas sont confrontées à un quotidien fait d'abus des autorités panaméennes et de violences policières. Bien reçu par des "caciques" gunas, il les persuade d'envoyer une délégation aux États-Unis d'Amérique pour plaider leur cause. Huit gunas - cinq adultes "bruns" et trois adolescents "blancs" - partent avec Marsh, direction les États-Unis et le Canada pour une grande tournée où l'enjeu est tout autant de faire connaître la situation faite aux gunas, que de démontrer que les "blancs" ne sont pas des albinos. Marsh fait paraître, ou suscite, de nombreux articles dans la presse spécialisée ou populaire. Contrairement aux théories de Marsh, des scientifiques étasuniens, canadiens et britanniques statuent unanimement que cette "blancheur" n'est rien d'autre qu'une forme particulière d'albinisme[37] :
S'inscrivant dans les schémas racistes d'explication de la diversité des hominines et de leur histoire, théorisés par Chamberlain ou Arthur Gobineau par exemple, Marsh est persuadé qu'il n'est pas en présence d'albinos quoi qu'en pensent les scientifiques consultés. Partout où se trouvent de "grandes civilisations", en Afrique, en Asie ou aux Amériques, il se doit d'y avoir une explication à chercher du côté d'une influence ou d'une présence directe - à des époques antiques - d'européens[39], seuls, selon ces théories, à être en mesure de créer de telles choses... Après plusieurs mois à parcourir les États-Unis et le Canada, Marsh et les huit gunas qui l'accompagnent retournent dans le Darièn début 1925. Un généticien prend part à ce voyage afin d'éclaircir les choses. Il constate que les "blancs" de Marsh sont effectivement des albinos, mais d'un albinisme particulier, et dans des proportions élevées au sein des gunas[28]. Et toujours aucune trace de cités perdues ! Mais les tensions grandissantes entre les communautés gunas et l’État panaméen le contraignent à quitter le territoire rapidement. Marsh reste sur place. Face à l'impasse, le 12 février 1925, un conseil de "caciques" guna proclame l'indépendance d'une république. La République tule est née. Marsh explique qu'il sert de rédacteur pour établir la traduction de la Déclaration d'indépendance et des droits humains du peuple Tule de San Blas et du Darièn [40]. Outre quelques aspects de la mythologie guna sur les albinos et la situation actuelle des gunas, ce texte comporte un appel clair à l'intervention des États-Unis d'Amérique, une critique de l'implantation massive d'ouvriers noirs dans la région et leur présence dans les forces de police, et une partie historique qui revient sur la violente colonisation espagnole[41]. Le 22 février, un policier - noir - tue une jeune femme guna. Le meurtrier est immédiatement abattu à la hache par le frère de la défunte. C'est l'embrasement. Armés, des groupes de gunas attaquent les postes de police. Le bilan des affrontements est de 34 morts : 22 panaméens et 12 gunas. Peu rassurés de voir la région proche du canal interocéanique sombrer dans une instabilité non maîtrisée, les États-Unis d'Amériques interviennent pour forcer à la négociation. Le 4 mars 1925 un accord est signé sur l'île de Porvenir entre le gouvernement panaméen et des représentants des gunas. Il précise que la reconnaissance de l’État panaméen par les gunas et le retour au calme sont conditionnés à la fin de la scolarisation obligatoire, des interdits vestimentaires, le retrait de la police hors des villages, la démission du gouverneur, l'absence de poursuites judiciaires pour les affrontements, la restitution des armes confisquées. Marsh est expulsé du Panama avec ordre de ne jamais y revenir. ÉpilogueEn 1934, R. O. Marsh publie le livre White indians of Darien[42] dans lequel il relate ses voyages et son implication dans le soulèvement. Il relativise son influence auprès des gunas et dit être un acteur mineur de ce conflit. Tout au plus admet-il sa participation à quelques affrontements et avoir été un conseil amical. Pour autant, sans ne plus avoir de théorie des origines de "ses blancs", il persiste dans son rejet de l'albinisme. Il meurt en 1953[43]. Treize ans après la fin du soulèvement, le Panama octroie en 1938 un statut particulier à certaines régions peuplées de gunas : essentiellement sur la côte atlantique et les îles. Une autonomie relative, une sanctuarisation de leur territoire et des bribes de prérogatives pour les autorités politiques du nouveau territoire, le comarque de San Blas, renommé Kuna Yala en 1998, puis Guna Yala en 2010. Guna Yala signifie "montagne guna" ou "terre guna". DarienAd'rienNotes
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