Vierges jurées
Vierges jurées. Nom donné à des femmes socialement considérées, sous conditions, comme des hommes dans le sud des Balkans.
GenreLa catégorisation de genre[1] distribue les humains de façon bipolaire[2] (hommes / femmes) en liant des critères biologiques génitaux à des considérations sociales qui imposent des normes. Ainsi chaque personne a qui l'on assigne un sexe (masculin / féminin) se doit de correspondre aux attentes sociales qui lui sont attribuées : vestimentaires, langagières, comportementales, techniques[3], émotionnelles, etc. Dans toutes les régions du monde il existe des formes de transgression de cette bipolarité de genre. Certaines sont combattues, d’autres sont acceptées ou encadrées par les lois étatiques ou le droit coutumier. Depuis quelques années, les législations évoluent doucement vers des formes de reconnaissance de l’existence de personnes transgenres dont les revendications sont multiples et ne se recoupent pas obligatoirement[4] : reconnaissance d’un droit à "changer de sexe" et possibilité de modifier l’état civil, création d’un troisième genre, fin des restrictions et interdictions diverses, refus des stérilisations obligatoires, etc. Les demandes de personnes transgenres vont du simple refus des assignations vestimentaires aux opérations chirurgicales ou de chimie pour changer "d’identité de genre" dans son corps. L’Inde a reconnu en 2014 l’existence d’un troisième genre qui intègre la caste des hijra, c’est à dire les émasculés et les intersexes (entre 500000 et un million de personnes). Le revers de la médaille est qu’ainsi elle entérine un peu plus une organisation sociale existante et renforce de fait les rapports d’exploitation inhérents à cette caste. Organisés par des gurus auxquels ils se rattachent par une filiation réinventée, les hijras forment une basse caste hindouiste dont les membres vivent essentiellement de mendicité et de prostitution. Nombreux sont les exemples d’organisations sociales "traditionnelles" permettant de devenir homme (burrneshë et ostajnica dans les Balkans, bacha posh en Afghanistan et au Pakistan par ex.) ou femme (mukhannath et khanīth dans le monde arabe, mudoko dako en Afrique, fa'afafine et mahu en Polynésie, berdache et muxhe dans les Amériques, katoï en Asie par ex.) ou d’être accepté comme transgenre (hijra et bissu en Asie par ex.)
Vierges juréesVergine-giurata.jpg Dans les Balkans, plusieurs termes désignent le statut de "celle qui devient lui" : harambasa au Monténégro, tobelija en Bosnie, ostajnica dans les régions serbophones, ou sadik par les turcs. Dans les régions albanophones d’Albanie et de Macédoine occidentale, le code traditionnel (kanun) établi au XVème siècle par Lekë Dukagjini, un noble local héros de la lutte contre les ottomans, persiste jusqu’au XXème. Le kanun de Lekë Dukagjini est divisé en 12 sections qui doivent régir l’ensemble de la vie des "Albanais" qu’ils soient catholiques, orthodoxes ou musulmans. Tout y passe, le mariage, l’héritage, l’honneur, la vengeance, etc. Le licite et l’illicite dans une vision très patriarcale d’une "société albanaise idéale". Il s’inspire des traditions guègues du nord de l’espace albanophone. La douzième, appelée shlirime e perjashtime "exemptions et exceptions", mentionne la possibilité pour des femmes de vivre comme des hommes. Il définie le statut des "vierges jurées"[5], appelées burrneshë (de burrë "homme" avec le suffixe féminin -neshë) ou virgjineshë "femme vierge". Ce droit coutumier est effectif lorsque dans des familles il n’y a plus assez de jeunes hommes ou adultes – pour des raisons de guerre ou de vendetta – une des femmes est désignée ou s’auto-désigne pour devenir vierge jurée afin de pouvoir gérer les biens familiaux et travailler la terre. Ce qui en tant que femme lui est impossible selon le kanun. Elle devient chef de famille avec toutes ses prérogatives dans une société patriarcale. Elle peut hériter de son père mais elle ne peut léguer ses biens. Lorsque une femme devient vierge jurée, elle peut effectuer tous les travaux ou occupations réservés aux hommes, à la stricte condition de renoncer à toute vie sexuelle. Certaines changent de prénom, d’autres non. Certaines optent pour une tenue vestimentaire masculine, d’autres conservent leur tenue féminine. Elles peuvent fréquenter les bars, discuter avec des hommes, fumer, boire de l’alcool, faire de la musique, et être armées. Dans le prix du sang de la vendetta, une vierge jurée est considérée comme un homme. Il arrive que des vierges jurées participent aux prises de décisions dans des assemblées non-mixtes d’hommes. Pour des femmes, devenir une de ces vierges est aussi une manière d’échapper aux mariages arrangés sans froisser les susceptibilités sociales ou d’obtenir un petit plus d’émancipation contre un renoncement à la sexualité. Cela permet aussi à des femmes homosexuelles d’avoir une réalité sociale moins contraignante et de pouvoir vivre en couple avec une "sœur spirituelle"[6]. La période communiste a fait reculer cette pratique par les droits accordés aux femmes par le régime en place. En 2008, leur nombre est estimé entre 40 et quelques centaines en Albanie. Leur existence en Macédoine n’est plus mentionné. Dans les autres pays des Balkans, cette pratique semble tombée complètement en désuétude.Même si elles ne sont pas nulles, les probabilité pour que F. Merdjanov ait eu dans sa famille une vierge jurée, une tobelija ou une ostajnica, ne sont vraiment pas très élevées malgré les origines balkaniques de la famille Merdjanov. Nous ne pouvons affirmer que dans cette famille une personne ait pu avoir nécessité d’échapper à sa condition sociale de la sorte. Mais pourquoi pas ! Néanmoins, dans les milieux révolutionnaires de la fin du XIXème et du début du XXème siècle c’est le mariage qui est détourné de sa divine fonction pour en faire un outil d’émancipation. En Russie, les jeunes étudiants révolutionnaires se marient entre eux pour pouvoir se libérer mutuellement du carcan familiale et amoindrir, pour les unes, les pressions sociales faites aux femmes. Nous n’avons trouvé aucune mention d’une telle pratique à la même époque parmi les révolutionnaires en Macédoine. Exemptions et exceptionsTringë Smajli est la plus connue des vierges jurées. Née en 1880 dans une famille d’albanophones catholiques de la tribu de Grudë dans la région de Malësia, elle est la fille de Smajl Martini. Ce dernier est un bajraktar, c’est-à-dire un chef militaire et politique d’une mini-province de l’empire ottoman, la bajrak, et responsable de la bonne application du code coutumier des albanophones du nord, le kanun. Le bajrak de Grudë est situé dans le nord de l’Albanie et le sud du Monténégro actuels. En déléguant ainsi une partie de ses pouvoirs, pour l’empire ottoman il permet de s’opposer aux prétentions serbes et monténégrines. À l’issue de la guerre russo-ottomane de 1877-1878, les États de Serbie, du Monténégro, de Roumanie et de Bulgarie sont reconnus par le traité de San Stefano. Quatre mois plus tard, le traité de Berlin[7] revient sur ce redécoupage. Si l’indépendance de trois nouveaux États est validée, la Bulgarie reste finalement un royaume autonome sous tutelle ottomane et la Macédoine qui lui était attribuée redevient province ottomane. Malgré les révoltes populaires, les revendications d’une autonomie des albanophones au sein de l’empire ne sont pas écoutées par les autorités ottomanes et les pays européens. Avec son père et ses deux frères, Gjon et Zef, Tringë Smajli rejoint les militants de la Ligue de Prizren qui luttent pour l’indépendance d’une province albanaise. Ce refus d’une autonomie interne favorise le nationalisme albanais[8]. Gjon et Zef meurent en 1883 dans des combats contre l’armée ottomane. Tringë Smajli fait alors le choix de devenir une vierge jurée. Elle est arrêté en 1886 et temporairement emprisonnée en Anatolie. La région de Malësia est rattachée au Monténégro. Tringë Smajli rejoint les combattants qui affrontent autant les prétentions monténégrines qu’ottomanes. Lorsque son père, enlevé par les ottomans, disparaît en 1911, elle le remplace à la tête des insurgés. Les ottomans et les monténégrins reculent. À partir de ce moment, elle devient le "symbole" de la lutte des albanais. Connue sous le surnom de Yanitza par la presse occidentale, celle-ci reprend la propagande monténégrine qui la compare à une "Jeanne d’Arc" ! En 1912, l’Albanie déclare son indépendance. La lutte contre les familles dirigeantes albanaises continue ainsi que les combats contre l’occupation monténégrine de la région de Malësia. En 1913 et 1914, le Monténégro rase de nombreux villages de la région et contraint une grande partie des habitants à fuir. Tringë Smajli meurt en 1917. Son corps est incinéré et enterré à Kshevë (dans l’actuel Monténégro). Deux ans plus tard, les forces monténégrines détruisent sa sépulture. La mythologie nationaliste albanaise moderne a récupéré Tringë Smajli pour en faire une héroïne nationale de la lutte des albanais. Elle n’est pas la seule femme à être ainsi "nationalisée" par la propagande. Qerime Halil Radisheva, née en 1895 à Drenica (actuel Kosovo), épouse en 1915 Azim Galica un des chefs de la rébellion. Elle est alors connue sous le nom de Shote Galica. Entre 1915 et 1924, elle participe aux luttes à ses côtés. À la mort de son mari, Shote Galica prend la tête d’une unité de guérilla. Elle meurt en 1927. Sans être une vierge jurée, Shote Galica a néanmoins participé aux combats et est reconnue pour ses faits d’armes.
Notes
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